États-Unis/Arabie saoudite : des contrats d’armement qui menacent l’équilibre de la région
Il est difficile mais nécessaire de comprendre les raisons pour lesquelles les États cherchent à se procurer des armes. Dans leur best-seller Strategy and Arms Control (1961), Thomas C. Schelling et Morton H. Halperin ont fait valoir que le contrôle des armements et la politique militaire doivent être attachés aux mêmes buts fondamentaux de sécurité : empêcher la guerre, minimiser les coûts et les risques de la course aux armements, et restreindre la portée et la violence de la guerre dans l'éventualité où elle devrait se produire.
Particulièrement vulnérables et dangereusement provocateurs, les systèmes d'armes devraient être limités car les États pourraient être tentés de préemption ou même encourager la guerre préventive. « Plus les canons sont nombreux, plus ils ont tendance à tirer vite, tout seuls », cette expression de Bismarck est révélatrice de la personnalité du président américain Donald Trump et du ministre saoudien de la Défense Mohammed ben Salmane al-Saoud.
Considérés par le quotidien britannique The Independent comme « les hommes les plus dangereux du monde », ils se sont réunis. L’administration Trump a conclu une série d'accords de vente d'armes à l'Arabie saoudite totalisant plus de 100 milliards de dollars (90 milliards d’euros). Selon les révélations de la presse, le contrat d'armes pourrait dépasser 300 milliards de dollars (270 milliards d’euros) au cours d'une décennie pour aider l’Arabie saoudite à renforcer ses capacités militaires tout en maintenant l'avantage militaire qualitatif et la supériorité régionale d’Israël sur ses voisins.
Le plus inquiétant est que la région sombre dans une instabilité à grande échelle suite au déclenchement d’une guerre régionale
La préoccupation concernant l'équilibre stratégique de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord est justifiée. Ni le pire ni le meilleur ne sont pas évitables. La rhétorique de la coopération en matière de sécurité est facile à forger et tout aussi facile à ignorer.
Les sources d’insécurité sont considérables : terrorisme, seigneurs de guerre, guerres civiles, guerres par procuration, rivalités régionales, révoltes et contestation sociales, crises de légitimité politique, difficultés économiques, etc. Le plus inquiétant est que la région sombre dans une instabilité à grande échelle suite au déclenchement d’une guerre régionale.
Même une guerre entre deux puissances locales aura des implications mondiales avec la probabilité d’impliquer des puissances extérieures comme le montre l’intervention russe en Syrie.
Le Moyen-Orient, une des régions les plus militarisées du monde
Ces changements dramatiques résultent de la vitalité géostratégique, géopolitique et géoéconomique de la région, et des politiques mal conçues et mal exécutées, combinées à l'absence de perspectives stratégiques globales cohérentes.
Il y a eu un flou distinctif quant aux limites conceptuelles concernant la fonction des armes de destructions massives et les doctrines régissant leur utilisation. La politique israélienne a introduit des changements concrets dans la structure de la force, en intégrant des capacités non conventionnelles dans les structures de force et les doctrines opérationnelles de guerre.
Le Printemps arabe a approfondi l'écart et la méfiance entre les principales puissances régionales au Moyen-Orient. Le déséquilibre de puissance s’est aggravé. L’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran et Israël se livrent à un jeu d’échec troublant.
À LIRE : Armement : trente ans de compétition entre l’Algérie et le Maroc
Certains États comme la Libye et la Syrie se sont tout simplement effacés de l’équation régionale. Le Moyen-Orient reste l'une des régions les plus militarisées du monde, et les changements technologiques, l'accès aux armes de destruction massives et l'instabilité politique contribuent à une situation qui va encore durer longtemps.
En plus des tensions régionales – rivalités Maroc-Algérie, conflit arabo-israélien (principalement israélo-syrien) et le Golfe (divisé en États qui considèrent l'Iran comme la principale menace et ceux qui vivaient dans la peur de l'Irak), les conflits internes, tels que ceux de la Mauritanie, de l'Algérie, de la Libye, de l'Égypte, du Soudan, du Bahreïn, de l'Arabie Saoudite, de l'Irak et du Yémen, dominent de plus en plus les tensions régionales.
En outre, les conflits frontaliers dans la région et avec les pays voisins pourraient encore aggraver l'équilibre délicat. Le panorama stratégique est le suivant :
- Le Printemps arabe a profondément bouleversé l'équilibre stratégique, en particulier entre Tel Aviv et Damas, entre Tel Aviv et Le Caire. L'Égypte est préoccupée par ses affaires intérieures (crise économique, fragmentation politique, budget limité pour le développement de ses capacités militaires) et la Syrie, dans les meilleurs scénarios, a besoin d'au moins deux décennies pour retrouver l’équilibre stratégique avant la guerre civile.
- Le printemps arabe a également affecté l'équilibre stratégique entre les grandes puissances régionales dans la région, en particulier l'Iran, l’Arabie saoudite et la Turquie. Chacune d’elle a essayé d'imposer ses projets régionaux.
- L'absence d’équilibre de puissance entre l'Iran et les pays du Golfe surtout depuis l’intervention américaine en Irak en 2003 a donné lieu à des politiques régionales imprévisibles. En plus des rivalités géopolitiques régionales irano-saoudiennes, il existe des conflits de souveraineté spécifiques entre l'Iran et les Émirats arabes unis, et un conflit frontalier entre l'Irak et le Koweït (bien que les deux pays aient déjà délimité leurs frontières). Il existe un différend non déclaré entre l'Égypte et Israël sur la frontière maritime à l'est de la mer Méditerranée.
La vente d'armes est susceptible de renforcer le niveau de la dissuasion régionale et de contribuer à réduire la taille des forces américaines dans la région
Dans ce contexte d’insécurité et d’instabilité, il n'est pas étonnant que le Moyen-Orient reste une région caractérisée par la croissance des forces armées nationales et des milices non étatiques, et reste l'un des plus gros clients de différents types d'armes.
Sans être éphémère, cet engouement pour les armes a conduit les pays du Golfe, dès 2010, à lancer l’un des plus grands plans de réarmement dans l’histoire en temps de paix.
Il s’agissait d’une commande de 123 milliards de dollars faite auprès des États-Unis pour les quatre prochaines années, afin de faire face à l’Iran, justifient-ils. Pour l’Arabie saoudite (y compris les pays du Golfe) l’objectif est d’envoyer un message particulier aux Iraniens – que les Saoudiens conservent une supériorité aérienne totale sur eux.
Les États-Unis visent à parvenir à une nouvelle architecture de sécurité post-guerre Irak capable de sécuriser les flux d’énergie dans l'économie mondiale, dans un contexte marqué par un rééquilibrage vers l’Asie-Pacifique et retour de la Russie au Moyen-Orient, dans un climat de tensions croissantes.
Simultanément, la vente d'armes est susceptible de renforcer le niveau de la dissuasion régionale et de contribuer à réduire la taille des forces américaines que des États-Unis doivent déployer dans la région. L’austérité financière a conduit à la baisse des dépenses de défense et de cette façon, Washington fait participer les pays du Golfe à leur défense conformément à la promesse du candidat Trump.
De moins en moins de réserves de la part d’Israël
Toutefois, savoir si ce transfert d’armes est de nature à dissuader les ambitions nucléaires iraniennes – ou simplement accroître les tensions dans la région – reste une question ouverte.
Si ces armes pourraient avoir un effet de dissuasion, force est de reconnaître que cela prendra du temps. Ce n’est pas un changement instantané dans l’équilibre régional surtout depuis la livraison par les Russes des S-300 aux Iraniens dont les premières parties sont arrivées en avril 2016. Les Américains et les Saoudiens ainsi que les Iraniens le savent.
En revanche, ce qui est sûr c’est que les ventes d’armes américaines aux pays du Golfe suscitent de moins en moins les réserves de la part d’Israël. En effet, de tels accords auraient pu susciter son opposition il y a des années. Durant les années 1980, Israël s'est opposé à la vente d'avions et de missiles à la Jordanie et l’Arabie Saoudite.
En 1986, le Sénat a bloqué la vente par le président Reagan des missiles « Stinger » (pouvant être lancés et transportés à l'épaule) à Riyad suite à des objections américaines et israéliennes, bien que le contrat d'armes soit finalement passé.
À LIRE : La paix ne paie pas les factures : un Moyen-Orient en guerre rapporte gros
L’arsenal nucléaire israélien est considéré comme une source qu’inquiétude croissante pour la communauté internationale et la stabilité régionale.
Le refus d’Israël à adhérer au Traité de non prolifération constitue un obstacle réel à l’établissement d’une zone exempte d’armes nucléaire au Moyen-Orient. Une solution durable au programme nucléaire iranien est envisageable dans un cadre régional plus large incluant nécessairement la politique expansionniste y compris son programme nucléaire.
Alors que les pays arabes reconnaissent que le processus de paix israélo-arabe détient la perspective de réduire les tensions militaires régionales, ils continuent de se concentrer sur la menace qu'ils perçoivent comme étant posée par un arsenal nucléaire israélien croissant et le refus de Washington de faire pression sur Tel-Aviv pour plafonner leur programme et envisager des mesures de contrôle des armements.
Pour le monde arabe, l’une des menaces qui émanent de la capacité nucléaire d'Israël est son engagement parallèle à éviter la nucléarisation arabe, même si les installations sont à des fins pacifiques et sous le contrôle de l’Agence internationale de l’Énergie atomique. Les craintes des populations de la région ne sont pas exagérées.
La menace des armes nucléaires israéliennes est sérieuse lorsque l’on tient compte du rôle politique de l’armée. À cause de l’influence politique de son armée israélienne, Israël est le plus susceptible d’utiliser ses armes nucléaires. Pourquoi ? Les vues organisationnelles sur la dissuasion ne conduisent pas à des conclusions définitives, mais identifient plutôt sous quelles conditions nationales et institutionnelles les paramètres de la dissuasion peuvent être stables ou instables.
À LIRE : Israël, la bombe nucléaire et l’ambivalence occidentale
Dans cette perspective, la configuration des relations civilo-militaires peut sérieusement influencer l'élaboration de la politique nucléaire. Alors que les institutions militaires jouent un rôle décisif dans les décisions concernant les questions nucléaires, les préjugés organisationnels, les routines inflexibles et les intérêts bureaucratiques affectent leur comportement.
Les organisations militaires sont peu susceptibles de répondre aux exigences opérationnelles d’une dissuasion nucléaire stable – sauf si elles sont gérées par un système de contrôle civilo-militaire effectif. L’influence considérable dont dispose l’armée israélienne dans la politique nationale fragilise le contrôle démocratique de la politique nucléaire israélienne. La combinaison de ce facteur au facteur historique (souvenir de la Shoah) et à l’absence d’une profondeur stratégique fait qu’Israël est plus disposé à recourir à l’usage d’armes nucléaire.
Israël ne peut plus prétendre être un État responsable en matière de non-prolifération
La politique de l'opacité nucléaire (ou amimut en hébreu) d’Israël – ni infirmer ni confirmer d’existence d’un programme nucléaire militaire – a été codifiée en 1969 dans un accord secret entre le Premier ministre israélien Golda Meir et le président américain Richard Nixon.
Bien que cet accord n’ait jamais été reconnu ouvertement, son existence a été révélée en 1991. Non seulement cette politique d’« ambiguïté stratégique » n’est plus tenable, Israël ne peut plus prétendre être un État responsable en matière de non-prolifération. La révélation de documents officiels selon lesquels Tel-Aviv a proposé la vente de huit têtes nucléaires et une coopération militaire renforcée avec l’Afrique de Sud sous l’Apartheid constitue une preuve concrète qu’Israël est à la fois une puissance nucléaire et un État non responsable – un « État voyou » selon la terminologie américaine - en matière de non-prolifération.
Au lieu de mettre l’accent sur la dénucléarisation de la région, de nombreuses voix font valoir que le temps est venu pour Israël de reconsidérer la politique d'ambiguïté nucléaire. Il peut le faire sans compromettre la sécurité de la nation.
Ceux qui critiquent la politique israélienne sont accusés de tenter de délégitimer Israël et nier le droit d'Israël à exister. Le concept de dé-légitimation a été utilisé comme une arme contre les critiques d'Israël au moins depuis 1975, quand Daniel Patrick Moynihan, ambassadeur auprès des Nations unies, a accusé l'ONU de délégitimer Israël en passant une résolution le « sionisme est le racisme ».
C'est peut-être la dernière fois que le terme a été utilisé avec précision. Le concept refait surface ces dernières années.
Dans un article intitulé « Israel: ‘Delegitimization’ is just a distraction », paru dans Los Angeles Times (17 juillet 2011), MJ Rosenberg explique à ce sujet que « ce ne sont pas les Palestiniens qui délimitent Israël, mais le gouvernement israélien, qui maintient l'occupation. Et le principal délégitimeur est Netanyahou, dont le rejet méprisant de la paix transforme Israël en un paria international. Alors, ignorons les discussions sur la délégitimation. Le problème d'Israël est l'occupation, le gouvernement israélien qui la défend et le lobby qui fait respecter son soutien au Congrès et à la Maison Blanche. Encore une fois, les "meilleurs amis" d'Israël sont parmi ses pires ennemis ».
- Tewfik Hamel est consultant international, chercheur en Histoire militaire et études de défense à l’Université Paul Valéry, en France, chef de la rédaction d’African Journal of Political Science et membre du conseil consultatif de Strategia (Madrid).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le secrétaire américain à la Défense James Mattis et le vice-prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed ben Salmane après leur rencontre à Riyad le 19 avril 2017 (AFP).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].