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Les vignobles israéliens veulent participer à l’essor mondial du vin des colonies

Israël ambitionne de créer une niche commerciale pour ses vins produits sur des terres palestiniennes et syriennes volées
Des ouvriers agricoles récoltent du raisin pour un domaine viticole sur le plateau du Golan annexé par Israël, le 5 octobre (AFP)

L’un des aspects les plus notables de la nouvelle culture mondiale du vin qui émerge depuis les années 1990 est qu’elle ne se limite pas aux pays producteurs de vin européens.

À côté de la France et dans une moindre mesure de l’Italie, qui dominaient auparavant le secteur, les nouveaux producteurs de vin sur le marché proviennent d’anciennes colonies européennes : Australie, Nouvelle-Zélande, Californie, Afrique du Sud, Argentine, Chili. Leurs vins sont largement commercialisés à l’international. 

Les colonies israéliennes s’efforcent de pénétrer ce marché, sans succès toutefois, en raison de la non-compétitivité de leurs vins sur le plan qualitatif, sauf peut-être dans des lieux limités de quelques villes américaines et européennes et dans certaines parties des Émirats arabes unis.

Les récentes enquêtes évaluant la production de vin dans les différentes régions du monde ne mentionnent même pas Israël comme candidat digne de ce nom.

Les récentes enquêtes évaluant la production de vin dans les différentes régions du monde ne mentionnent même pas Israël comme candidat digne de ce nom

Les origines coloniales de ces vins sont-elles une simple coïncidence ou la production de vin a-t-elle été fondée sur le vol de terres indigènes ?

Un épisode important de l’histoire de la production viticole européenne a été la dévastation qu’elle a connue vers la fin du XIXe siècle en raison d’une invasion de phylloxéra, un insecte qui se nourrit de la vigne. Le phylloxéra a failli détruire l’industrie vinicole française, la production ayant chuté d’environ 75 % entre 1875 et 1889. 

C’était alors l’apogée du colonialisme français, notamment en Algérie, qui a vu déferler de nouvelles vagues de colons à partir des années 1870. La plupart des colons arrivés ultérieurement étaient des agriculteurs du Midi de la France qui cherchaient à échapper à la pauvreté après la destruction des vignobles du Languedoc et de Provence par le phylloxéra. 

Avec l’octroi de crédits de l’État et de prêts bancaires aux colons blancs, les vignobles ont commencé à couvrir la région de l’Atlas tellien en Algérie, où une industrie viticole rentable s’est établie et a prospéré jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.

Les olives et le raisin

Les paysans algériens dépossédés de leurs terres effectuaient la plupart des travaux agricoles. La résistance anticoloniale algérienne s’est manifestée par des attaques périodiques contre les colonies agricoles. 

Comme l’illustre l’exemple algérien, les mesures juridiques coloniales permettant de privatiser les terres conquises sont toujours déterminantes pour l’expansion de la colonisation.

Dans la Tunisie voisine, une autre colonie française, les Français ont usurpé plus d’un quart de million d’hectares entre 1892 et 1914. 

L’agriculture coloniale s’est spécialisée dans les olives et le raisin pour la production d’huile et de vin. Avec la colonisation officielle parrainée par l’État, les Français ont chassé les paysans tunisiens des terres sur lesquelles ils travaillaient depuis toujours mais pour lesquelles ils ne possédaient pas de titre de propriété.

Le même sort a été réservé aux pâturages qu’ils ont perdus au profit des colons. Les Tunisiens déplacés et en proie à la pauvreté ont attaqué les exploitations agricoles coloniales.

VIDÉO : Accès restreint aux terres et attaques de colons minent la récolte des olives en Cisjordanie
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En Palestine, les Ottomans ont émis en 1858 un code foncier qui a privatisé les terres : celles-ci ont commencé à être acquises par des marchands de Palestine et d’ailleurs. 

Des propriétaires absents ont acheté d’énormes étendues de terre et en ont vendu certaines à des agents locaux d’organisations philanthropiques juives établies en France, qui finançaient à leur tour des colonies agricoles. 

Dans le même temps, les vignobles français du baron Edmond de Rothschild, un important producteur de vin français, ont été dévastés par le phylloxéra. Le baron a commencé à octroyer des fonds aux colons juifs russes pour qu’ils cultivent des vignes et financé en 1883 les colonies de Petah Tikva et de Rishon LeZion, où il ambitionnait d’établir des vignobles et un domaine viticole. 

Les colons russes ont créé le premier domaine viticole de Rothschild à Rishon LeZion sur les terres perdues du village d’Uyun Qarah en 1882, puis un autre peu après dans la colonie de Zikhron Yaakov, construite sur les terres du village palestinien de Zamarin. 

Rothschild a « suivi le modèle de la colonisation agricole française en Algérie et en Tunisie » en envoyant des experts agricoles et horticoles formés en Algérie et en France. 

Des sangliers passent dans un vignoble de l’avant-poste juif de Kida en Cisjordanie occupée, en 2016 (AFP)
Des sangliers passent dans un vignoble de l’avant-poste juif de Kida en Cisjordanie occupée, en 2016 (AFP)

Tout comme les paysans tunisiens et algériens, les paysans palestiniens ont été expulsés des terres où ils vivaient et travaillaient depuis des siècles.

Le premier grand acte de résistance paysanne contre les colonies juives s’est produit en 1886, lorsque des paysans ont attaqué la colonie juive de Petah Tikva financée par Rothschild. 

Des terres des paysans avaient été vendues à la colonie après avoir été confisquées par des prêteurs d’argent établis à Jaffa et les autorités en raison de dettes des paysans. 

Pourtant, une grande partie des terres vendues à la colonie n’avaient pas été confisquées et appartenaient en réalité aux villageois. 

Les actes de résistance se sont multipliés lorsque les colons ont étendu leurs activités agricoles, les paysans se rendant alors compte de toutes les terres qui leur avaient été volées.

À la fin du XIXe siècle, la résistance était telle qu’il n’y avait guère de colonie juive « qui n’était pas entrée en conflit à un moment donné » avec les Palestiniens.

Des vins issus des colonies

Près d’un siècle plus tard, en 1967, Israël a envahi et occupé le plateau du Golan syrien, expulsant 100 000 Syriens. Au mépris du droit international, les colons juifs sont arrivés en masse et Israël a officiellement annexé le territoire en 1981.

Aujourd’hui, environ 22 000 colons juifs vivent dans 33 colonies sur le plateau du Golan. 

Certaines des colonies du Golan ont planté des vignes et commencé à produire du vin.

En 1984, le domaine viticole du plateau du Golan a sorti son premier millésime. Parmi les autres producteurs de vin figurent les colonies juives construites sur des terres confisquées à Jérusalem-Est occupée et en Cisjordanie, comme la colonie de Rehelim dans le nord de la Cisjordanie. Cela a engendré des problèmes pour les exportateurs de vin israéliens et embarrassé les importateurs européens. 

La France renonce à l’étiquetage des produits des colonies israéliennes
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L’Union européenne (UE), premier partenaire commercial d’Israël, a décidé en 2015 d’identifier les vins provenant des colonies juives de Cisjordanie occupée, de Jérusalem-Est et du plateau du Golan comme des produits issus des « colonies israéliennes ». Cette décision a été ratifiée en 2019 par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne.  

Cette décision a été prise après une action en justice intentée par le domaine viticole de Psagot, une entreprise établie dans la colonie juive de Pisgat Ze’ev à Jérusalem-Est occupée, pour faire retirer les étiquetages de ce type.

Les vignobles de Psagot sont situés sur des terres en Cisjordanie occupée.

Son action en justice a eu un effet contre-productif : la décision de la Cour de justice de l’UE a fait suite à une autre décision prise en 2019 par la Cour fédérale du Canada, qui a refusé d’autoriser l’étiquetage « made in Israel » pour le vin provenant des colonies juives. 

Dans son avis consultatif, un haut responsable de la Cour de justice de l’UE avait déjà comparé le vin israélien issu des colonies aux marchandises provenant d’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. 

Un apartheid d’un autre genre

Il y a plus de trois siècles, des colons huguenots néerlandais et français ont lancé l’industrie viticole sud-africaine sur des terres indigènes conquises. Une grande partie de la main-d’œuvre agricole des vignobles sud-africains était fournie par la population « de couleur », payée avec du vin par le biais du « dop system », une forme officieuse d’esclavage qui a engendré un alcoolisme massif. 

Après la fin de l’apartheid dans les années 1990, qui a coïncidé avec l’ère économique néolibérale, les vins sud-africains qui appartenaient encore à des colons blancs ont commencé à être commercialisés à l’international.

Bien qu’illégal, le dop system existe toujours en Afrique du Sud : selon les estimations, il couvrait en 2015 entre 2 et 20 % des rémunérations dans le Cap-Occidental.

Après la fin de l’apartheid dans les années 1990, qui a coïncidé avec l’ère économique néolibérale, les vins sud-africains qui appartenaient encore à des colons blancs ont commencé à être commercialisés à l’international

Insistant sur le fait que contrairement à l’apartheid sud-africain, son type d’apartheid est plus qu’acceptable aux yeux des régimes arabes – en particulier du Golfe – avec lesquels il a récemment noué des relations, Israël ambitionne de créer une niche commerciale pour ses vins de qualité inférieure produits sur des terres palestiniennes et syriennes volées. 

Alors que les Émirats arabes unis reconnaissent le plateau du Golan comme un territoire syrien occupé et Jérusalem-Est et la Cisjordanie comme des territoires palestiniens occupés, la commercialisation par Israël de vins « made in Israël » aux Émirats contribuerait à renforcer la reconnaissance de l’annexion de ces territoires obtenue de l’administration Trump au cours des dernières années. 

Il reste toutefois à savoir si le gouvernement émirati ou ses tribunaux insisteront pour que l’étiquetage précise si les vins sont produits dans des colonies israéliennes illégales, ou si le feu vert sera donné à un étiquetage « made in Israël ». 

- Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’Université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Parmi ses ouvrages figurent Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a publié Islam in Liberalism. Son travail a été traduit dans une douzaine de langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joseph Massad is professor of modern Arab politics and intellectual history at Columbia University, New York. He is the author of many books and academic and journalistic articles. His books include Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan; Desiring Arabs; The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians, and most recently Islam in Liberalism. His books and articles have been translated into a dozen languages.
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