La guerre du briefcase : comment les gülenistes ont travaillé de l’intérieur pour prendre le pouvoir
Le 13 mars 2014, une réunion a eu lieu dans le bureau du ministre turc des Affaires étrangères d’alors, Ahmet Davutoğlu, en présence de plusieurs haut-représentants de l’État turc.
À la réunion, présidée par Davutoğlu, assistaient Hakan Fidan, chef des services de renseignements turc, le général Yaşar Güler, chef d’état-major adjoint des forces armées, et Fridon Sınırlı Oglu, directeur général du ministère des Affaires étrangères.
Presque rien ne ressemble à l’opération güleniste dans la région, que ce soit au sein des forces politiques islamiques, parmi les gauchistes ou les libéraux
Excepté Davutoğlu, qui était une personnalité politique en vertu de son appartenance au parti de la Justice et du Développement (AKP) et de son rôle en tant que parlementaire turc, tous les autres hommes à la réunion étaient des membres des bureaucraties politique et militaire. En d’autres termes, aucun d’entre eux n’avait d’étiquette ou d’affiliation politique.
Le groupe a discuté de questions relatives à la politique turque et son incidence sur la crise syrienne et débattu pour savoir si la Turquie devait intervenir dans la guerre.
Opérations d’infiltration
Quelques mois avant cette rencontre et à la suite de tensions qui s’accumulaient depuis plus de deux ans, un conflit a éclaté le 17 décembre 2013 entre le groupe de Fethullah Gülen et le gouvernement de l’AKP. Le mouvement de Gülen avait essayé d’utiliser ses leviers au sein du pouvoir judiciaire et du ministère public pour faire tomber le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, et plusieurs membres du cabinet afin de susciter une vacance du pouvoir.
Le mouvement güleniste a lancé des accusations de corruption contre plusieurs personnalités et ministres appartenant à l’AKP ainsi que des hommes d’affaires connus pour leur étroite association avec les cercles dirigeants du parti et leur hostilité à l’égard du groupe.
Le gouvernement a contrecarré l’opération güleniste, adoptant une série de mesures, notamment la démission des ministres contre lesquels des accusations de corruption avaient été portées. La position ferme adoptée par le nouveau ministre de l’Intérieur, Afkan Alaa, a joué un rôle important à cet égard.
Quelques mois plus tard, les deux procureurs qui ont exercé leurs pouvoirs pour lancer l’opération ont fui en Allemagne après la divulgation de leurs liens avec le groupe Gülen.
Cependant, ce dont le pays a été témoin en décembre 2013 a mis en lumière la profondeur de l’infiltration du groupe dans l’appareil d’État ainsi que l’ampleur des opérations d’espionnage et d’écoute clandestine qu’il avait entrepris dans tous les services de l’État et du gouvernement et contre des milliers de politiciens, d’universitaires et d’hommes d’affaires.
Révélation des outils d’espionnage
Le 23 mars 2014, à peine dix jours après la réunion des principaux hommes d’État dans le bureau du ministre des Affaires étrangères, les forces turques ont abattu un avion syrien qui venait de violer l’espace aérien turc.
Dans le climat de tension qui a accompagné la descente de l’avion syrien, la chaîne de télévision privée Kanal Türk a diffusé une partie de la discussion qui a eu lieu lors de la réunion qui abordait la politique turque en Syrie. Ensuite, de nombreuses preuves reliant Kanal Türk au groupe Gülen ont été divulguées, conduisant finalement à la fermeture de la chaîne.
Mais ce que la station avait diffusé était suffisant pour que les autorités turques en charge de la sécurité se rendent compte que le groupe n’avait pas hésité à espionner les services les plus sensibles et secrets de l’État et qu’il disposait des outils et des moyens pour ce faire.
Chacun sait que le bureau du ministre des Affaires étrangères, où s’est tenue la réunion, est situé à l’un des étages les plus sûrs du bâtiment du ministère et que ce bureau (et l’ensemble de l’étage d’ailleurs) est non seulement soumis à des fouilles régulières contre les appareils d’écoute, mais dispose également d’un système complet de protection contre l’espionnage.
Comment alors le groupe Gülen aurait-il réussi à enregistrer ce qui se passait lors de la réunion ?
L’enquête sur la fuite, qui a duré plusieurs semaines, n’est pas parvenue à trouver une réponse à cette question et n’a pas su déterminer qui en était l’auteur.
L’une des explications données par les appareils de sécurité de l’État à une atteinte aussi grave est que l’espionnage a été réalisé à l’aide d’un dispositif d’écoute traditionnelle qui a été installé à l’intérieur du bureau du ministre des Affaires étrangères avant la réunion et a été enlevé peu après.
Cependant, après avoir analysé le son de la bande diffusée par Kanal Türk, un groupe d’analyse technologique a conclu que le dispositif d’écoute était plus proche du sol du bureau du ministre des Affaires étrangères que d’une position élevée, comme son bureau, ce qui privilégiait la théorie selon laquelle le dispositif devait avoir été placé dans le porte-documents d’une personne assistant à la réunion.
Les aveux d’un colonel
L’échec du coup d’État du 15 juillet a conduit à l’arrestation d’un grand nombre d’individus qui étaient impliqués dans cette tentative. Leur arrestation a eu lieu soit lors des affrontements avec les comploteurs soit sur la base d’éléments de preuve qui démontraient leurs liens avec le coup d’État après son échec.
Parmi ceux pris en flagrant délit figuraient le colonel Livenet Turkan, aide de camp du chef d’état-major des forces armées, le général Khalusi Akar. C’est lui qui a dirigé l’opération visant à kidnapper Akar et l’a tenu en otage aux premiers instants de la tentative de coup d’État.
Turkan, qui a exprimé des regrets pour ses actes, a avoué qu’il était güleniste depuis 30 ans et a dépeint une image choquante de l’énormité de l’ampleur des activités du groupe au sein de l’armée. Pendant de nombreuses années, Turkan et plusieurs officiers de rang subalternes et intermédiaires de l’état-major, membres du groupe Gülen, ont espionné Akar, son prédécesseur, le chef adjoint de l’état-major et tous les officiers supérieurs qui n’étaient pas gülenistes, en particulier ceux qui occupaient des postes importants au sein de l’état-major.
Turkan a également avoué qu’il remettait les enregistrements une fois toutes les deux semaines à un haut fonctionnaire au sein du groupe en poste dans la capitale, Ankara. Il est intéressant de noter que tous ceux qui ont travaillé pour l’état-major, du chef d’état-major à l’officier le moins gradé, y compris ceux qui ont commis le crime d’espionnage, n’étaient pas des politiciens, mais des hommes d’État ou des membres de ce qu’on appelle la bureaucratie militaire.
En fin de compte, les aveux de Turkan ont aidé à faire la lumière sur l’ambiguïté qui entourait l’opération d’écoute de la réunion de mars 2014 au bureau du ministre des Affaires étrangères. Le dispositif d’écoute utilisé a été très probablement placé par un officier güleniste à l’intérieur du porte-documents du chef adjoint de l’état-major, le général Güler. Le dispositif en aurait été retiré après le retour de Güler à son bureau à l’état-major.
Un modèle rare
Alors, quelle est l’importance de cet aspect des activités du groupe Gülen ? Il n’est guère inhabituel pour un groupe politique de tenter de saper ou d’affaiblir ses adversaires politiques en utilisant parfois des moyens politiques légaux et moraux et, à d’autres moments, des moyens totalement immoraux et illégaux.
Personne ne sait avec certitude ce que le groupe comptait faire de ces énormes tas de données mis à sa disposition par le biais de son espionnage des institutions de l’État
Pourtant, c’est totalement différent quand un groupe politique agit sérieusement, dans l’ombre et sur le terrain d’un système d’État moderne, pour saper l’édifice de ce système et l’affaiblir par des efforts continus et bien planifiés.
Espionner des hommes d’affaires, des politiciens, des universitaires et des juges a fourni au groupe des outils de chantage abjects. Dans de nombreux cas, ces activités ont fini par ruiner des familles et des personnalités publiques, des hommes comme des femmes. Cependant, on ne sait pas avec certitude ce que le groupe comptait faire de ces énormes tas de données mis à sa disposition par le biais de son espionnage des institutions de l’État, notamment l’armée.
Comme les enquêtes l’ont montré jusqu’à présent, le groupe Gülen a ciblé le parti de la Justice et du Développement et d’autres partis qui ne sont pas dans le gouvernement, comme le Parti républicain du peuple et le Parti d’action nationaliste. Il a également cherché à infiltrer les petits groupes radicaux.
Pourtant, avant cela, et surtout, il a ciblé l’édifice de l’État turc lui-même : le système judiciaire, le ministère public, toutes les branches et services des ministères de l’Éducation et de l’Intérieur, toutes les branches des forces armées turques et les forces de la gendarmerie.
D’habitude, les groupes politiques cherchent à obtenir une existence légitime reconnue par la loi du pays. Mais, tout au long de son histoire, le mouvement de Gülen était désireux de rester secret et d’agir et de se développer clandestinement, loin du regard de la loi ou de l’opinion publique.
Le secret du groupe ne se limitait pas à sa structure organisationnelle, mais s’étendait aussi de manière plus dangereuse – et plus préoccupante – à sa structure idéologique et doctrinale. Presque rien ne ressemble à cela dans la région, que ce soit au sein des forces politiques islamiques, parmi les gauchistes ou les libéraux.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un manifestant turc tient une bannière avec les photos du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan et du religieux turc vivant aux États-Unis Fethullah Gülen lors d’une manifestation contre le gouvernement, le 30 décembre 2013 à Istanbul (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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