Observatoire de la laïcité : entre diabolisation et exaltation
La France est un grand pays à la dérive. Depuis la Belgique, ce grand pays peut être perçu comme étant à la croisée des chemins. Depuis les pays scandinaves ou depuis un pays comme le Canada, la France peut même être perçue comme un pays qui a quitté la communauté des États de droit démocratiques compris comme des États qui organisent la participation des citoyens à la vie de la cité, qui garantissent les principes de hiérarchie des normes et d’indépendance de la justice, tout en consacrant les droits fondamentaux de tous, qu’ils fassent partie de la majorité ou d’une minorité.
Commençons dès lors par souligner à quel point, dans un espace politico-médiatique français gangréné par l’obsession de l’islam et une fuite en avant subséquente en matière d’atteintes aux droits fondamentaux pourtant consacrés tant par la Constitution que par une série de normes internationales au premier rang desquelles la Convention européenne des droits humains, l’Observatoire de la laïcité constitue un véritable ovni dont on peut se demander comment il a pu survivre jusqu’ici.
Que, dans un contexte pareil, en huit ans d’existence (bien que la création officielle par décret date de 2007), l’Observatoire ait pu fonctionner, malgré des moyens limités, avec sérieux, professionnalisme et une réelle utilité sur le terrain à travers des éclairages, la mise à disposition de données, l’organisation ou la validation de formations sur la laïcité et la gestion du fait religieux, le tout en mobilisant une approche sereine consistant à refuser de crier avec les loups et de céder à l’hystérisation du débat public sur les questions de laïcité et en particulier de visibilité des musulmans, cela force le respect.
Le désormais ex-président de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, et son rapporteur général, Nicolas Cadène, ont joué un rôle essentiel à cet égard.
Dénaturation de la laïcité
Il reste que la France est depuis bientôt vingt ans dans une logique d’idéologisation de la laïcité qui consiste, dans un mouvement inavoué mais de moins en moins inavouable de rejet de l’islam et des musulmans, à élargir son domaine d’application à la société dans son ensemble, y compris donc les usagers des services publics, les entreprises privées, les associations d’intérêt général, les voies publiques, les parents accompagnateurs de sorties scolaires, etc. Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » traduit cette idéologisation – et donc cette dénaturation totale – de la laïcité.
La France est depuis bientôt vingt ans dans une logique d’idéologisation de la laïcité qui consiste, dans un mouvement inavoué mais de moins en moins inavouable de rejet de l’islam et des musulmans, à élargir son domaine d’application à la société dans son ensemble
Parallèlement, nous assistons à une mise sous tutelle du culte musulman par l’État français. La « charte des principes pour l’islam de France » marque la consécration de l’« islam tutélaire de France ».
Dans cette spirale, les fossoyeurs de la laïcité au nom de la laïcité, dont le crédit au sommet de l’État n’a jamais été aussi fort, considèrent que l’Observatoire ne soutient pas, ou pas assez bruyamment, ces initiatives. C’est pourquoi le gouvernement a annoncé la disparition prochaine de cette institution et son probable remplacement par un « haut conseil à la laïcité » doublé d’une « administration » de la laïcité.
Une série de démocrates et de progressistes, notamment des associations, des élus et des intellectuels, s’expriment dès lors logiquement depuis quelques jours pour soutenir l’Observatoire. Sur le principe, je comprends et peux même adhérer à ce soutien tant il est clair que l’objectif derrière la disparition de l’Observatoire ne s’inscrit pas dans une démarche de réaffirmation de la laïcité.
Toutefois, je suis mal à l’aise devant cet unanimisme dithyrambique en réaction aux tentatives bien réelles de diabolisation. Il est dit que l’Observatoire est fidèle à l’esprit de la loi de 1905 sur la séparation des cultes et de l’État, qu’il se limite à rappeler le droit « laïque », qu’il lutte rigoureusement contre les idées reçues et les idées fausses sur la laïcité.
Or, on peut – et, sur le plan éthique, on doit – soutenir un principe sans faire comme si tout était parfait pour autant. Et il faut bien le dire : le bilan de l’Observatoire, avec tout le crédit qui lui est dû, est contrasté.
Loi de 2004 comme péché originel
Le péché originel en matière d’idéologisation de la laïcité et de son instrumentalisation à des fins d’exclusion, c’est l’introduction dans le Code de l’éducation de l’article L-141-5-1 par la loi du 15 mars 2004.
Cette loi a interdit aux élèves des écoles, collèges et lycées publics le port de signes convictionnels (plus exactement ceux qui sont « ostensibles », notion hautement floue), et ce au nom de la laïcité alors que ce principe, qui implique la neutralité de l’État, ne concerne pas, par définition, les usagers du service public. Un élève ou un accompagnateur qui n’est pas enseignant est un usager du service public, donc lui imposer d’être neutre va même à l’encontre de ce principe.
L’Observatoire n’a jamais remis en question la loi de 2004. Au contraire, il l’a toujours normalisée alors qu’elle est le précédent à partir duquel toutes les normes et initiatives ultérieurement prises [...] ont pu se déployer
Or, l’Observatoire n’a jamais remis en question la loi de 2004. Au contraire, il l’a toujours normalisée alors qu’elle est le précédent à partir duquel toutes les normes et initiatives ultérieurement prises et qui ont chaque fois marqué une extension inadéquate du domaine d’application de la laïcité à la société en général ont pu se déployer.
Toutes les initiatives actuelles, en ce compris le projet de loi contre le séparatisme islamiste, rebaptisé projet de loi renforçant la laïcité, rebaptisé encore projet de loi confortant le respect des principes de la République, sont le prolongement direct de cette trahison originelle.
Sur ce projet de loi justement, l’Observatoire a très tôt emboîté le pas au gouvernement pour souligner son bien-fondé alors que tant la logique qui le surdétermine que les dispositions qu’il contient portent frontalement atteinte aussi bien à la lettre qu’à l’esprit de la loi de 1905. Ce projet de loi, c’est la revanche posthume de Combes (contrôle de l’Église par l’État) sur Briand (séparation de l’Église et de l’État et liberté de conscience) et ce dernier doit (pour la énième fois) se retourner dans sa tombe.
Que l’Observatoire se borne à exprimer certains « points de vigilance » sur ce texte, c’est donc incontestablement une déception. Certes, l’Observatoire s’émeut du traitement auquel ce texte est soumis au Sénat dominé par le groupe Les Républicains, mais les amendements qui y sont déposés et votés sont tellement caricaturalement xénophobes, stigmatisants et discriminatoires (interdiction du seul foulard « islamique » pour toutes les mineures dans tout l’espace public, interdiction des drapeaux étrangers dans les mariages, j’en passe) que c’est la moindre des choses.
Charte pour une tutelle sur l’islam de France
Enfin, il faut revenir sur la « charte des principes pour l’islam de France ». Cette charte est destinée à être le socle normatif du futur Conseil national des imams (CNI), dans le cadre de la « réforme de l’islam » menée par le président Emmanuel Macron.
Cette charte est élaborée sous la pression de l’État – elle reprend même littéralement les termes du discours prononcé par le président français aux Mureaux sur le « séparatisme islamiste ». Cette charte consacre la doctrine du loyalisme politique appliquée aux seuls citoyens musulmans, placés à côté (et donc en dehors) de la « communauté nationale ».
Même le plan de la charte reproduit, en intertitre et dans l’ordre, les principes de la devise républicaine : liberté, égalité et fraternité, en y ajoutant « l’attachement à la raison et au libre arbitre » et « l’attachement à la laïcité et aux services publics ».
Cette charte stipule, en son préambule, qu’aucune conviction religieuse ne peut être invoquée pour se soustraire aux obligations des citoyens et que les convictions religieuses ne sauraient supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République.
Pourtant, il n’y a pas à mettre en concurrence convictions religieuses et lois civiles ; les premières n’ont à passer ni devant ni derrière, elles sont d’un autre ordre. C’est le sens même de la loi de 1905 qui consacre le principe de « séparation des Églises et de l’État ».
En revanche, des comportements mus par les convictions religieuses peuvent être sujets à sanction s’ils contreviennent à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, et autres critères prévus par la loi conformément à l’article 9 de la Convention européenne des droits humains.
L’État sous-traite l’application de cette charte au Conseil français du culte musulman (CFCM), organe censé représenter les musulmans de France mais créé en 2003 par Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur. La boucle est bouclée et cette séquence dans les rapports entre les Églises et l’État en France constitue donc une « perle » en matière d’atteinte au principe de laïcité dans son volet « non-ingérence de l’État dans la sphère religieuse », plus précisément islamique.
Rétrospectivement, l’Observatoire aurait donc pu – et, selon moi, dû – privilégier la cohérence et la fidélité totales à la loi de 1905. Au moins, le tombé de rideau se serait produit avec panache et la chute avec tous les honneurs
Oui, islamique et même exclusivement islamique, puisque pareil dispositif n’existe pour aucun autre culte présent en France – ce serait même inimaginable.
Il y a donc non seulement atteinte au principe de non-ingérence, mais aussi consécration d’une discrimination institutionnalisée. D’ailleurs, il est attendu des imams de France à travers cette charte qu’ils s’interdisent absolument de critiquer l’État, ses politiques et ses agents. Or, cette interprétation forte de l’absence de compétence des religieux en matière politique n’est imposée à aucune autre institution religieuse.
Pourtant, l’Observatoire est bien silencieux. Cette succession d’entérinements et de compromissions peut largement s’expliquer par l’extrême toxicité de l’espace politico-médiatique français et par une volonté de rester audible là où règnent le dialogue de sourds et la loi du plus fort enrobée dans un discours (pseudo-)juridique. Mais cela n’aura pas suffi à faire échapper l’Observatoire à sa disparition annoncée.
Rétrospectivement, l’Observatoire aurait donc pu – et, selon moi, dû – privilégier la cohérence et la fidélité totales à la loi de 1905. Au moins, le tombé de rideau se serait produit avec panache et la chute avec tous les honneurs.
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