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Guerre Israël-Palestine : pourquoi l’Égypte de Sissi est sur la corde raide

L’Égypte est un baril de poudre prêt à exploser. La Palestine pourrait être le détonateur, si les armes ne se taisent pas rapidement
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi photographié à Washington en décembre 2022 (AFP)

Alors que s’éternise la guerre entre Israël et la Palestine, l’inquiétude monte dans toutes les capitales de la région, en particulier au Caire. 

Le président Abdel Fattah al-Sissi, dictateur militaire à la tête de l’Égypte depuis dix ans, voit à la fois des opportunités et des risques importants à chaque fois que la résistance palestinienne affronte l’occupation israélienne

Depuis le règne des anciens présidents Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak, l’Égypte a cimenté son rôle en tant que stabilisateur dans la région conformément aux intérêts américains, protégeant la sécurité de l’État d’Israël en s’assurant qu’aucune nouvelle guerre ne soit lancée par les armées conventionnelles arabes, et servant de médiateur entre Israéliens et Palestiniens. 

Cependant, une telle « médiation », en particulier depuis que le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007, est dans les faits synonyme de pression sur les groupes de la résistance palestinienne pour obtenir la désescalade de leurs opérations ou l’acceptation de compromis politiques. 

Le Caire a joué diverses cartes pour exécuter ces plans, notamment la coopération en matière de sécurité avec le Fatah et l’Autorité palestinienne et, plus important encore, la gestion du poste-frontière de Rafah, seule artère vitale de Gaza qui n’est pas sous le contrôle d’Israël. 

Le Caire n’a rien d’un médiateur neutre. En 2008, la guerre à Gaza a été lancée peu après que l’ancienne ministre des Affaires étrangères d’Israël, Tzipi Livni, eut rencontré Moubarak en Égypte. Moubarak a participé à l’imposition du siège désastreux sur Gaza, provoquant une grave crise humanitaire, tandis que les responsables et les médias de l’État égyptien critiquaient régulièrement le Hamas. 

Tout de suite après le putsch de 2013, l’Égypte a renforcé le siège de Gaza, fermant le poste-frontière de Rafah pendant des périodes prolongées. Soulignant les origines communes du Hamas et des Frères musulmans égyptiens, la presse a avancé que le groupe palestinien était responsable des attaques contre des soldats dans le Sinaï et d’autres incidents, ce qu’a nié le Hamas.

Oppression et résistance

Lors de la guerre contre Gaza en 2014, l’Égypte s’est faite pleinement complice d’Israël en œuvrant avec lui pour éradiquer le Hamas, tout en imposant une sanction collective à la population palestinienne de Gaza. 

Cela découlait de deux principaux facteurs. Premièrement, l’alliance étroite qui a émergé entre l’Égypte et Israël après le coup d’État : Le Caire a permis à l’armée de l’air israélienne de mener des frappes secrètes dans le Sinaï contre des cibles présumées « terroristes », et Israël est intervenu au nom de l’Égypte aux États-Unis pour débloquer l’aide militaire. 

Deuxièmement, la charge de Sissi contre toute cause adoptée par les révolutionnaires lors du soulèvement de 2011 – un sujet qui doit être examiné de plus près dans la mesure où l’espoir et le désespoir, l’oppression et la résistance, sont dialectiquement entremêlés.

Le Caire n’a rien d’un médiateur neutre. […] Lors de la guerre contre Gaza en 2014, l’Égypte s’est faite pleinement complice d’Israël en œuvrant avec lui pour éradiquer le Hamas, tout en imposant une sanction collective à la population palestinienne de Gaza

La cause palestinienne a longtemps été un facteur de radicalisation pour des générations de jeunes Égyptiens et la porte ouverte à la dissension contre le régime. La majeure partie de la littérature sur les mouvements sociaux dans le monde en 1968 a tendance à se concentrer sur les rébellions des travailleurs et des étudiants dans le Nord global, mais de grandes manifestations ont également eu lieu dans le Sud global, notamment en Égypte. 

En partie mécontent de l’ancien président Gamal Abdel Nasser après la défaite de l’Égypte au cours de la guerre des Six Jours en 1967, le mouvement estudiantin a été ranimé, exigeant des réformes démocratiques et demandant à ce que les dirigeants de l’armée soient tenus responsables. La « troisième vague » du communisme égyptien a également été initiée en 1968. 

Les activistes propalestiniens sur les campus égyptiens ont joué un rôle crucial dans ce nouveau mouvement social, qui a connu son apogée lors des « émeutes pour le pain » en 1977, déclenchées par des décrets néolibéraux qui supprimaient les subventions sur les produits de première nécessité. Sadate a finalement dû renoncer à ce plan et envoyer l’armée pour réprimer le soulèvement. 

Contrôle du Sinaï

Des décennies plus tard, le soulèvement égyptien de 2011 s’est révélé le point culminant d’un long processus de dissension qui avait débuté en l’an 2000 avec l’éruption de la seconde Intifada palestinienne. Le régime égyptien, à l’instar des autres régimes arabes, a apporté un soutien de façade aux droits des Palestiniens tout en considérant la résistance populaire et armée comme une éventuelle source d’instabilité et un modèle susceptible d’être répliqué par les dissidents locaux. 

Depuis 2017 cependant, l’animosité de Sissi envers le Hamas s’est progressivement muée en rapprochement relatif. D’un côté, le Hamas s’est avéré résilient. De l’autre, face aux pertes lors des combats contre l’insurrection dans le Sinaï, l’Égypte a eu besoin de l’aide du Hamas pour contrôler le flux d’insurgés et d’armes depuis Gaza, ainsi que les voies de fuite vers Rafah. 

Ce rapprochement comprenait un allégement du siège, l’ouverture du point de passage de Rafah et l’organisation de rencontres entre les dirigeants du Hamas dans le cadre d’efforts visant à négocier une trêve à long terme avec Israël. Quoi qu’il en soit, la situation humanitaire à Gaza ne s’est pas substantiellement améliorée. La politique étrangère égyptienne est demeurée dépendante des directives américaines, qui ont atteint de nouveaux extrêmes sous l’administration Trump

Un convoi de camions apportant de l’aide à Gaza depuis l’Égypte en attente sur la route du désert d’Ismaïlia, à environ 300 km à l’est de la frontière égyptienne avec la bande de Gaza, le 18 octobre 2023 (AFP)
Un convoi de camions apportant de l’aide à Gaza depuis l’Égypte en attente sur la route du désert d’Ismaïlia, à environ 300 km à l’est de la frontière égyptienne avec la bande de Gaza, le 18 octobre 2023 (AFP)

L’élection du président américain Joe Biden en 2020 a ouvert un nouveau chapitre dans les relations entre l’Égypte et Gaza. Avant son entrée en fonction, Biden avait juré de demander des comptes au « dictateur préféré » de Trump. Ce discours porté sur les droits de l’homme était haut placé dans le programme du Parti démocrate, notamment celui de son aile « progressiste ». 

Mais l’éruption de la guerre de Gaza en 2021 s’est avérée une opportunité en or pour Sissi, lui permettant de se présenter comme un « médiateur » crédible capable d’exercer une influence sur le Hamas tout en assurant la sécurité d’Israël. L’Égypte a réussi à négocier un cessez-le-feu, s’attirant les louanges de l’administration Biden. 

Depuis lors, Le Caire a repris son rôle habituel, œuvrant à la désescalade et au cessez-le-feu dès que des tensions naissent entre Israéliens et Palestiniens. En échange, il marque des points au niveau politique auprès de Washington et des autres capitales occidentales. Assurer le calme a été également synonyme d’utilisation du poste-frontière de Rafah comme outil de négociation avec le Hamas et de transmission de renseignements à Israël concernant les menaces imminentes.

Sissi marche sur une corde raide. […] il redoute qu’une catastrophe humanitaire ne contraigne des réfugiés palestiniens à s’installer en Égypte, risquant de provoquer de l’instabilité politique au niveau national

Dans le cadre de la guerre actuelle, Sissi marche sur une corde raide. Il s’offre aux dirigeants du monde (dont certains ont critiqué son passif en matière de droits de l’homme) comme médiateur crédible essayant d’obtenir la désescalade. Mais dans le même temps, il redoute qu’une catastrophe humanitaire ne contraigne des réfugiés palestiniens à s’installer en Égypte, risquant de provoquer de l’instabilité politique au niveau national. 

Il a déclaré publiquement son opposition à toute proposition de transfert de Palestiniens dans le Sinaï et a suggéré à la place qu’ils soient dirigés vers le désert du Néguev « jusqu’à ce qu’Israël accomplisse sa mission déclarée de liquider la résistance ».

Cependant, Mada Masr, un site d’informations locales indépendant, a signalé que des négociations étaient en cours et que Le Caire était près d’accepter la réinstallation de Palestiniens dans la péninsule en échange d’incitations financières.

La direction du site a finalement retiré l’article, citant des inquiétudes pour la « sécurité nationale ».  

Risques de troubles

Pourtant, il serait encore plus dangereux pour Sissi d’affronter les conséquences nationales éventuelles, les Égyptiens étant frustrés par la dégradation de leur niveau de vie et par la crise économique. La victoire de Sissi aux prochaines élections présidentielles, malgré le plongeon de sa popularité, est assurée tout simplement parce que tous les concurrents sérieux ont été éliminés et que les institutions de l’État se mobiliseront pour le compte de l’autocrate.

Des manifestations spontanées de solidarité avec les Palestiniens ont éclaté au cours de la semaine passée, sur les campus, dans les syndicats professionnels, dans les mosquées et dans certains lieux publics. De tels niveaux de mobilisation sont sans précédent depuis le coup d’État, et rappellent ceux des années 2000, lorsque la seconde Intifada palestinienne avait ranimé la politique de rue sous Moubarak.

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Depuis mercredi dernier, l’État s’implique dans certaines actions de rue, les fonctionnaires ont reçu l’ordre des autorités ou ont été mobilisées par le Parti du futur de la nation dirigé par les services de sécurité pour organiser des rassemblements publics, afin de soutenir la « position de défi de Sissi en défense de la sécurité nationale égyptienne ».

Il ne fait aucun doute que ces mobilisations tentent d’atténuer la colère de l’opinion publique, qui pourrait muer en manifestations contre le régime. D’un autre côté, elles peuvent éventuellement aider Sissi à négocier un meilleur accord avec Israël, qu’il accepte le projet de réinstallation ou qu’il décide d’y mettre un terme. 
 
Quoi qu’il en soit, les manifestations actuelles normalisent une fois de plus la politique de rue. Le pays, même lorsque la dissension organisée a été éradiquée, est un baril de poudre prêt à exploser. La Palestine pourrait être le détonateur, si les armes ne se taisent pas rapidement.

- Hossam el-Hamalawy est un journaliste et activiste-universitaire qui mène des recherches sur l’armée et les services de sécurité égyptiens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Hossam el-Hamalawy is a journalist and scholar-activist who researches the Egyptian military and security services.
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