Sur l’« importation du conflit israélo-palestinien » en France
Alors que les attaques des forces de sécurité israéliennes contre la mosquée al-Aqsa se poursuivent, des rassemblements sont organisés un peu partout en Europe en soutien aux populations palestiniennes en proie à la répression policière et aux bombardements sur Gaza.
La manifestation du 15 mai 2021 prévue à Paris vient toutefois d’être interdite par la préfecture de police, sur demande du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, au motif « qu’il existe un risque sérieux que les affrontements entre Palestiniens et forces de l’ordre israéliennes, qui ont fait 87 victimes, ne se transportent sur le territoire national ».
Une semaine plus tôt, le 6 mai 2021, le syndicat de police « France police », qui se dit « apolitique et patriote », adressait une lettre à Emmanuel Macron dans la veine des tribunes de militaires publiées quelques jours auparavant.
Malgré la répression du mouvement des Gilets jaunes, l’adoption de la loi sécurité globale et les discussions en cours sur le « séparatisme musulman », il y est conseillé au président de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles en ayant recours aux dispositions prévues par la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. La lettre poursuit :
« Dans le cadre de l’état d’urgence, il faut procéder au bouclage des 600 territoires perdus de la République, y compris avec le renfort de l’Armée, en contrôlant et en limitant les entrées et sorties de ces zones par des check-points sur le modèle israélien de séparation mis en place avec les territoires palestiniens. »
Importation
Comment interpréter ces deux extraits de nature apparemment contradictoire ? La classe politique française et les grands médias semblent en effet unanimes pour dire qu’il ne faut pas, selon l’expression consacrée, « importer le conflit israélo-palestinien » en France.
L’idée, maintes fois reprise dès lors que des actions sont menées en France pour dénoncer le régime colonial israélien, est formulée tantôt sous forme de question (« est-ce l’importation du conflit en France ? »), d’injonction (« il ne faut pas importer le conflit »), parfois même pour signifier une impossibilité (« le conflit ne peut pas s’importer en France »).
Ce qui est prohibé semble toutefois moins être le modèle sécuritaire israélien, son usage des punitions collectives, des bouclages et détentions administratives illimitées, etc., que les résistances face à tous ces dispositifs répressifs.
Si l’expression « conflit israélo-palestinien » tend à masquer la nature coloniale et nécessairement asymétrique de la relation, parler d’importation suggère que le « conflit » en cours est étranger à la France, et plus généralement à l’Europe. Sans l’antisémitisme et le colonialisme européens, Israël n’aurait pourtant jamais existé.
Désert oriental, jardin européen
Considéré comme le « cadeau que l’Europe a fait aux juifs », selon la formule de l’ancien secrétaire de l’Organisation sioniste mondiale Kurt Blumenfeld, le sionisme politique est en effet un avatar tardif du nationalisme et du colonialisme européens. On connaît les mots du fondateur du sionisme Theodor Herzl : « Pour l’Europe, nous formerions là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Les juifs étaient Asiatiques en Europe, ils deviendraient Européens en Asie.
Parler d’importation suggère que le « conflit » en cours est étranger à la France, et plus généralement à l’Europe. Sans l’antisémitisme et le colonialisme européens, Israël n’aurait pourtant jamais existé
Sans surprise, le sionisme naissant épouse l’idéologie politique dominante européenne du tournant du XXe siècle, qui conçoit le monde extra européen comme un espace vide à coloniser et mettre en valeur : « Partout où nous les modernes apparaissons avec les moyens dont nous disposons, nous transformons le désert en jardin » (Herzl, L’État des Juifs).
Sorti des entrailles de l’Europe du XIXe siècle sous la forme politique et sécularisée de l’antijudaïsme chrétien, l’antisémitisme était considéré par Herzl lui-même comme un moteur puissant que les juifs devaient utiliser à leur profit.
De même que les accords Sykes-Picot, la déclaration Balfour, le mandat britannique sur la Palestine et sa répression de la Grande révolte de 1936-1939, la résolution 181 de l’Assemblée générale de l’ONU portant partition de la Palestine, le soutien des principales puissances occidentales à Israël, etc. rendent aberrante l’idée même d’une question de Palestine qui serait étrangère à l’Europe.
La loi israélienne du « retour », qui prévoit que tout juif dans le monde est fondé à s’installer sur les terres dont ont été expulsés les Palestiniens, peut elle-même être considérée comme une exportation à l’échelle mondiale de la question de Palestine. La prétention d’Israël à parler et agir au nom de tous les juifs contredit l’idée même d’un conflit circonscrit au seul « Proche-Orient ».
Israël, de partenaire à modèle
D’autant que durant les premiers pas du jeune État israélien, juste après l’expulsion de quelque 800 000 Palestiniens entre 1947 et 1949, les relations franco-israéliennes connaissaient leur âge d’or. La coopération militaire entre les deux États n’a jamais été aussi forte que sous les gouvernements successifs de la IVe République.
L’expérience accumulée par l’armée française dans ses colonies – notamment lors des guerres d’Indochine et d’Algérie – a permis l’exportation à l’étranger de ses techniques contre-subversives. L’armée israélienne a reçu le concours d’instructeurs français en matière de « guerre révolutionnaire ». Et inversement par la suite. C’est aussi sous la IVe République que la France va commencer à livrer la technologie atomique à Israël.
Mais Israël n’est pas seulement pour la France un partenaire stratégique nécessaire. Dans le contexte de la lutte anti-terroriste et de la politique islamophobe menées par les différentes majorités successives françaises, Israël tend à devenir, selon les mots du philosophe Alain Brossat, « un modèle stratégique en tant qu’État de sécurité avancé ».
« Il s’agit bien désormais », poursuit Brossat, « de donner à entendre à l’opinion publique française (et internationale) que ‘’nous’’ avons un problème avec l’activisme arabo-musulman comme Israël en a un. Et qu’en conséquence, dans l’esprit comme en pratique, les méthodes israéliennes sont bien fondées, désormais, à nous inspirer. »
Voilà pourquoi ne relève pas de l’« importation du conflit » le fait que des synagogues servent en France de centre de recrutement pour l’armée israélienne, que des centres communautaires juifs reçoivent des officiels israéliens et appuient leur politique coloniale, que des galas soient organisés afin de récolter des fonds en faveur de l’armée israélienne, ou encore que des franco-israéliens installés en France partent en Israël accomplir leur service militaire.
Refuser la séparation
Le thème de l’« importation du conflit » semble ainsi être une voie à sens unique que n’emprunteraient que les personnes ou organisations affichant un soutien aux populations palestiniennes ou se montrant critiques envers le régime d’apartheid israélien.
Le thème de l’« importation du conflit » semble ainsi être une voie à sens unique que n’emprunteraient que les personnes ou organisations affichant un soutien aux populations palestiniennes ou se montrant critiques envers le régime d’apartheid israélien
Le discours sur l’importation suppose en outre une rupture entre la mémoire des ex-colonisés et le présent colonial palestinien. Ce que vivent depuis près d’un siècle les Palestiniens – d’abord sous le mandat britannique, puis sous la colonisation israélienne – renvoie pourtant à ce que tant de peuples colonisés ont vécu dans leur histoire.
Aujourd’hui, les conditions de vie des populations d’ascendance extra-européenne installées en France ne sont évidemment pas comparables à celles des Palestiniens, étouffés par le régime colonial. Toutes ces populations sont toutefois exposées, selon des modalités diverses, au racisme institutionnel, aux brutalités policières et pénitentiaires, à la négrophobie et à l’islamophobie.
Cette dernière permet ainsi au discours officiel israélien de délégitimer ses adversaires politiques, de masquer les crimes et souffrances de l’occupation et de présenter Israël comme victime du « fanatisme islamique » et de sa « culture de la mort ».
Parce qu’aucun « d’entre nous ne se trouve hors de la carte ou au-delà », relevait l’intellectuel palestinien Edward Said dans Culture et impérialisme, « nul n’est entièrement étranger à la lutte dont elle [la carte] est l’enjeu ». La dénonciation du soutien des autorités françaises à la politique israélienne est ainsi inséparable des combats contre le racisme et l’arbitraire du pouvoir en France.
La quête de justice, le refus obstiné de l’oppression, de toute domination de l’homme par l’homme, n’est-ce pas cela qui a toujours motivé la résistance au colonialisme et qui guide les combats actuels pour l’égalité ?
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