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De l’UNEF à « Avenir lycéen » : la « mixité », usages et mésusages

Groupes de parole en non-mixité à l’UNEF, attaques violentes et demandes de dissolution du syndicat étudiant : retour sur une offensive sans précédent contre le droit syndical et, bien au-delà, contre la vie démocratique
Manifestation dirigée par le syndicat étudiant UNEF contre la réforme des retraites, à Paris, le 21 octobre 2010 (AFP)

Après le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), c’est donc l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) qui est sur la sellette.

Des réactions de soutien commencent à se faire entendre, à gauche, contre les attaques et les demandes de dissolution qui émanent de toute la fachosphère (le Rassemblement national par la voix notamment de Jordan Bardella, Les Républicains par celles d’Éric Ciotti, Julien Aubert et Bruno Retailleau, jusqu’au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et des élus La République en marche, à commencer par leur chef Christophe Castaner, sans parler du groupuscule Printemps républicain ou de l’essayiste Éric Naulleau, qui clame par ailleurs son amitié éternelle pour le plus grand prêcheur de haine de France, le multirécidiviste Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale).

Elles demeurent toutefois singulièrement peu nombreuses (les soutiens se font toujours attendre du côté du Parti socialiste, mais aussi des grands leaders écologistes), au regard surtout de ce qui est en jeu : ni plus ni moins que la liberté syndicale.

Le principal ressort argumentatif des inquisiteurs consiste à remettre en cause le fondement du droit syndical, du droit d’association et de toute la vie démocratique : à savoir, le droit de réunion

Pas seulement parce que c’est un grand syndicat qui est menacé d’interdiction (l’un des plus anciens, le second aux élections étudiantes), mais aussi, plus fondamentalement, parce que le principal ressort argumentatif des inquisiteurs consiste à remettre en cause le fondement du droit syndical, du droit d’association et de toute la vie démocratique : à savoir, le droit de réunion, qui implique nécessairement, dans un État de droit démocratique, c’est-à-dire pluraliste, le droit de choisir quand, comment, pourquoi et avec qui on se réunit, et donc aussi avec qui on ne se réunit pas.

Quel est, en effet, le péché laïque mortel qu’a commis l’UNEF, hormis le choix d’une porte-parole musulmane portant le foulard, qui défraya la chronique il y a trois ans, et qui ne semble pas pour rien (puisque de nombreuses voix y reviennent) dans la fureur qui se déchaîne aujourd’hui ? Quelle est la très grande faute que doit expier ce syndicat ?

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Rien d’autre, si l’on écoute le chœur des indignés, que l’existence, reconnue et assumée par la secrétaire nationale du mouvement, Mélanie Luce, de groupes de parole « non mixtes » entre « racisé.e.s ».

Il n’en faut pas plus pour que l’UNEF soit associée voire assimilée au racisme de Génération identitaire (par Francis Kalifat, par exemple, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France), au « fascisme » (par Jean-Michel Blanquer notamment), voire au Ku Klux Klan ou au régime d’Apartheid sud-africain (par la journaliste Valérie Toranian, par exemple, dans un éditorial de la Revue des deux mondes).

Une désinformation qui confine au complotisme

La désinformation, une fois de plus, est totale. Les groupes de parole sont rebaptisés « réunions », et leur caractère extrêmement ponctuel (quelque chose comme deux fois par an, dixit Mélanie Luce, dans une organisation qui organise par centaines les rencontres publiques, réunions de travail ou groupes de parole) et instrumental (le but étant de faire émerger des griefs qui sont ensuite transmis en plénière, en vue de lutter contre la discrimination raciale, et donc vivre ensemble pour de vrai, et à égalité) est délibérément nié.

La non-mixité est au contraire présentée, de manière absolument délirante (et proprement complotiste), comme une finalité, un objectif politique, un projet de société, comparable donc à celui des divers fascismes, du Ku Klux Klan, de l’Apartheid, ou des Identitaires.

Ce qui est systématiquement occulté, c’est le fait que l’organisation de groupes de parole non mixtes a toujours fait partie de la panoplie la plus ordinaire et la plus indiscutable de la vie démocratique – à commencer, justement, par le syndicalisme !

La « non-mixité » de ces groupes de parole, basée sur une communauté d’expérience (celle de l’injure, de l’agression ou de toute autre forme de discrimination raciste), est rebaptisée « interdiction aux blancs », ce qui n’a jamais existé ni dans les mots ni dans les faits : l’interdiction signifie qu’on bloque l’entrée par la force ou la menace de sanction à quelqu’un qui a envie de rentrer, ce qui n’a strictement rien à voir avec le déroulement de ces groupes de parole.

Ce qui est aussi systématiquement occulté, et qui a pourtant été dit par Mélanie Luce dans ses réponses à l’actuelle offensive contre son syndicat, c’est que ces groupes de parole non mixtes se sont montés à la suite d’autres groupes de parole conçus sur le même principe, réservés par exemple aux LGBT ou aux femmes, pour prendre en charge, plus sérieusement que dans le passé, les faits de violence sexiste sortis de l’invisibilité grâce au mouvement MeToo.

Ce qui est systématiquement occulté, c’est, enfin, le fait que, plus fondamentalement, et bien avant cette histoire récente, l’organisation de groupes de parole non mixtes a toujours fait partie de la panoplie la plus ordinaire et la plus indiscutable de la vie démocratique – à commencer, justement, par le syndicalisme !

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Qu’est-ce en effet que le syndicalisme, sinon l’organisation d’une parole collective destinée à rassembler des groupes limités, circonscrits sur la base d’une communauté d’expérience, en l’occurrence un travail, dans le but de faire entendre ensuite à d’autres des revendications, destinées à réformer le vivre-ensemble dans le sens de plus d’égalité sociale ?

Les patrons et les actionnaires doivent-ils assister aux réunions syndicales ? L’« anti-patronisme » est-il lui aussi, comme l’antiracisme, un « fascisme », pour reprendre les mots d’une sidérante grossièreté – et d’une totale indécence au regard des victimes du vrai fascisme – de M. Blanquer ?

La vie démocratique attaquée dans ses principes mêmes

Au-delà du syndicalisme, c’est toute la vie démocratique qui se fonde sur le droit – et même la nécessité – de la division et de la séparation.

On pourrait citer les analyses de Jacques Rancière sur l’essence dissensuelle, conflictuelle, de l’idée démocratique, et donc la dimension fondamentalement anti-démocratique de tous les fantasmes d’« unité » du « corps social ».

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Mais c’est un fait établi bien au-delà de ses analyses, jusque dans les courants les plus « centristes » de la démocratie libérale : de Montesquieu à Hannah Arendt en passant par Claude Lefort, qui expliquait que le régime démocratique – à l’opposé du totalitarisme, notamment – « se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit », autrement dit par le fait qu’il « assume la division ».

À l’opposé des modèles « organicistes » qui attribuent à chaque part du « corps social » une fonction et donc une place spécifique, fixée une fois pour toutes, dans un ensemble harmonieux et strictement hiérarchisé, la démocratie postule une société imparfaite mais perfectible, divisée et hiérarchisée mais réformable, précisément au moyen du conflit.

Un conflit qui, toujours selon ce modèle démocratique, doit être contenu dans certaines limites, comme le principe de non-violence, et organisé à l’aide de cadres institutionnels – parmi lesquels, précisément, les associations et les syndicats !

Bref : la fonction, la vocation, l’essence même du syndicat est d’organiser la division et le conflit, et de le rendre « fécond », précisément en créant des espaces-temps de parole singulière, spécifique, permettant d’accoucher la parole collective d’une fraction particulière dudit corps social (une fraction dominée), dont le destinataire est une autre fraction (dominante) du même corps social.

C’est ce principe fondamental du vivre-ensemble démocratique qui est aujourd’hui remis en cause par nos fanatiques de « l’union », lorsqu’ils diabolisent de simples outils d’émancipation – et parfois de survie – en les rebaptisant « séparatisme »

Loin de tout « séparatisme », la très ponctuelle « sécession » dans l’entre-soi vise donc l’adresse, l’interlocution, la discussion, bref : la relation, fût-elle conflictuelle. Et le conflit lui-même n’est qu’un moyen, en vue d’une fin qui est le passage – pour parler comme Martin Luther King – d’une « paix négative » fondée sur une oppression implacable, à laquelle les opprimés se résigneraient, à une « paix positive », née du triomphe de la justice.

Pour le dire plus simplement : pour qu’un jour tout le monde vive ensemble et en bonne entente, y compris les ouvrier.e.s, il faut des conditions de travail et de repos qui, pour exister, nécessitent qu’on ne laisse pas en paix les patrons et les actionnaires.

Pour qu’un jour tout le monde vive ensemble et en bonne entente, les femmes comme les hommes, il faut que de mille manières, les femmes ne laissent pas les hommes les maltraiter en paix.

Pour qu’un jour tout le monde vive ensemble et en bonne entente, y compris les « racisé.e.s », il faut que les dit.e.s racisé.e.s ne laissent pas les autres les discriminer en paix.

Raison pour laquelle toute « union » n’est pas bonne à prendre, ni toute « séparation » à rejeter.

Maryam Pougetoux, vice-présidente du syndicat l’UNEF, le 2 mai 2018, à Paris AFP (AFP)
Maryam Pougetoux, vice-présidente du syndicat UNEF, le 2 mai 2018, à Paris AFP (AFP)

Il est par exemple légitime et même salutaire, pour une femme qui s’estime maltraitée, de se séparer, momentanément ou définitivement, de l’homme à qui elle s’est « unie ». Il est légitime et même salutaire qu’elle puisse aller parler de ses griefs « entre copines » avant d’affronter « son homme ». 

De même, il est légitime et salutaire, dans un État démocratique qui veut progresser en matière de respect des femmes, des racisé.e.s et d’autres « groupes subalternes », de laisser exister ces moments de sécession, de séparation, d’entre-soi, appelez ça comme vous le voulez. Et même de les promouvoir.

Et si l’on qualifie tout à fait légitimement de « tyran domestique », de « pervers narcissique » ou de conjoint « toxique » celui qui, sous prétexte d’« union » maritale, exigerait de suivre sa femme à tous ses rendez-vous, et d’écouter toutes ses conversations téléphoniques avec ses amies, comment doit-on qualifier le patron blanc hétéro de sexe masculin (quatre caractères qui ne vont pas toujours ensemble, mais souvent quand même) qui se scandalise que lui soit « interdite » l’entrée dans une réunion syndicale, dans un groupe de parole de femmes, dans un groupe de parole d’homosexuel.le.s ou dans un groupe de parole de racisé.e.s ?

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Ce droit dont nous parlons, à la prise de distance, à la séparation, à l’entre-soi, ce droit de prendre le large par rapport à tous les aspirants Big Brothers (qu’ils soient patrons, hommes, blancs, hétéros, ou tout cela à la fois) a fini, bon an mal an, par être admis, et fait partie de ce que l’on nomme les principes démocratiques.

C’est ce principe fondamental du vivre-ensemble démocratique qui est aujourd’hui remis en cause par nos fanatiques de « l’union », lorsqu’ils diabolisent de simples outils d’émancipation – et parfois de survie – en les rebaptisant « séparatisme ».

De l’UNEF à Avenir lycéen

Plusieurs observateurs et observatrices critiques ont eu raison de rappeler que la diabolisation de l’UNEF n’est pas seulement une offensive – ou plutôt une contre-offensive – idéologique des dominants face à la contestation antiraciste ou antisexiste.

Il s’agit aussi d’une aubaine sur le strict plan de la politique éducative : l’occasion de faire taire, par la force brute (l’interdiction si l’on va jusque-là, la terreur médiatique de toute façon, cf. les innombrables menaces de mort ou de viol que reçoit aujourd’hui Mélanie Luce), toute voix critique sur l’état extrême de précarité matérielle et psychologique dans laquelle est aujourd’hui plongée, du fait de l’incurie ministérielle, toute une génération d’étudiant.e.s et d’écolier.e.s.

Mais il reste un troisième élément, qui à mes yeux n’a pas assez été rappelé : l’offensive contre l’UNEF au nom d’une absolutisation brutale et obscurantiste de l’impératif d’« union », et d’une diabolisation de toute « division » et de toute « séparation », intervient au moment où le ministre Blanquer est mis en cause pour des faits d’une extrême gravité : la création, le financement et le pilotage d’un syndicat lycéen (« Avenir lycéen ») par les services de son propre ministère.

L’offensive contre l’UNEF au nom d’une absolutisation brutale et obscurantiste de l’impératif d’« union » intervient au moment où le ministre Blanquer est mis en cause pour des faits d’une extrême gravité : la création, le financement et le pilotage d’un syndicat lycéen par les services de son propre ministère

On apprenait notamment, le 20 novembre 2020 dans Libération, que plusieurs élus siégeant au Conseil académique de la vie lycéenne auraient été approchés par leur rectorat pour communiquer sur les réseaux sociaux, à travers le hashtag #AvenirLycéen, afin de stopper les blocages de lycées organisés en réaction à la réforme du bac, et ce quelque temps avant la création de l’association du même nom.

L’affaire étant en cours, d’autres révélations suivront sans doute. En attendant, je conclus sur cette question : qu’est-ce qui menace la démocratie ?

La non-mixité des groupes de parole destinés aux victimes du sexisme, du racisme ou de l’homophobie, au sein d’un syndicat étudiant ?

Ou bien la mixité élèves-rectorat-ministère au sein (et même à la source) d’un syndicat lycéen ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Pierre Tevanian est philosophe, enseignant, co-animateur du collectif Les mots sont importants. Auteur, notamment, de Dévoilements (éditions Libertalia, 2012) et La Mécanique raciste (éditions La Découverte, 2017).
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