La Syrie dans le collimateur de la diplomatie de la canonnière
Voici comment Ferdinand Mount, écrivain anglais et commentateur politique, a décrit la déclaration Balfour : « le dernier souffle de la désinvolture édouardienne ».
Un état d’esprit similaire – la même insouciance des conséquences pour la population indigène du Levant, un vernis d’humanitarisme analogue, dissimulant de grands intérêts de pouvoir – est apparu de manière évidente suite à l’utilisation présumée d’armes chimiques contre la ville syrienne de Douma, le mois dernier. Il faut craindre des conséquences similaires de grande portée, prévisibles mais volontairement non anticipées.
Le plan A des Américains et leurs alliés était censé frapper beaucoup plus sévèrement le président syrien Bachar al-Assad, notamment dans l’une de ses résidences personnelles.
Apparemment, ce n’est que grâce au secrétaire américain à la Défense, James Mattis, inquiet de représailles possibles contre les quelque 2 000 soldats américains stationnés en Syrie, qu’a finalement été adopté le plan B – un ensemble de sanctions plus légères.
Par la suite, les dirigeants occidentaux ont clairement indiqué que si Assad poussait l’imprudence jusqu’à utiliser à nouveau des armes chimiques, les prochaines frappes pourraient être fatales pour ses centres de commandement et de contrôle militaire, voire pour lui-même.
Une nonchalance à couper le souffle
Ces menaces ont été assorties de l’assurance lénifiante que nous ne cherchions pas un changement de régime – jamais au grand jamais : tout ce que nous voulions, c’était qu’enfin Assad cesse d’utiliser des armes chimiques, et une transition vers, disons, au final, un État où Assad n’aurait pas sa place.
Dans ce cas, la « désinvolture » est à couper le souffle. Ces menaces signifient que l’alliance tripartite (États-Unis, Grande-Bretagne et France) envisage tranquillement l’éventualité de porter des coups fatals à l’armée syrienne, ce qui pourrait déboucher sur une résurgence des djihadistes de toutes tendances dans toute la Syrie, et éventuellement, même, sur la décapitation de l’État syrien.
Le problème, c’est qu’Assad, les Russes et les Iraniens pourraient la prochaine fois refuser de jouer leur rôle de punching ball. L’option d’une frappe légère, précuite, bien préparée, ne sera plus possible
Visiblement, il s’agit d’armes chimiques. Mais même en acceptant – de façon purement hypothétique – qu’Assad a effectivement utilisé des armes chimiques à Douma, on ne saurait condamner les seules armes chimiques, si l’on recherche par ces sanctions un rééquilibrage en faveur des groupes armés qui combattent Assad.
Il est impératif de jeter sur lui un soupçon massif, car les gouvernements britannique et français, ainsi que certaines personnalités de l’administration américaine, comptent bien exploiter précisément à cette fin la question des armes chimiques.
Ils ne se sont pas résignés à la perspective qu’Assad gagne le conflit et ils chercheront, par une série de subterfuges, à empêcher un tel dénouement.
Comment interpréter sinon les avertissements répétés de ne pas permettre à l'aide internationale de soutenir la reconstruction dans le territoire contrôlé par Assad ? Que dire encore de la persistance d’une présence américaine au nord-est de la Syrie ainsi que dans l’enclave al-Tanf à la frontière-Sud (présence encore renforcée par des forces spéciales françaises et britanniques), alors que ce qui reste du groupe État islamique (EI) dans ces terres désolées pourrait facilement être éliminé par l’armée syrienne, voire même par les seuls Kurdes ?
Comment interpréter autrement le soutien à un Comité de négociation syrien sans la moindre influence sur les groupes syriens de type talibans, alors qu’ils constituent la grande majorité des quelque 100 000 combattants encore présents sur le terrain ?
L’idée qu’Assad puisse concéder une « transition » à une poignée d’officiels pas même capables de garantir un cessez-le-feu entre ces groupes est si loufoque que l’on peut en faire un cas d’école du manque de sérieux de l’alliance tripartite quand elle évoque Genève.
Fuites sélectives
D’ailleurs, cette « désinvolture » ne se limite pas à l’éventualité de voir la politique occidentale – si tant est qu’elle aboutisse – conduire à la fragmentation de la Syrie. Attitude également peu soucieuse des conséquences pour l’ensemble du Moyen-Orient et l’alliance tripartite elle-même.
Il faudrait être singulièrement naïf pour croire qu’un scénario de type Douma ne se reproduira pas – à Idleb ou même dans une ville reculée aussi totalement inconnue que Douma en son temps.
L’alliance tripartite s’est enfoncée elle-même dans l’impasse : elle a si complètement misé sur le bien-fondé de ses accusations au sujet de Douma qu’elle ne pourra jamais accepter de voir l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) en venir à conclure, hypothèse possible, qu’aucune preuve de l’utilisation d’armes chimiques n’a pu être apportée. Les brillants jeunes fonctionnaires à Washington, Paris et Londres se prépareront à ne divulguer que des morceaux choisis du rapport attendu, de sorte que, quelle qu’en soit la teneur, il ne puisse donner l’impression d’invalider leur verdict préventif, déjà rendu a priori.
Si le rapport semble justifier les frappes, il sera salué comme le meilleur document jamais produit au Moyen-Orient depuis le retour de Moïse du mont Sinaï, les bras chargés des Dix Commandements gravés sur les Tables de la Loi. Dans le cas contraire, on lui reprochera de ne pas même valoir le papier sur lequel il a été rédigé, sous prétexte que Russes et Syriens auraient dissimulé les preuves. Même à leur corps défendant, les membres de l’alliance tripartite se sentiraient alors contraints de passer à l’action, en réaction à l’imminence inexorable de l’incident présumé.
Bataille existentielle
Le problème, c’est qu’Assad, les Russes et les Iraniens pourraient la prochaine fois refuser de jouer leur rôle de punching ball. L’option d’une frappe légère, précuite et parfaitement préparée, ne sera plus possible. L’alliance pro-Assad aura quant à elle défini ses propres représailles, et si l’affaire doit tourner à la bataille existentielle avec le sort du gouvernement Assad pour enjeu, tous les coups seront permis.
L’Iran n’aura plus aucune raison de ne pas ordonner au Hezbollah de tirer ses missiles sur Israël, même au prix du déclenchement d’une nouvelle édition de la guerre de 2006 au Liban. Bien avant cela, devant le spectacle glaçant des menaces échangées, les marchés auront porté un coup dur aux économies occidentales.
Avant même que soit tiré le moindre coup de feu, les primes d’assurance pesant sur les pétroliers dans le Golfe seront si élevées que l’approvisionnement en pétrole en sera menacé. Les prix monteront en flèche, des files d’attente s’étireront devant les stations-service – et les électeurs demanderont des comptes à leur gouvernement pour les avoir mis dans une telle panade, qui aurait pu si facilement être évitée.
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Et tout cela sans même inclure dans l’équation la réaction des Russes. Après Douma, les électeurs étaient déjà paniqués à la simple évocation d’une éventuelle Troisième Guerre mondiale. Si les naïfs se rassureront du recul apparent de la Russie, les adultes du Pentagone auront compris qu’ils doivent le peu qu’ils on pu accomplir à la mansuétude du président russe, Vladimir Poutine – suffisamment compréhensif pour admettre qu’il était devenu impossible au président américain Donald Trump de rétropédaler.
Les théoriciens des jeux ne perdront guère de temps à faire ce calcul : la prochaine fois, soit Trump devra concéder que Poutine ne peut plus se permettre de temporiser, soit se préparer à une très « cinétique » opération, dont la seule perspective effrayera les marchés et rendront hystériques les électeurs.
La prochaine crise
Nous allons tout droit vers une nouvelle version de la crise d’Agadir, également connue sous le nom de coup d’Agadir. En 1911, l’humanité avait failli basculer dans la Première Guerre lorsque l’Allemagne, contrariée par la mainmise française sur le Maroc, dépêcha une canonnière à Agadir, invoquant une prétendue menace sur les commerçants allemands. Douma a démontré que les canonnières restent d’actualité – mais cette fois-ci elles sont armées de Tomahawks.
Même le retrait des troupes américaines, souhaité par Trump – mais combattu par l’establishment militaire – ne modifierait en quoi que ce soit l’équation stratégique. À l’époque actuelle – où sont bafouées les lois internationales contre les agressions et où la force prime sur le droit, comme en 1911 – les États-Unis et ses acolytes peuvent utiliser leur puissance maritime dévastatrice où et quand bon leur semblera, sous n’importe quel prétexte qu’il leur plaira de manigancer, avec leurs propres peurs comme seul contrepoids.
Un simulacre de diplomatie régla la crise d’Agadir, au lendemain d’une chute de 30 % du marché boursier allemand, et Armageddon fut remis à plus tard. La désinvolture avec laquelle les élites de l’Atlantique se préparent à aborder la prochaine crise syrienne – inévitable – n’augure pas vraiment aussi heureuse conclusion.
- Peter Ford est un expert du Moyen-Orient. Cet arabiste a officié en tant qu’ambassadeur britannique en Syrie et à Bahreïn avant de rejoindre l’ONU pour travailler sur les questions liées aux réfugiés. Il commente fréquemment la situation syrienne dans les médias.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la ministre française de la Défense, Florence Parly, passe en revue les troupes à bord du FREMM Languedoc à Toulon, France, une semaine après les frappes tripartites contre le régime syrien, en représailles d'une attaque présumée aux armes chimiques (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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