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La démocratie est au cœur de l'hostilité d’al-Baghdadi envers la Turquie et les Frères musulmans

Dans son dernier discours, le chef de l'État islamique s’en prend aux révolutions populaires non-violentes car il sait qu’elles représentent une menace pour lui

Dans son récent discours, le chef du groupe de l'État islamique (EI) Abou Bakr al-Baghdadi n'a épargné de la condamnation et de la ruine totale que ceux qui sont sous son commandement.

Même les sunnites d'Irak, qui sont largement considérés comme les principales victimes du chaos dans le pays depuis l'invasion américaine et britannique de 2003, n’ont pas été à l’abri des propos infernaux d'al-Baghdadi.

Mais les attaques les plus marquantes de son discours ont été ses commentaires cinglants à l’encontre de la Turquie et des Frères musulmans.

Ces deux cibles principales du discours de haine d'al-Baghdadi ont été systématiquement accusées dans certains milieux politiques et médiatiques occidentaux de collusion avec l’EI et même de la responsabilité première de son existence et de son essor.

Sur la Turquie, al-Baghdadi semble adopter une position identique à celle du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de ses alliés. Voici la traduction de son réquisitoire contre la Turquie :

« Tout au long de notre djihad et de notre lutte contre les coalitions de l'infidélité, la Turquie laïque et apostate s’est toujours révélée abjecte et méprisable, montrant sans tarder une corne et l'autre ensuite, cherchant à atteindre ses ambitions et servir ses intérêts dans le nord de l'Irak et dans les régions éloignées de la Syrie. Elle a ensuite reculé, de peur que les moudjahidines ne lancent leurs opérations infernales et ne déversent les flammes de leurs batailles au plus profond de ses propres territoires.

« Puis elle a réfléchi et évalué [la situation]. Elle l’a observée puis a présenté un visage colérique et a adopté une posture arrogante. Elle a ensuite rejoint la guerre contre nous tel un groupe de hyènes amputées en s'appuyant sur, et en s’abritant sous, les avions de guerre de la coalition des croisés, exploitant la préoccupation des moudjahidines à combattre les nations de l'infidélité et à défendre la terre de l'islam, pensant qu'elle serait à l’abri d'une invasion par les fils du monothéisme et les lions du djihad. En vérité, c’est là où une personne prudente peut se sentir en sécurité que l'attaque peut subvenir. Ô monothéistes !

« La Turquie s'est aventurée dans le cercle de votre propre œuvre et dans le projet de votre propre djihad. Consultez l'aide de Dieu et envahissez-la. Transformez sa sécurité en peur et sa prospérité en inquiétude et anxiété. Puis attirez-la dans les zones enflammées de votre conflict. Ô soldats du califat sur la terre de Syrie, voici venir vers vous l’infidèle soldat turc. Le sang de l'un d'entre eux est pareil au sang d'un chien dans l'abjection et la méchanceté.

« Exposez-leur votre assaut, brûlez-les avec le feu de votre colère, vengez votre religion et votre monothéisme des frères des démons, des modèles des apostats et des alliés des athées. Leur polythéisme ne vaincra pas votre monothéisme, ni leur hypocrisie ne vaincra votre croyance, et Dieu se tient du côté des pieux. C'est ce que Dieu et Son Messager nous ont promis. »

Une menace morale

La haine d'al-Baghdadi envers la Turquie et le gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP) est antérieure à toute action turque contre l’EI. Il convient de noter que l'action turque a initialement eu lieu en réponse à des attaques suicides non provoquées de l’EI dans diverses villes turques.

Il n'y a qu'une seule explication à son hostilité : la démocratie moderne de la Turquie a été perçue comme une menace mortelle pour les ambitions de l’EI et de groupes similaires dont l'idéologie est fondée sur la dénonciation de la démocratie comme système blasphématoire et dont la version déformée du califat n'est rien d'autre qu'une forme de dictature des plus méprisables.

Au cours de la dernière décennie, le parti au pouvoir en Turquie, qui est essentiellement composé d'islamistes, a gagné l'admiration et la sympathie des musulmans dans le monde entier. Son approche a été perçue comme la voie à suivre pour s'engager dans une politique pluraliste et respecter le libre choix de la population.

La Turquie a été de plus en plus considérée comme une réussite sunnite dans une région qui cherche à se libérer du despotisme. Et la Turquie est en effet l'un des très rares pays à s’être rangés du côté du Printemps arabe et à avoir soutenu la transition vers la démocratie.

Tous des tyrans

Après avoir exhorté ses partisans à transformer les villes turques en bain de sang pour punir le gouvernement turc actuel de son intervention en Syrie et en Irak, al-Baghdadi s’en est pris aux Frères musulmans, les qualifiant d’hypocrites et d’infidèles.

Al-Baghdadi reproche principalement aux Frères musulmans leur croyance en la démocratie et leur acceptation du verdict du peuple à travers les urnes

Voici ce qu'il a dit :

« Les Frères musulmans apostats sont devenus le fer de lance empoisonné des croisés dans la lutte contre le Califat. L'infidélité de ce groupe égaré ne se limite pas à assigner des partenaires à Dieu quand il s'agit [de consentir à] de fausses Constitutions et législations, à contester le droit exclusif de Dieu de gouverner et à s’entendre avec les nations blasphématrices dans leur infidélité, au point qu’ils sont devenus une secte de non-religion semblable aux hérétiques et aux assassins ésotériques.

« Plus important encore, ils sont devenus une aile armée symbiotique de la coalition des croisés contre l'islam et ses peuples, à tel point qu'ils ne peuvent plus s'en passer sur le terrain. Leurs frères les plongent davantage dans l'aberration, puis ils ne cessent [de s'enfoncer] (Coran, sourate 7, verset 202).

« Regardez l'Irak et la Syrie, regardez la Tunisie et la Libye ainsi que d'autres pays, vous n'y trouverez que des polythéistes qui participent à [la mise en application de] lois et [de] législations infidèles ou qui sont alliés aux armées des croisés ou aux chiites, aux laïcs et aux athées, luttant contre et contestant ceux qui exécutent le Djihad dans la Cause d'Allah et qui s'efforcent d'établir la Règle d'Allah sur terre. Ils sont vraiment les frères des démons qui sont dédiés au service des croisés. Puisse Allah les détruire ; comment sont-ils trompés ? (Coran, sourate 64, verset 4) »

La principale critique d'al-Baghdadi envers les Frères musulmans n'est pas, comme il le prétend, leur alliance avec les croisés, mais plutôt leur foi en la démocratie et en l'acceptation du verdict du peuple par les urnes.

Le 31 août 2013, à peine deux mois après le coup d'état militaire en Égypte et deux semaines après le massacre de la place Rabia el-Adaouïa, dans un enregistrement intitulé « Al-Silmiyya Dinu Mann? » (« de qui le pacifisme est-il la religion ? »), le porte-parole de l'EI Abou Mohammed al-Adnani a publié une déclaration qui a eu un grand retentissement.

Il a déclaré : « Vous devez savoir, ô sunnites qui vous révoltez partout, que notre plaie, ce ne sont pas les systèmes au gouvernement, mais plutôt les lois Shirki [idolâtres] qui vous gouvernent. Il n'y aura aucune différence entre un souverain et le prochain si nous ne changeons pas la loi. Il n'y a aucune différence entre [Hosni] Moubarak, Mouammar [Kadhafi] et [Zine el-Abidine] Ben Ali, et entre [Mohamed] Morsi, [Moustapha] Abdel Jalil et [Rached] Ghannouchi ; ceux sont tous des tyrans qui gouvernent avec les mêmes lois.

S'ériger des cendres de la démocratie

L'ironie est qu'al-Baghdadi n'aurait jamais émergé et réussi à contrôler de vastes portions de territoire en Irak et en Syrie, puis étendu son territoire au-delà dans de nombreuses autres contrées du monde musulman, sans le coup d’État militaire qui a écrasé la démocratie et mis un terme au règne des Frères musulmans en Égypte.

Alors qu’al-Baghdadi condamne les Frères musulmans, les dirigeants du groupe pourrissent dans les prisons du régime de Sissi, lequel reçoit le soutien du « monde libre » et des dictateurs corrompus du monde arabe

Avant que naisse l’EI, et au début des révolutions du Printemps arabe en Tunisie et en Égypte, plusieurs personnalités d'al-Qaïda avaient exprimé leur inquiétude face à la possibilité que les révolutions pacifiques populaires, en parvenant à mettre fin à la dictature dans le monde arabe, prouvent qu'al-Qaïda avait tort et que son principal rival, les Frères musulmans, avait raison.

Les milliards de dollars injectés dans les coffres des généraux égyptiens par l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït, et la collusion des démocraties occidentales en Europe et en Amérique, ont ouvert la voie à l’émergence d’al-Baghdadi et lui ont permis d'inviter dans ses rangs des milliers de jeunes hommes et de femmes frustrés de la région et du monde entier.

Aujourd'hui, alors qu’al-Baghdadi condamne les Frères musulmans et qualifie leurs membres d'infidèles et d'auxiliaires des croisés, les dirigeants du groupe, y compris le premier président démocratiquement élu d’Égypte Mohamed Morsi, pourrissent dans les prisons du régime de Sissi, lequel reçoit le soutien du « monde libre » et des dictateurs corrompus du monde arabe.

- Azzam Tamimi est un universitaire palestino-britannique et le président de la chaîne de télévision Alhiwar. Parmi ses livres, on compte : Hamas: Unwritten Chapters (Hurst, 2007) et Rachid Ghannouchi: a Democrat within Islamism (OUP, 2001).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : photo diffusée par al-Furqan Media qui montrerait al-Baghdadi s'adressant aux fidèles dans une mosquée de Mossoul en juin 2014 (AFP/AL-FURQAN).

Traduit de l’anglais (original). 

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