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​« Burkini » saison 2022 : pimenter les législatives en dévoyant la laïcité

En suspendant l’autorisation du maillot de bain intégral à Grenoble, la décision du tribunal administratif s’inscrit dans la dérive liberticide que connaît la France en matière de dénaturation de la laïcité à des fins d’exclusion de la population musulmane
Des membres de l’association Alliance citoyenne célèbrent la décision du conseil municipal de Grenoble d’autoriser le port du « burkini » dans les piscines de la ville, le 16 mai 2022 (AFP/Jeff Pachoud)
Des membres de l’association Alliance citoyenne célèbrent la décision du conseil municipal de Grenoble d’autoriser le port du « burkini » dans les piscines de la ville, le 16 mai 2022 (AFP/Jeff Pachoud)

Le 16 mai dernier, après une réflexion entamée en 2018, le conseil municipal de la ville française de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur des piscines municipales qui lève les interdits vestimentaires et prévoit que dorénavant, seules les règles d’hygiène et de sécurité comptent.

Concrètement, ce nouveau règlement, qui modifie celui de 2012, vise à permettre le port du « burkini » (et du monokini). Il n’en fallait pas plus pour susciter une levée de boucliers, surtout à la veille des élections législatives, aussi bien de la part de l’extrême droite que de la droite et d’une partie de la gauche.

Tant et si bien que le 25 mai dernier, à la suite d’un « déféré-suspension laïcité », le tribunal administratif de Grenoble a suspendu la disposition autorisant le port du « burkini », estimant qu’elle portait « gravement atteinte au principe de neutralité du service public ».

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est immédiatement félicité d’une « excellente nouvelle », tandis qu’Éric Piolle, le maire écologiste de Grenoble, a annoncé que la Ville ferait « appel devant le Conseil d’État ». Cette actualité mérite quelques commentaires.

Neutralité des agents et non des usagers

D’abord, le mot « burkini » est inapproprié même s’il est tentant. Sur le plan terminologique, ce mot s’inspire du mot « burka », qui décrit un vêtement d’origine afghane porté par les femmes principalement en Afghanistan, au Pakistan et en Inde et qui couvre intégralement le corps, en ce compris le visage, au moyen d’une grille.

Or, le « burkini » ne couvre pas le visage. Il faudrait plutôt parler de maillot de bain intégral. D’une part, ce serait plus conforme à ce dont il est question. D’autre part, ce serait un concept moins connoté et qui dépassionnerait les discussions relatives à ce vêtement. Enfin, ce serait moins sensationnaliste et cela empêcherait tout lien mental stigmatisant de type : burkini = burka = talibans = oppression des femmes.

Le « vivre-ensemble », c’est garantir à tous la possibilité de vivre en société dans le respect des droits et libertés de chacun ; ce n’est pas la violation des droits et libertés des uns pour satisfaire les caprices et les goûts des autres

Ensuite, faire de ce sujet un enjeu relatif à la laïcité est inadéquat. Pour rappel, la laïcité est un principe d’organisation de l’État qui repose sur un faisceau d’autres principes. C’est en somme un ensemble composé de plusieurs éléments : l’égalité, la non-discrimination, la liberté (en ce compris la liberté religieuse, qui implique la liberté de croire, de ne pas croire, de croire puis de ne plus croire, de changer de croyance, de croire mais sans pratiquer ou encore de croire et de pratiquer, en privé comme en public) et la non-ingérence réciproque (communément appelée « séparation ») entre les Églises et l’État.

La laïcité est synonyme de neutralité des agents du service public et ne concerne pas, par définition, les usagers du service public, en l’occurrence les usagers des plages ou des piscines municipales, tout comme elle ne concerne par exemple pas les administrés d’une municipalité qui se rendent au guichet de leur administration pour leurs démarches administratives.

C’est pourtant sur la base de cette conception totalement dévoyée de la laïcité et donc de la neutralité des agents des services publics que le tribunal administratif de Grenoble a suspendu la disposition portant sur le maillot de bain intégral.

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Les opposants au droit de porter un maillot de bain intégral à la plage ou à la piscine invoquent souvent le principe d’égalité hommes-femmes et, a fortiori, la liberté des secondes face aux injonctions des premiers. Mais invoquer les principes d’égalité et de liberté pour s’opposer à la possibilité de porter ce vêtement relève du contresens le plus élémentaire.

L’égalité et la liberté supposent en effet de pouvoir faire des choix de façon égale et libre. C’est donc plutôt permettre à celles qui le souhaitent de porter ce vêtement et permettre identiquement à celles qui ne le souhaitent pas de ne pas porter ce vêtement. Ce sont les deux faces d’une même pièce : on ne peut valablement se revendiquer de l’égalité et de la liberté en bafouant les droits des unes sous prétexte de lutter pour les droits des autres.

Le communautarisme de qui ?

Les opposants au droit de porter un maillot de bain intégral à la plage ou à la piscine invoquent souvent la lutte contre le communautarisme et pour le vivre-ensemble.

Crevons tout de suite un abcès : le délit de communautarisme n’existe pas et ce n’est pas une accusation dont il faut se défendre. Ceux qui le souhaitent peuvent même librement s’en revendiquer.

Frapper de communautarisme la demande de respect des droits et libertés fondamentaux de tous (en l’espèce la liberté religieuse), là réside justement le communautarisme, puisque cela revient à bafouer des droits et libertés publiques et à imposer le communautarisme du corps social dominant

Maintenant, examinons cela de plus près : le « communautarisme » désigne les attitudes ou les aspirations de minorités (notamment culturelles, religieuses ou ethniques) visant à se différencier volontairement, pour s’entraider voire pour se dissocier du reste de la société.

Frapper de communautarisme la demande de respect des droits et libertés fondamentaux de tous (en l’espèce la liberté religieuse), là réside justement le communautarisme, puisque cela revient à bafouer des droits et libertés publiques et à imposer le communautarisme du corps social dominant.

Le « vivre-ensemble », c’est garantir à tous la possibilité de vivre en société dans le respect des droits et libertés de chacun ; ce n’est pas la violation des droits et libertés des uns pour satisfaire les caprices et les goûts des autres. Sinon, sous couvert de prôner le « vivre-ensemble », on adresse une injonction à « vivre comme nous » : manger comme nous, boire comme nous, se comporter comme nous, se vêtir comme nous.

Délit de militantisme

Dans un registre similaire, les opposants au droit de porter un maillot de bain intégral à la plage ou à la piscine prétendent que ce choix de tenue correspond à un projet politique et militant. D’abord, le délit de militantisme n’existe pas et ce n’est pas une accusation dont il faut se défendre. Une personne a parfaitement le droit de porter un vêtement par conviction militante.

Ensuite, une femme peut tout à fait vouloir porter un maillot de bain intégral en vertu d’une certaine conception de la pudeur, dont la religion n’a d’ailleurs pas le monopole, ou pour toute autre convenance personnelle.

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Par ricochet, cette rhétorique est utilisée aussi contre le maire de Grenoble, accusé d’être complice d’un projet politique extrémiste. Il est pourtant assez peu sérieux (et c’est un euphémisme) de reprocher à la Ville de Grenoble de faire le jeu de la bigoterie ou d’un extrémisme alors qu’à côté du maillot de bain intégral, elle a aussi autorisé le port du monokini et, dès lors, la liberté pour toutes.

La modification réglementaire effectuée par Grenoble prévoit que « seules les règles d’hygiène et de sécurité comptent ». C’est en effet la seule question pertinente dans ce débat et il faut y répondre de façon claire : un maillot de bain intégral ne constitue en soi un problème ni d’hygiène ni de sécurité, sinon les plus grandes marques du monde ne le commercialiseraient pas.

Par ailleurs, l’expérience dans de nombreux pays voisins (et démocratiques !) de la France le démontre aussi. En Angleterre par exemple, le port du maillot de bain intégral est autorisé à la piscine et on n’y observe ni insalubrité généralisée ni insécurité galopante.

Dérive liberticide

La polémique autour du « burkini » est loin d’être inédite. Pour rappel, en 2016, une série de municipalités françaises adoptaient des arrêtés d’interdiction du port de ce maillot de bain intégral à la plage. Saisi d’un recours contre un de ces arrêtés (celui de Villeneuve-Loubet, Alpes-Maritimes), le Conseil d’État avait rendu une ordonnance d’annulation faisant jurisprudence pour les 30 municipalités ayant pris des arrêtés similaires.

Si de toute évidence ce sont les musulmans qui sont visés par ce cocktail de stigmatisation et de prohibition, ce sont les droits fondamentaux de tous qui sont dépecés

 La juridiction administrative suprême avait en particulier rappelé qu’interdire le port du « burkini » revenait à porter « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

Mais depuis 2016, la dérive que connaît la France en matière de dénaturation de la laïcité à des fins d’exclusion s’est substantiellement accentuée. La loi contre le séparatisme (loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République) est notamment passée par là, institutionnalisant comme rarement l’obsession de la République contre l’islam et ceux qui adhèrent à cette religion.

C’est d’ailleurs par le biais d’une procédure accélérée prévue par une disposition particulière de la loi contre le séparatisme que le tribunal administratif de Grenoble a suspendu le point du nouveau règlement municipal relatif au « burkini ».

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Il n’est pas certain que le Conseil d’État résiste éternellement à l’actuelle dérive liberticide que connaît ce pays. D’autant que si, comme le souhaite une partie de la classe politique française, une loi « anti-burkini » devait voir le jour, la compétence d’en apprécier la conformité aux instruments garantissant les droits fondamentaux lui serait retirée. La loi de 2004 interdisant le port de signes religieux dans l’enseignement public, qui avait rendu caduque la jurisprudence libérale de 1989 du Conseil d’État, fait office de précédent à cet égard.

Je l’écris souvent et ce constat me semble plus que jamais pertinent : si de toute évidence ce sont les musulmans qui sont visés par ce cocktail de stigmatisation et de prohibition, ce sont les droits fondamentaux de tous qui sont dépecés.

Autrement dit, on prive des femmes de droits qui sont aussi ceux de tous les autres membres de la société. Accepter ou légitimer cela, c’est rétrécir notre propre espace de liberté en établissant un précédent qui nous enlèvera toute crédibilité pour contester le même type d’acharnement si un jour il est dirigé contre un autre groupe de la population.

En France, ce feuilleton n’est pas près de se terminer. À la saison prochaine ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mehmet Saygin est titulaire d’un master en droit et d’un master en science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est spécialisé en droit public, en droit social, en droit du travail et en liberté religieuse. Il est conseiller juridique au sein d’une fédération d’employeurs du secteur non marchand et il est par ailleurs chargé de cours de législation sociale dans l'enseignement supérieur. Parmi ses centres d’intérêt, la laïcité, la séparation Églises/État, les droits et libertés fondamentaux et la lutte contre les discriminations. Il prend activement part à la lutte contre ces dernières et participe régulièrement à des conférences et des séminaires sur ces différents sujets. Il est l’auteur de nombreux articles et d’un livre intitulé La Laïcité dans l’ordre constitutionnel belge (2015, éditions Academia, préface d’Hervé Hasquin).
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