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Pour les musulmans indiens, c’est la fin

Vingt ans après les pogroms antimusulmans du Gujarat, toute une génération de nationalistes hindous est plus que jamais convaincue que l’élimination des musulmans améliorera leur vie
Des fidèles musulmans effectuent la prière du vendredi en plein air à Gurgaon, dans la banlieue de New Delhi, le 17 décembre 2021 (AFP)
Des fidèles musulmans effectuent la prière du vendredi en plein air à Gurgaon, dans la banlieue de New Delhi, le 17 décembre 2021 (AFP)

C’était la première semaine du mois de jeûne du Ramadan. À Karauli, au Rajasthan, des musulmans indiens vaquaient à leurs occupations lorsque des centaines de fidèles hindous à moto portant le foulard safran sont arrivés dans leur quartier.

Ils ont augmenté le volume de leurs enceintes et diffusé un couplet.

« Le jour où les hindous se réveilleront, la conséquence sera

que le porteur de calotte se prosternera et reconnaîtra la victoire du Seigneur Rama.

Le jour où mon sang bouillira, je voudrai te montrer ta place,

alors je ne dirai rien, seule mon épée parlera. »

Les musulmans, pris de peur et de panique, observaient ce rassemblement qui devenait de plus en plus bruyant et menaçant. 

Lorsque ce genre de rassemblement provocateur est organisé par le RSS, l’organisation paramilitaire suprématiste hindoue qui mène la charge pour faire de l’Inde un rashtra hindou, ou État hindou, les musulmans n’ont littéralement personne vers qui se tourner.

Le but de ces processions est d’humilier et d’affirmer la suprématie hindoue. Ils ne partent que lorsqu’ils sont satisfaits.

On ne sait pas encore vraiment ce qui s’est passé ensuite. Certains jeunes musulmans du quartier auraient décidé de prendre les choses en main. Ils ont ramassé des pierres et les ont lancées sur les motards. Une rixe a suivi. Dans le chaos, des maisons et des commerces ont été incendiés. Le quartier a commencé à s’embraser.

Les policiers, comme toujours, observaient calmement la foule et ont fini par se rapprocher. Ils ont arrêté des musulmans du quartier et quelques provocateurs de passage triés sur le volet. Très vite, des vidéos ont commencé à circuler et laissaient entendre que des musulmans avaient attaqué des hindous pacifiques alors qu’ils célébraient la naissance de leur divinité, Rama.

Ils se sont naturellement vu reprocher les « violences ». Les médias internationaux ont alors décrit les incidents comme des « affrontements » entre hindous et musulmans. Dans le même temps, les voisins hindous ont été sommés de boycotter les commerces musulmans.

En guise de châtiment pour avoir osé s’opposer à la haine, le gouvernement de l’État a coupé internet et imposé un couvre-feu dans le secteur. Le gouvernement a déployé 600 policiers chargés de « patrouiller » dans le secteur.

Un message de haine

Au cours des dernières semaines, des scènes comme celle décrite ci-dessus se sont déroulées dans plusieurs États indiens.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, les musulmans servent de boucs émissaires pour tous les maux de l’Inde

Sous le couvert de la célébration de la naissance de la divinité Ram, une fête appelée Rama Navami, des milliers de nationalistes et de suprémacistes hindous, dont certains étaient armés de bâtons et d’épées, ont visité des quartiers musulmans pour proférer des messages de haine et pousser les musulmans à se défendre.

Si l’affrontement se soldait par une quelconque rixe, l’État faisait montre d’une brutalité stupéfiante. Dans le district de Khargone (État du Madhya Pradesh), le deuxième plus grand district de l’Inde, au moins 16 maisons et 29 commerces appartenant majoritairement à des musulmans ont été démolis à la suite de provocations similaires le 10 avril. 

Les autorités indiennes ont fait valoir que les bâtiments démolis étaient illégaux. Toutefois, comme l’a laissé entendre Asaduddin Owaisi, président du parti All India Majlis-e-Ittehadul Muslimeen (AIMIM), lors d’une conférence de presse, même si les maisons étaient illégales, une procédure officielle devait être suivie. L’homme politique dénonce une punition collective.

Des fidèles hindous participent à un rassemblement religieux dans la banlieue de New Delhi, le 17 décembre 2021 (AFP)
Des fidèles hindous participent à un rassemblement religieux dans la banlieue de New Delhi, le 17 décembre 2021 (AFP)

Les musulmans évoluent en marge de la vie politique et économique indienne depuis des décennies. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, les musulmans sont devenus des boucs émissaires pour tous les maux de l’Inde. 

Les hommes musulmans sont attaqués et accusés de courtiser des femmes hindoues pour les pousser à se convertir (« love jihad »). D’autres, y compris des Dalits, ont été lynchés dans la rue par des groupes de défense des vaches.

En 2020, dans le cadre d’un effort manifeste visant à déshumaniser la communauté, les musulmans ont été accusés de propager le coronavirus ou de prendre part à un prétendu « corona jihad ».

Pourtant, même par rapport à l’épouvantable norme observée depuis huit ans, les six derniers mois sont sans précédent. 

Un appel à la violence

Alors que les appels lancés par un groupe de moines qui incitaient les hindous à s’armer en vue du génocide à venir contre les musulmans ont suscité des poches d’« indignation » libérale pas plus tard qu’en décembre 2021, les appels aux meurtres de masse visant la minorité sont devenus aussi courants et réguliers que les relents sectaires d’un film de Bollywood. 

La récente escalade des attaques fait suite à une série d’épisodes survenus dans l’État méridional du Karnataka, où des hindous de droite ont appelé au boycott des marchands de fruits et chauffeurs de taxi musulmans ainsi que des magasins halal, tandis que les femmes musulmanes se sont vu interdire le port du foulard dans plusieurs universités du même État. 

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Le gouvernement de l’État envisage également d’interdire aux mosquées de diffuser l’adhan depuis des haut-parleurs.

Début avril, des appels à la violence et des incendies criminels visant les musulmans ont été signalés dans au moins sept États, dont le Madhya Pradesh, le Gujarat, le Jharkhand et le Bengale-Occidental.

À Goa, une foule brandissant des drapeaux safran a tenté d’entrer dans une mosquée au moment où les fidèles rompaient le jeûne.

Soyons clairs : aucun de ces faits n’a suscité de réactions d’indignation ou de condamnation de la part du gouvernement national, ce qui montre une fois de plus que les appels à la violence contre les musulmans n’étaient ni distincts des objectifs de l’État, ni antithétiques.

Ils font partie d’un projet de la droite hindoue visant à « hindouiser » le paysage social et économique afin de construire un État pour la majorité hindoue. 

Un abîme

Vingt ans se sont peut-être écoulés depuis les pogroms antimusulmans du Gujarat, mais aujourd’hui, toute une génération de jeunes nationalistes hindous est convaincue que l’élimination des musulmans améliorera leur vie.

Lors de précédents rassemblements à Karauli, au Rajasthan, des nationalistes hindous auraient diffusé des chansons pendant des heures devant des habitations musulmanes.

Un projet plus vaste de nettoyage ethnique suit son cours en Inde. Selon la logique de l’hindutva – l’idéologie qui sous-tend le mouvement nationaliste hindou –, les musulmans devront se convertir ou périr

L’une de ces chansons comprenait les paroles suivantes :

« Nous sommes des hindous purs et durs, nous allons créer une nouvelle histoire

Nous entrerons chez les ennemis et nous leur couperons la tête […]

Dans chaque maison, on verra le drapeau safran, le règne de Rama sera rétabli.

Il n’y a qu’un seul slogan, un seul nom, victoire pour le Seigneur Rama, victoire pour le Seigneur Rama. »

Un jeune hindou de 22 ans a déclaré : « Lorsque nous écoutons la chanson, nous nous sentons plus forts, nous avons le sentiment de vouloir tuer tous les musulmans autour de nous. »

Un projet plus vaste de nettoyage ethnique suit son cours en Inde. Selon la logique de l’hindutva – l’idéologie qui sous-tend le mouvement nationaliste hindou –, les musulmans devront se convertir ou périr. 

Désormais, les musulmans indiens se retrouvent face à l’abîme. Et ils savent que leur cause se situe presque tout en bas.

- Azad Essa est un journaliste travaillant pour Middle East Eye et basé à New York. Il a travaillé pour Al Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are Coming (Harper Collins India) et Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

| Senior Reporter
Azad Essa is a senior reporter for Middle East Eye based in New York City. He worked for Al Jazeera English between 2010-2018 covering southern and central Africa for the network. He is the author of 'Hostile Homelands: The New Alliance Between India and Israel' (Pluto Press, Feb 2023)
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