La Turquie se rapproche de l'objectif de la zone d'exclusion aérienne à la frontière avec la Syrie
« Ceci est juste le début », a déclaré vendredi le président Recep Tayyip Erdogan en annonçant que son pays va prendre activement part dans la coalition contre l'État islamique (Daech) et ouvrira ses bases aériennes militaires aux États-Unis et à d'autres pays alliés.
Bien que les frappes aériennes de vendredi soir aient été lancées contre six camps du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dans le nord de l'Irak, le signal le plus important du message du président plus tôt dans la journée a été peut-être que la Turquie se prépare maintenant à créer une zone d'exclusion aérienne et des zones tampons le long d’une section clé de sa frontière avec la Syrie.
Les médias turcs parlent d'une bande d'espace aérien de 90 kilomètres de long et 45 kilomètres de large s’étendant vers l'ouest de Jarabulus. Les jets de l'armée de l'air syrienne s’aventurant dans cette zone seraient abattus.
Si, comme les médias turcs l’ont suggéré et le président Erdogan l’a laissé entendre, les États-Unis ont accepté la zone d'exclusion aérienne – il y avait des doutes encore récemment - cela marque une percée pour la Turquie dans sa confrontation avec le gouvernement de Bachar al-Assad en Syrie. Si la zone d'exclusion aérienne entre en vigueur, ce sera un coup dur pour Assad et ses partisans.
Le 24 juillet, un porte-parole du département d'État, Mark Toner, a nié qu'il soit « juste de décrire ce qui se passe comme une zone d'exclusion aérienne », et a dit qu'il ne l’appellerait pas comme ça. À la place, la région est surnommée zone anti-Daech.
Il y a seulement cinq ou six ans, les relations entre la Turquie et la Syrie étaient si étroites que les deux pays s'étaient même unis pour des exercices militaires et personne ne pouvait imaginer un tel dénouement. Le rapprochement, après des décennies d'un conflit territorial sur la province turque d'Antakya, a été vu avec inquiétude par Washington qui avait depuis longtemps des relations tendues avec Damas.
Tout cela a changé brusquement quand le printemps arabe s’est propagé en Syrie et que le gouvernement Assad a commencé à réprimer brutalement les manifestations contre son régime. Quand les forces d'Assad ont écrasé les manifestations à Jisr al-Shugour en juin 2011, Erdogan a critiqué publiquement la violence . « Ils n’ont pas agi de manière humaine. C’est de la sauvagerie », a déclaré M. Erdogan.
Pendant un temps, Ankara a espéré qu'il pourrait utiliser ses bons offices pour parvenir à une solution aux problèmes internes de la Syrie. En août 2011, les gouvernements turcs et syriens ont fait un ultime effort pour parvenir à un accord et éviter une guerre civile alors que des groupes en Syrie mettaient la pression pour obtenir la démocratie et davantage de droits de l’homme.
Le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères de la Turquie, s’est rendu à Damas le 9 août 2011, a participé à six heures de discussions avec le gouvernement syrien et est reparti en laissant croire que les deux parties étaient parvenues à un accord avec un plan en quatorze points destiné à mettre fin au conflit naissant.
Très peu de temps après cette réunion, cependant, le gouvernement syrien a coupé les ponts jusqu’à ce que la Turquie s’inquiète du rejet de l’accord. Ce fut peut-être inévitable étant donné le déséquilibre de la répartition des communautés religieuses et politiques en Syrie et le pouvoir d’Assad basé sur les minorités, mais elle impliquait un combat à la fin amère.
Le dialogue entre la Turquie et ses anciens amis à Damas est maintenant terminé. Sept mois après la visite de onze heures de M. Davutoglu, les relations diplomatiques entre les deux pays ont été rompues et leurs ambassades à Damas et à Ankara fermées.
La Turquie, en collaboration avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, et la France, a intensifié un soutien clandestin aux groupes syriens d'opposition luttant contre Assad, et Istanbul est devenu le foyer des dirigeants de l'opposition syrienne en exil – bien que certains auront disparu d’ici deux ans, que l'initiative est passée à des groupes armés à l'intérieur de la Syrie tels que Jabat al-Nusra et qu’à partir du printemps 2013, l'État islamique s’est basé à Raqqa, la première capitale de province à avoir été prise par l'opposition.
Si un groupe plus modéré avait fait cela, tout aurait été prêt pour la proclamation d'un gouvernement alternatif, ouvrant la voie à une reconnaissance internationale. L'existence d'un gouvernement d'opposition aurait peut-être pu contribuer aussi à rendre possible la création d'une zone d'exclusion aérienne, que la Turquie considère comme l'instrument essentiel pour faire tomber Assad en brisant la domination aérienne de l'armée de l'air syrienne approvisionnée par les russes.
Finalement, ce fut la Syrie, qui, peut-être par inadvertance, a abattu un jet de l'armée de l'air turque en juin 2012. Malgré les tensions, cependant, la réponse turque a été restreinte et confinée à un petit bombardement transfrontalier.
Une conséquence de la supériorité dans les airs du gouvernement syrien a été qu'un nombre croissant de la population du pays a commencé à fuir dans les pays voisins pour leur sécurité. La Turquie, avec un gouvernement qui était à la fois fortement favorable aux rebelles et possédait également une bonne infrastructure et une économie forte, est devenue la principale destination pour les réfugiés.
En 2013, la goutte de réfugiés en provenance de Syrie vers la Turquie, qui a commencé à l'automne 2011 avec environ 7 500 personnes, s’est transformée en inondation.
Erdogan et les autorités turques ont vu - et voient toujours - l'accueil des réfugiés comme un devoir humanitaire qu’ils ne pouvaient pas refuser. La Turquie a répondu non seulement par la mise en place de camps mais en donnant aux nouveaux arrivants des droits à l'assurance médicale et en leur permettant de chercher un emploi.
Avec un nombre total de réfugiés officiellement évalué à 1,7 million au printemps dernier (bien que certains observateurs parlent de près de 2 millions), ils ont exercé une pression sur les finances publiques de la Turquie. Le pays a dépensé au moins six milliards de dollars pour les réfugiés syriens, qui ont entre-temps remplacé de nombreux travailleurs à bas salaires dans certaines communautés, en particulier le long de la frontière. Malgré ça, des poussées de tensions ethniques ont eu lieu mais ont été relativement peu nombreuses.
Les responsables turcs reconnaissent que la plupart des Syriens - bénéficiant non seulement de la sécurité, mais aussi de la vie dans un pays plus prospère - sont peu susceptibles de revenir chez eux, même si la guerre se termine.
Avec des parties de la Syrie sous le contrôle d'Assad - et une lutte acharnée en cours pour Alep, la deuxième ville du pays, à seulement 45 kilomètres de la frontière avec la Turquie – quoique l’on dise ouvertement pour le moment, le destin d'Alep va probablement influer fortement la réflexion stratégique turque.
En acceptant finalement, semble-t-il, la création de la zone d'exclusion aérienne, le président Barack Obama peut avoir enfin ouvert la voie à de vrais changements en Syrie après des années d'impasse.
Cependant, dans les circonstances actuelles, la cible principale n’est pas Assad et ses partisans, mais Daech et le PKK. Assad peut encore tomber à la suite de la dernière intervention de la Turquie, mais seulement si la Turquie peut réussir à dégager la zone proposée des combattants de Daech - comme elle a dit qu'elle essaie de faire - et de limiter sa confrontation avec le PKK contre lequel il se bat depuis 1984.
- David Barchard a travaillé en Turquie en tant que journaliste, consultant et professeur d'université. Il écrit régulièrement sur la société turque, la politique et l'histoire, et termine actuellement un livre sur l'Empire ottoman au 19ème siècle.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale du Middle East Eye.
Photo : un avion militaire de la Force aérienne turque atterrit à la dixième Tanker Base Command à Incirlik dans le district de Saricam, Adana le 24 juillet 2015 (AFP)
Traduction de l'anglais (original) par Emmanuelle Boulangé.
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