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La Turquie après le massacre d’Ankara

Le décès de 102 manifestants pour la paix lors de l'attentat de samedi a suscité des récriminations entre le gouvernement turc et l’opposition. Les victimes étaient de gauche

Le décès de plus de cent manifestants pour la paix samedi matin au cœur d'Ankara a bouleversé la Turquie comme aucun autre événement de son histoire récente, et jeté dans la rue des manifestants, non seulement à Ankara et Istanbul, mais dans d'autres villes du pays.

Apparemment, il y avait deux kamikazes, des hommes, opérant à quelque distance l’un de l’autre, qui ont programmé leurs détonations de façon à ce que, paniqués, les gens se ruent vers le second attentat, portant ainsi au maximum le nombre de victimes. Ils se sont également concentrés sur les sections de la foule où se trouvaient le plus de partisans du Parti démocratique des peuples (HDP), le parti de centre-gauche enraciné chez les Kurdes. Comme lors du massacre de Suruç, qui a fait 34 victimes le 20 juillet dernier au sud de la Turquie, l'attaque visait les groupes kurdes et leurs alliés turcs de gauche.

Depuis ces explosions, les politiciens turcs sont à couteaux tirés quant à l’identité de leurs auteurs. La ministre turque des Affaires européennes, Beril Dedeoğlu, a suscité la dérision quand elle a suggéré que Daech et le PKK – Parti des travailleurs du Kurdistan, mouvement de guérilla responsable de la plupart des violences en Turquie ces deux derniers mois – pourtant ennemis jurés, pourraient s’être alliés.

D’autres allégations, tout aussi absurdes, ont été suggérées : serait ainsi responsable le mouvement Gülen, une confrérie soufie installée aux États-Unis qui est en désaccord avec le gouvernement turc. Un ministre turc a aussi déclaré que le HDP pourrait avoir perpétré des attentats contre ses propres rassemblements, afin d’accroître son capital de sympathie.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que, malgré les appels à la coopération et à l'unité lancés de tous côtés, l'opinion publique turque soit en colère et polarisée – et qu’elle vive également dans la crainte de ce qui pourrait arriver pendant les vingt jours précédant les élections législatives du 1er novembre. Les groupes d'opposition s’exaspèrent particulièrement de voir qu’au lieu d'essayer de collaborer avec le HDP, le gouvernement continue de le pointer du doigt, alors que c’est la principale victime de cet attentat ainsi que d’une série d'attaques antérieures, dont le pillage et l'incendie des bureaux de son parti. Le HDP a été exclu de la proposition de dialogue offerte suite à l’attentat par le Premier ministre, Ahmet Davutoğlu, aux deux autres partis d'opposition.

La sécurité personnelle du chef du HDP, Selahattin Demirtaş, devrait en ce moment être déclarée priorité nationale absolue, mais aucun signe n’indique que les cercles officiels partagent cet avis. En effet, le gouvernement semble demeurer complètement indifférent à ses mises en garde réitérées : il a averti qu’étant donné les pressions violentes auxquelles il est confronté, le HDP n’est pas en mesure de mener une campagne électorale. Demirtaş a annoncé lundi qu'en conséquence, le HDP n’organiserait pas de meetings électoraux.

Tout cela ne semble pas avoir fait chuter le nombre de ses sympathisants : tous les sondages montrent que ce parti parvient facilement à conserver la plupart des six millions de voix engrangées en juin auprès des Kurdes et des Turcs libéraux.

Dans de telles circonstances, l’AKP aurait sans doute été bien avisé d’adopter une autre stratégie, plus rentable et susceptible d’élargir sa base électorale : modérer ses critiques et respecter la ferme condamnation de la violence exprimée par Demirtaş à de nombreuses reprises. Effectivement, son parti et lui-même ont, jusqu'au printemps dernier, œuvré en faveur du processus de paix, en étroite collaboration avec le gouvernement. Cette stratégie qui prône l’exacerbation de la confrontation semble être le fruit des conseils de Yalçın Akdoğan, aujourd'hui vice-Premier ministre et depuis août 2014 le stratège le plus influent en matière de politique kurde.

Pendant ce temps, les enquêtes de la police semblent confirmer ce que la plupart des observateurs turcs non officiels avaient immédiatement supputé après l'attentat : il s’agissait d’une attaque organisée par la section turque/kurde de l’EI, étroitement liée à deux attaques antérieures contre le HDP, l’attentat de Suruç en juillet et celui perpétré lors du rallye de l’HDP à Diyarbakır, deux jours avant les élections du 7 juin.

Ces trois attentats semblent fortement liés, mais d’une façon encore inexpliquée. Les terroristes de Suruç et Diyarbakır venaient de la même ville ; ils avaient tous deux été formés par l’EI, et ils se connaissaient. On n’a toujours pas pu expliquer pourquoi le terroriste de Diyarbakır a été libéré par la police la veille de son attaque contre le meeting. Les premiers rapports d’enquête, non confirmés pour l’instant, indiquent que l'un des terroristes d’Ankara était le frère de celui de Suruç.

Quoi qu’il en soit, une sorte de réseau lié à l’EI était sans doute actif. On se demande bien pourquoi, pendant plus de quatre mois, aucune enquête n’a été diligentée pour dénoncer ses possibles liens avec des niveaux subalternes de l'administration. Peu après l'explosion d'Ankara, Selami Aktınok, ministre de l'Intérieur par intérim et haut fonctionnaire de police, a nié tout manquement à la sécurité. À Ankara, beaucoup de citoyens se sont étonnés de constater que le lendemain de l'explosion, la police s’était mise, pour des raisons de sécurité, à arrêter les citoyens qui déposaient des œillets sur les lieux. « Et hier, où étiez-vous donc ? », demandaient-ils.

La piste de l’EI n’a pas été suffisamment approfondie, ce qui contraste fortement avec la série de succès enregistrés en septembre par les services du renseignement contre le PKK, dont la découverte de cachettes ainsi que d’armes et d’explosifs.

Pour l’heure, cependant, il est urgent de ne pas se contenter de pallier ces manquements. La priorité est de créer un climat de confiance nationale, afin que la campagne des élections législatives se déroule en toute sécurité. Les campagnes électorales turques sont traditionnellement ponctuées d’énormes meetings, rassemblant des dizaines de milliers de personnes. Lors des réunions de masses organisées par l'AKP, la sécurité s’est toujours avérée rigoureuse et efficace. Or, tous les dirigeants de l'opposition méritent d’être protégés par le même système de sécurité sans faille. Pendant le week-end, un journaliste hostile a prédit au leader de l'opposition turque, Kemal Kılıçdaroğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP) : « vous aussi vous allez mourir. »

Le 11 octobre, l’insécurité, la peur et la défiance ressenties par l'opposition ont été éloquemment reflétées par les commentaires spontanés de Demirtaş devant les caméras, traduits en anglais et publiés sur Internet, dans lesquels il lançait de vigoureuses attaques personnelles contre Ahmet Davutoğlu, soulignant que les deux tiers du long discours télévisé de 30 minutes prononcé par le Premier ministre après l’attentat n’étaient qu’une diatribe contre Demirtaş.

Peu importe désormais à qui incombe la responsabilité des incivilités dans la politique nationale turque. La priorité est de briser le cycle de la violence avant qu'elle ne fasse d’autres victimes. Les personnes assassinées à Ankara étaient descendues dans la rue pour la paix, selon les manifestants. Le PKK a réagi en déclarant un cessez-le-feu par respect pour les morts. Sincère ou pas, ce geste a été complètement ignoré par le gouvernement.

Or, à moins que le gouvernement donne l’exemple en s’interdisant d’attaquer ses adversaires, et tente plutôt de parvenir à un compromis acceptable avec chacun d'entre eux, d’autres violences surviendront inévitablement – et elles profiteront aux architectes du massacre de samedi.
 

- David Barchard a travaillé en Turquie, où il était journaliste, consultant et professeur d'université. Il écrit régulièrement sur la politique et l'histoire de la société turque, et termine actuellement un livre sur l'Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une proche de Fatma Esen, victime du double attentat à la gare ferroviaire d’Ankara, pleure devant son cercueil lors d'une cérémonie funéraire au cimetière de Gazi dans le quartier de Fatih, à Istanbul, Turquie, 12 octobre 2015 (AA).

Traduction de l’anglais (original).

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