« Une petite fille est morte devant nous » : la guerre à Gaza à travers les yeux d’une enfant de 12 ans
Depuis que Farah a ouvert les yeux pour la première fois, elle vit dans la plus grande prison à ciel ouvert au monde.
Je n’arrive pas à croire qu’elle n’a que 12 ans. Elle qui a vécu les trois derniers assauts israéliens contre Gaza connaît davantage la guerre que la paix.
Farah suit l’actualité, connaît les noms des personnalités politiques palestiniennes et israéliennes. Elle a également étudié la quatrième Convention de Genève et les lois de la guerre. Les scènes qu’elle décrit devraient à juste titre remplir de peur et de tristesse n’importe quel enfant – Farah, elle, a passé ce cap.
Aujourd’hui, les horreurs qui se déroulent semblent la laisser indifférente. Pour de nombreux enfants de Gaza, ces scènes sont devenues effroyablement normales.
Voici le témoignage de Farah au sujet de la guerre actuelle, du bombardement de sa maison jusqu’à la décision de sa famille de fuir vers le sud de Gaza.*
Notre maison a été bombardée. Je ne me souviens pas de la date exacte. Je ne sais plus quel jour nous sommes ; tout ce que je sais, c’est que nous sommes en guerre depuis environ deux mois désormais.
Nous vivions près de l’hôpital al-Quds, dans le quartier de Tal al-Hawa à Gaza. Mon papa a décidé de tous nous emmener à l’hôpital, pensant que nous y serions en sécurité. Au départ, nous n’avons pas pu aller vers le sud, parce que mon papa n’a trouvé nulle part où nous loger – mais honnêtement, nous avions trop peur après avoir vu des vidéos de gens tués par Israël alors qu’ils fuyaient. Des gens que nous connaissions dans le nord sont morts dans le sud.
Vivre à l’hôpital pendant la guerre a été une expérience terrible. J’avais l’impression d’attendre la mort. Tout le monde à l’hôpital avait peur.
Avec ma grande sœur de 16 ans, je dormais dans les couloirs à l’étage avec les autres femmes, alors que mon père et mon frère restaient au rez-de-chaussée avec les hommes. La nuit était le moment le plus effrayant : Israël bombarde beaucoup la nuit, et comme c’est très calme, les bombes nous paraissent extrêmement bruyantes et proches.
Voir quelqu’un mourir
Mes parents sont divorcés. J’étais avec mon papa lorsque la guerre a commencé ; la maison de ma maman a également été bombardée, elle a dû se réfugier chez des amis dans un autre quartier. Chaque soir, j’aurais aimé être avec mon père et mon frère, mais nous ne pouvions pas continuer de circuler entre les étages de l’hôpital.
Je ne savais pas si j’allais revoir ma maman un jour. La dernière fois que je l’ai vue, je ne lui ai pas dit au revoir comme il se devait. J’avais envie de faire des câlins à ma maman, mais j’étais surtout inquiète pour elle. Et si elle finissait par mourir avant moi ? Nous ne savons pas qui est le plus à l’abri. Une fois, j’ai perdu le contact avec ma maman pendant trois jours, parce que le réseau téléphonique à l’hôpital était trop faible.
Les soldats israéliens n’arrêtaient pas d’appeler l’hôpital pour nous dire de l’évacuer. Les médecins étaient tellement forts. Ils disaient qu’ils n’abandonneraient pas les blessés.
Une petite fille a regardé par la fenêtre et a été aussitôt abattue par un sniper israélien. Elle est morte devant nous
Tal al-Hawa subissait des bombardements constants et intenses. Je ne savais pas quels bâtiments ils frappaient, mais j’entendais tout. Je me disais qu’il n’y avait plus rien à bombarder, mais les bombes tombaient quand même.
Une nuit, les chars israéliens ont commencé à assiéger l’hôpital et nous n’avons pas pu dormir, pas même une seconde. Nous entendions les chars rôder. Une petite fille a regardé par la fenêtre et a été aussitôt abattue par un sniper israélien. Elle est morte devant nous.
C’était la première fois que je voyais quelqu’un mourir devant moi. Sa maman a pleuré toute la nuit. Personne n’a osé s’approcher des fenêtres après cela. Je n’ai jamais autant pleuré que cette nuit-là.
Israël voulait que nous évacuions l’hôpital, sans donner plus de détails. Nous ne savions pas comment sortir. Les soldats tiraient sur tout ce qui bougeait. Les médecins nous ont dit que la Croix-Rouge s’était coordonnée avec Israël et qu’ils attendaient un « signal » d’Israël pour que nous puissions partir en toute sécurité.
L’attente de ce signal était insoutenable, mais elle me donnait de l’espoir. Les heures ont passé ; au lever du soleil, nous étions toujours dans les couloirs sombres et étroits de l’hôpital. Puis, peu avant 9 heures, nous avons reçu le signal.
Une nouvelle Nakba
À l’école, nous avons tout étudié sur la Nakba palestinienne de 1948. Nous avons regardé des films sur ces Palestiniens qui ont été expulsés et tués. Nous avons découvert les massacres qui ont eu lieu dans les villages. J’avais l’impression d’être plongée dans ces films.
Je suis triste à l’idée qu’un jour, notre histoire sera enseignée dans les cours d’histoire. Est-ce que comme ces grands-mères, je raconterai à mes petits-enfants comment nous avons dû fuir nos villes parce qu’ils nous tuaient ?
On nous a finalement laissés sortir de l’hôpital. J’ai appelé ma maman pour lui dire que nous partions vers le sud, en espérant la voir là-bas. Je lui ai dit qu’il y avait un cadavre devant moi dans les escaliers de l’hôpital. En pleurs, elle m’a demandé de ne pas regarder. Mais je n’ai pas cessé de regarder alors que je m’éloignais.
Avec des centaines d’autres personnes qui ont fui ce matin-là, nous avons rejoint la route Salah al-Din, comme les forces israéliennes l’avaient ordonné.
Nous avons marché longtemps, de 9 heures à 14 heures environ. J’avais l’impression que mon cœur pouvait s’arrêter à tout moment. Parfois, je fermais les yeux en marchant, je ne voulais pas que ce soit réel. Mais je voulais aussi garder les yeux ouverts. Et si les soldats israéliens avaient tiré sur mon père, mon frère ou ma sœur ?
À certains endroits où des soldats ou des chars israéliens étaient rassemblés, nous n’avions pas le droit de regarder autour de nous. Nous devions marcher les mains en l’air, les adultes devaient tenir leur carte d’identité dans une main. Nous n’avions pas le droit de sortir une bouteille d’eau de notre sac, ni de boire une gorgée d’eau. Si nous bougions nos mains ou attrapions quoi que ce soit, nous risquions de nous faire tirer dessus. Je n’avais pas faim du tout, mais j’avais très soif.
Postes de contrôle et cadavres
À un moment de notre marche, des soldats israéliens ont interpellé deux jeunes hommes. Ils ont semblé les choisir au hasard et leur ont demandé, sous la menace d’une arme, d’enlever tous leurs vêtements, à part leurs sous-vêtements. Ils ont laissé l’un d’entre eux revenir avec nous et ont arrêté l’autre. Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Sa famille a pleuré pendant le reste du trajet. J’avais peur que les soldats israéliens n’arrêtent mon père ou mon frère.
Est-ce que comme ces grands-mères, je raconterai à mes petits-enfants comment nous avons dû fuir nos villes parce qu’ils nous tuaient ?
Israël a aussi installé des postes de contrôle de sécurité ; nous devions passer par un détecteur utilisant une technologie de reconnaissance faciale. J’ai eu peur que l’un d’entre nous ne se fasse tirer dessus, car deux soldats israéliens ont tenté de nous provoquer en criant : « Remerciez-nous et remerciez le Hamas ! » Mais les gens ont continué de se dire qu’il fallait ignorer ce qu’ils disaient pour pouvoir se mettre à l’abri.
Plus nous marchions, plus nous voyions de cadavres par terre. J’ai vu une femme qui gisait à côté d’un petit garçon. Certains corps étaient enveloppés dans des couvertures. Il y avait aussi des voitures calcinées avec des corps brûlés à l’intérieur.
Une fois que nous avons posé le pied au sud de Wadi Gaza, des dizaines de Palestiniens nous attendaient et nous ont dit que nous étions désormais en sécurité. Ils m’ont donné un petit jus de fraise et un biscuit au chocolat. Je me suis assise par terre et je suis restée immobile pendant un moment. J’ai fait un gros câlin à mon papa et j’ai commencé à pleurer.
Mon papa m’a dit que je devais être forte. Nous nous sommes relevés et nous sommes arrivés dans une école de l’ONU.
* Le témoignage de Farah comporte des modifications effectuées pour des raisons de longueur et de clarté.
- Hala Alsafadi est une journaliste palestinienne ayant travaillé avec des chaînes internationales à Gaza. Correspondante de guerre pendant les guerres israéliennes contre Gaza en 2012 et 2014, elle a également couvert la « Grande Marche du retour » de 2018 à la frontière entre Gaza et Israël. Elle est titulaire d’une maîtrise en gestion et en finance de l’Université de Durham, en Angleterre.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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