Des armes et des hommes : l’Arabie saoudite suspend son aide financière au Liban
Les relations entre le Liban et le royaume d’Arabie saoudite durent depuis bien plus de 90 ans. Au fil du temps, les deux pays ont travaillé à faire progresser leurs relations aussi bien socio-économiques que politiques.
Suivant leur esprit de navigateurs et de pionniers, les Libanais furent parmi les premiers à migrer vers le royaume d’Arabie saoudite et à joindre leurs efforts au développement de ce qui était alors une monarchie en devenir.
En retour, l’Arabie saoudite a soutenu l’économie libanaise de bien des façons, négociant par exemple la fin de la guerre civile en 1989 avec l’accord de Taëf, ou encore apportant son soutien aux efforts de reconstruction d’après-guerre du Premier ministre avant-gardiste aujourd’hui disparu Rafiq Hariri.
Cependant, cette générosité a récemment pris fin lorsque le royaume saoudien a annoncé la suspension de l’aide de 4 milliards de dollars qu’il avait accordée aux forces armées et aux agences de sûreté libanaises.
La raison externe de cette manœuvre réside dans le refus du ministre libanais des Affaires étrangères Gebran Bassil de voter en faveur de la résolution de la Ligue arabe visant à condamner l’Iran suite à l’attaque puis à l’incendie de l’ambassade saoudienne en Iran par des manifestants.
Cette débâcle diplomatique générée par Gebran Bassil, gendre de Michel Aoun et principal candidat soutenu par le Hezbollah pour le siège actuellement vide de président du Liban, a été condamnée par le gouvernement libanais, qui a vu dans cette démarche imprudente et impunie un acte hostile mettant en péril la réputation du Liban vis-à-vis du consensus arabe.
Néanmoins, il ne faut pas voir dans ce choix de sanctionner Gebran Bassil aussi bien que l’État libanais une simple vengeance, comme certains peuvent le penser, mais plutôt une décision du royaume saoudien et de ses alliés de rompre avec cette vieille tradition d’apaisement face à des ennemis qui ont eu tendance à se servir jusqu’à présent du Liban comme d’un bouclier humain.
Le Hezbollah, une des principales composantes du gouvernement libanais, a profité de toutes les occasions possibles pour attaquer et insulter l’Arabie saoudite, Hassan Nasrallah étant même allé jusqu’à réclamer l’extinction de la dynastie saoudienne. Hassan Nasrallah a agi de la sorte alors qu’il savait parfaitement que c’était la famille al-Saoud qui s’était engagée, avec d’autres États du Golfe, à débourser des millions de dollars pour la reconstruction de zones chiites suite à la guerre de 2006. De plus, le discours anti-Golfe de Hassan Nasrallah a tendance à aggraver les craintes déjà grandissantes des Libanais résidant dans des pays membres du Conseil de coopération du golfe, qui risquent maintenant l’expulsion pour le simple fait d’être chiites.
Depuis ses débuts, le royaume d’Arabie saoudite a toujours géré la question libanaise par le biais des organes officiels du gouvernement, et, contrairement à l’idée avancée par certains, la majorité de ses prêts et de ses dons a servi à renforcer l’ensemble de l’État libanais, et non la seule communauté sunnite.
Rafiq Hariri, avec son grand projet de reconstruction, comptait sur l’établissement d’une base interreligieuse qui dépasserait le système sectaire préexistant et profondément ancré dans le pays. Par conséquent, pourquoi la monarchie saoudienne chercherait-elle à punir l’armée libanaise, c’est-à-dire l’un des piliers de l’État libanais, que beaucoup d’habitants considèrent comme leur seule chance de contenir le Hezbollah et ses intentions vis-à-vis de l’Iran ?
Il semble que les actuels dirigeants saoudiens aient compris que l’armée, à l’instar de toutes les autres institutions libanaises, se nourrit du sectarisme, et par conséquent qu’elle n’est pas à l’abri de la domination quasi-totale imposée par le Hezbollah sur l’ensemble des organes vitaux du pays. Et, tandis que certains accusent le Hezbollah de chercher à s’emparer de l’armée libanaise, celui-ci aurait plutôt tendance à vouloir la vider de sa substance et la garder comme façade, et peut-être y avoir recours en cas de besoin.
C’est la conjonction de ces éléments et de l’échec des principaux alliés du Liban à faire face à ces difficultés qui a fini par dissuader Riyad de continuer à investir dans cette entité neutre voire hostile que peut être l’armée libanaise. Mais, fait peut-être plus important encore, l’Arabie saoudite a pris cette mesure de sanction en guise de message à ses alliés plutôt qu’à ses rivaux, exprimant ainsi que leur performance politique n’a pas été à la hauteur des défis du pays et de la région.
Choisir de suspendre ces subventions à un moment où l’Arabie saoudite est sur le pied de guerre revient à faire la liste de ceux qui s’uniront à elle et de ceux qui fléchiront lorsqu’il s’agira de dialoguer et surtout d’agir contre l’Iran au Liban ainsi que dans le reste de la région.
Agir n’implique pas nécessairement de prendre les armes, mais plutôt de tenir un discours clair et précis, et d’avoir une stratégie qui le soit encore plus. Il s’agira donc de ne pas choisir Michel Aoun comme candidat à la présidence, comme l’ont fait récemment les forces armées libanaises, et de ne pas non plus se quereller avec d’autres factions libanaises au sujet de ce qu’il reste des contrats de traitement des déchets.
Il est bien possible que le royaume saoudien ait cherché à provoquer une telle réaction violente de la plupart des Libanais en prenant cette décision. Dimanche, la démission d’Achraf Rifi, le ministre de la Justice, en protestation contre la domination ininterrompue de l’État libanais par le Hezbollah, et la liesse populaire qui s’est ensuivie, ont envoyé un message clair au Hezbollah et à l’Iran sur le fait que le Liban ne se pliera jamais complètement à leur autorité.
Tandis que ceci fait peut-être partie d’une stratégie saoudienne à plus grande échelle au Liban et dans toute la région, les Libanais devraient espérer que le meilleur advienne, tout en se préparant pour le pire.
L’armée libanaise pourrait être en mesure de se maintenir grâce à des aides extérieures, mais, dans un avenir proche, l’économie libanaise devra prouver sa capacité à aller de l’avant dans l’éventualité où l’Arabie saoudite et ses autres camarades arabes décident de sévèrement sanctionner le Liban, ce qui sera pour ce pays la véritable épreuve à surmonter.
- Makram Rabah est doctorant en histoire à l’université de Georgetown. Il est l’auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975, et coopère régulièrement comme éditorialiste pour le site d’information Now Liban.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un soldat de l’armée libanaise mange un serpent encore vivant lors d’un congrès sur la sécurité à Beyrouth, le 9 septembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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