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L’Algérie d’une Constitution à l’autre : l’illégitimité permanente

Le nouveau président algérien prépare une nouvelle version de la Constitution qu’il veut « consensuelle ». Mais depuis l’indépendance, chaque révision de la loi fondamentale tente de réaliser un consensus de sérail au détriment d’un processus constituant souverain
Célébration du 45e anniversaire de l’indépendance algérienne, le 7 juillet 2007, à Alger (AFP)

Le régime politique algérien actuel est l’aboutissement d’une succession de coups de force qui ont lieu du déclenchement de la révolution en 1954 jusqu’aux coups électoraux du multipartisme en passant par le coup d’État militaire au lendemain de l’indépendance. 

Ce péché originel a brisé le consensus national forgé par le FLN-ALN (Front de libération nationale-Armée nationale de libération) au cours de la guerre d’indépendance. La discorde de l’été 1962 aurait pu, sans l’intervention populaire dans le nouveau champ politique en gestation, emporter tout le pays dans une congolisation. 

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Ahmed Ben Bella accueille, le 10 septembre 1962 au stade municipal d’Alger, Houari Boumédiène qui vient de pénétrer dans la capitale à la tête des troupes de l’armée des frontières (AFP)

Le « hirak » de l’été 1962 a évité de justesse au pays la décomposition sociale et le chaos économique. Le hirak du 22 février 2019, en réclamant un « État civil, pas militaire », a mis en branle un processus de modernité et de citoyenneté inédit dans l’histoire du mouvement social à travers le monde. 

Il permet de sécuriser l’alternance clanique au pouvoir. Chaque coup de force institue une situation singulière. Cette dernière est caractérisée par un faisceau de rapports de domination et de servitude volontaire consolidant le système de prédation et prévarication. Le coup de force militaire, constitutionnel, économique, islamique, médiatique, sécuritaire ou électoral, est permanent dans la consolidation du pouvoir prétorien.

Dans le processus de formation de l’État national, l’illégitimité est permanente et s’impose au détriment du processus de formation de la nation.

Une Constitution pour chaque président

Les Constitutions algériennes, comme dans les autres ex-colonies françaises, sont construites sur le modèle de la Constitution de 1958.

L’héritage français est plus nié qu’assumé. Le pouvoir reste réfractaire au respect des droits de l’homme et du citoyen. La principale limite aux droits des citoyens est l’absence de mécanismes d’appréciation de la constitutionnalité des lois devant les tribunaux.

Chaque Constitution consacre pourtant une vingtaine d’articles aux « droits et libertés ».

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Chaque chef d’État a jugé utile d’élaborer sa propre Constitution. La loi fondamentale est violée dans la vie de tous les jours par le législateur lui-même.

Le président Abdelaziz Bouteflika a l’amendée à trois reprises. Le nouveau chef d’État, Abdelmadjid Tebboune, n’a pas dérogé à la tradition politique. Il s’est attelé, dès son installation, à préparer l’amendement de la Constitution de 2016. 

Mais chaque révision constitutionnelle tente de réaliser un consensus de sérail au détriment d’un processus constituant, tant attendu par les Algériens. 

La première Constitution du pays

Au lendemain de l’indépendance, une assemblée plénière a permis à  Ahmed ben Bella, intronisé chef d’État dans une situation très confuse,  d’adopter un projet de Constitution. La première Constitution de l’Algérie indépendante n’est ni rédigée par l’Assemblée constituante, ni librement discutée.

La loi fondamentale est entérinée à la hussarde de crainte qu’un groupe de civils, par opposition au groupe des colonels, ne prenne le pouvoir. 

« La petite Constitution » de 1963 confère des pouvoirs très étendus au président de la République.

Le parlementarisme est de facto beaucoup plus une parodie qu’un pouvoir de proposition atténuant les abus d’un exécutif envahissant. Les pouvoirs législatif et judiciaire sont inféodés au pouvoir exécutif.

Il n’existe aucun contrôle de fait ni aucun contrepoids réel à l’action politique du premier magistrat du pays. Un chef d’État est politiquement irresponsable !  

Il n’existe aucun contrôle de fait ni aucun contrepoids réel à l’action politique du premier magistrat du pays. Un chef d’État est politiquement irresponsable !

L’autoritarisme ascendant a contraint le président de l’Assemblée constituante à démissionner seulement quelques mois après son élection. Pour Ferhat Abbas, cette institution est dépouillée de son pouvoir, le gouvernement ayant imposé son projet de Constitution.  

« Le gouvernement a soumis à de prétendus cadres d’un parti qui, en fait, n’existe pas encore, un projet de Constitution sans que l’assemblée en ait été informée. Faire approuver par des militants qui n’ont reçu aucun de cet ordre un texte fondamental relevant des attributions essentielles des députés, c’est créer la confusion et violer la loi », explique-t-il dans sa lettre de démission.  

Il sera jeté en prison avec d’autres figures de la révolution. L’Algérie indépendante entame ainsi un mauvais départ. 

Le coup d’État militaire de 1965

La « petite Constitution» est dissoute le 19 juin 1965. Un conseil de la révolution, sous la houlette du colonel Houari Boumédiène, dirige le pays. Le nouvel homme fort gère le pays par ordonnances tout en donnant une façade civile au pouvoir prétorien. Boumédiène est dépositaire d’un pouvoir quasi absolu que lui-même reprochait à Ahmed ben Bella.  

La construction d’un État fort qui survivrait aux événements et aux hommes devient la nouvelle idéologie à la bourgeoisie nationale ascendante. « À vouloir un ‘’régime fort’’, on ouvre la porte à la subversion et au désordre », écrivait Ferhat Abbas dès 1963.

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Houari Boumédiène prend le café dans une famille paysanne, en présence de Rabah Bitat, président de l’Assemblée populaire nationale algérienne, près d’Alger, en mai 1977 (AFP)

Une nouvelle Constitution est votée en novembre 1976. Le chef du conseil de la révolution se fait élire président de la République avec un score de 99,38 %.  

Le prétendant à la magistrature suprême fut le seul candidat au poste.  Le nouveau texte opte pour un socialisme spécifique. L’irréversibilité du socialisme sera abrogée par le colonel Chadli Bendjedid, un membre du conseil révolutionnaire, en 1989.  

La Constitution de Chadli Bendjedid   

Les émeutes d’octobre 1988 qui ont profondément secoué le régime politique sont survenues après une série de contestations populaires à Tizi Ouzou (1980), Oran et Saïda (1982), Oran (1984), Alger (1985), Constantine et Sétif (1986).  

Ces émeutes ont paradoxalement insufflé une nouvelle dynamique au pouvoir. Une nouvelle Constitution est unilatéralement décidée en février 1989.  

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Ce nouveau texte met un terme à un monopole économique, médiatique et politique. Un multipartisme dévoyé est mis en place au détriment d’un processus constituant. Plusieurs groupes politiques, y compris les islamistes, sont inclus dans la brèche démocratique. 

Le maillage sécuritaire de cette ouverture est perçu comme infaillible. De manière très étrange, les islamistes parviennent sans coup férir à échapper à la vigilance des services de sécurité. Très pressés, toutefois, ils tentent de prendre tout le pouvoir en excluant le noyau dur de l’État profond de la nouvelle configuration politique. 

Les islamistes « modérés » tirent un grand enseignement de l’expérience des islamistes « radicaux ». Ils optent pour la stratégie de l’entrisme, particulièrement dans les institutions qui font main basse sur l’économie informelle et le bazar.  

Un multipartisme dévoyé est mis en place au détriment d’un processus constituant. Plusieurs groupes politiques, y compris les islamistes, sont inclus dans la brèche démocratique

L’entrisme des communistes est plus politique qu’économique. De ce point de vue, les islamistes sont plus marxisants que les communistes. Sans grande surprise, le leadership des groupes islamistes dans le monde est constitué de communistes. L’entrisme, une vieille question en politique, reste toujours d’actualité. Mais cette stratégie de pénétration ne s’est pas avérée fructueuse dans un système autoritaire donné.   

Dans la confusion politique qui régnait à l’époque, le terme de socialisme disparaît, comme par enchantement, dans la nouvelle loi fondamentale. Un groupe restreint d’officiels décide de changer l’orientation politique et idéologique de la loi fondamentale sans la mise en place d’un large débat contradictoire et démocratique. Ce groupe qui a défendu bec et ongles le socialisme spécifique a mis en place du jour au lendemain un autre modèle économique produisant des oligarques sous Abdelaziz Bouteflika.

La Constitution de Liamine  Zeroual

La révision de la loi de 1989 sous la houlette du général Liamine  Zeroual a eu le grand mérite de mettre un terme au pouvoir à vie du président de la République. La Constitution de 1996 consacre l’alternance en limitant à deux le nombre de mandats présidentiels. 

Comme un autre amendement important, cette révision a mis en place la chambre haute du Parlement. Le tiers des membres du Conseil de la nation est coopté par le président de la République. L’accord du Sénat  est incontournable pour tout projet de susceptible de toucher aux  intérêts du pouvoir oligarchique. Les 144 membres bénéficient d’honoraires et privilèges exorbitants. 

Il ne faut pas s’attendre à ce que le comité d’éminents experts chargé de réviser la Constitution de 2016 fasse des propositions de dissolution de cette « institution refuge ». Le pouvoir ne compte pas les deniers publics pour élargir le cercle des thuriféraires et affidés.   

Les Constitutions et l’alternance clanique

L’élection d’avril 1999, de par la nature des programmes des sept candidats, pouvait en effet insuffler une dynamique régionale de changement unique dans son genre si elle n’était pas pervertie. 

Un quartet des généraux a en effet coopté, à l’issue d’une élection inédite Abdelaziz Bouteflika, un ex-membre du conseil de la révolution.  Dès son installation, le nouveau chef d’État, aigri par sa traversée du désert, a crié haut et fort que la Constitution de 1996 ne lui convenait pas. Mais le directoire des décideurs ignorait tout de sa méthode de travail, semble-t-il. Les militaires étaient le premier groupe à faire les frais de sa mégalomanie.

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Le nouveau chef d’État voulait à tout prix changer les règles du jeu de sa cooptation afin de s’accaparer de tout le pouvoir, constitutionnel et informel. Il se contente, dans un premier temps, d’une révision superficielle et de la réorganisation de l’appareil militaro-sécuritaire. Cet appareil fera l’objet de plusieurs restructurations, de la mise à la retraite d’officiers supérieurs et du rajeunissement du haut commandement militaire. 

Les services de sécurité, notamment le DRS, doivent être placés sous la tutelle de la présidence de la République. Dans cette perspective, le chef d’État s’est réapproprié, avant ces opérations, l’intégralité du pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires. Le président de la République partageait jusque-là ces prérogatives avec le chef du gouvernement.

La Constitution de 2002 accorde finalement au tamazight le statut de langue officielle au même titre que l’arabe. Cet amendement est le couronnement d’une longue lutte du mouvement culturel amazigh (MCB). Ce mouvement était dirigé en 2001 par les arouch, une organisation de type traditionnel. Le pouvoir, en dépit de tensions au sein du sérail, n’a pas eu de grandes difficultés à ghettoïser la mobilisation populaire qui a duré plusieurs mois. 

Le plus important des amendements de la Constitution en 2008 est relatif à la suppression de l’article limitant le nombre de mandats. Cette limitation serait « attentatoire à la souveraineté populaire », elle ne consacre pas l’alternance démocratique au pouvoir. « Abdelaziz Bouteflika doit se maintenir ad vitam æternam à la tête de l’État », ajoute  un communiqué ministériel.  

L’article 74 permet la réélection indéfinie du président en exercice, une présidence à vie. 

Présidence à vie 

Pour le président de l’Assemblée nationale, « la notion d’alternance au pouvoir et le principe de la limitation des mandats sont une invention diabolique de l’impérialisme rampant et tentaculaire conçue expressément pour maintenir au stade primitif les continents africain et asiatique ». 

Pour les tenants de la présidence à vie, un troisième mandat est hautement stratégique : il permet à Abdelaziz  Bouteflika de parachever  son « œuvre » entamée depuis avril 1999.

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Le candidat à la présidence algérienne Abdelaziz Bouteflika, à Adrar, le 9 avril 1999 (AFP)

Très étrange, l’initiateur de la Constitution de 1996 est resté silencieux quant à l’amendement de cet article qui lui a valu une sortie par la grande porte. « Les capitaines d’industrie » ont soutenu financièrement la campagne électorale pour le troisième mandat.

Plusieurs de ces industriels devenus entre-temps des oligarques ont été condamnés à des peines d’emprisonnement lors de la campagne anti-corruption sous la houlette du général Ahmed Gaïd-Salah en 2019.

Le troisième mandat a exacerbé les luttes intestines notamment pendant la crise sécuritaire conduisant à la prise d’otages de Tiguentourine

La nouvelle loi est passée par voie parlementaire comme une lettre à la poste. La veille, les honoraires des parlementaires ont substantiellement augmenté pour atteindre plus d’une vingtaine de fois le salaire minimum garanti.

Cette augmentation qualifiée de « scandaleuse » a contribué à décrédibiliser davantage les assemblées électives, à telle enseigne qu’un groupe de députés a cadenassé le portail de l’entrée de l’Assemblée nationale en 2018 !

Le troisième mandat a exacerbé les luttes intestines notamment pendant la crise sécuritaire conduisant à la prise d’otages de Tiguentourine. Les dégâts collatéraux de la gestion de cette crise ont conduit à la fermeture du site gazier pendant une année. 

Un texte ésotérique

En dépit de tout cela, Bouteflika est reconduit pour un quatrième mandat alors que son état de santé s’est détérioré au point qu’il est devenu la risée des chancelleries étrangères.

Le limogeage en 2015 de Mohammed Mediène, alias « Toufik », le chef du DRS (services secrets), précipite la révision constitutionnelle de 2016.

L’État Bouteflika était de toute manière condamné à s’effondrer
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Auparavant, en 2012 et 2013, une série de lois organiques (partis politiques, ONG, médias….) ont été promulguées en vue de verrouiller davantage le champ politique en préparation à la reconduction pour un quatrième mandat.  

Le nouveau texte ésotérique introduit plus d’une centaine d’amendements. Notons la réintroduction de la limitation des mandats et l’interdiction des binationaux à des hautes fonctions de l’État.

L’article 51 reposant sur la mentalité de la guerre froide reste dominante dans les révisions constitutionnelles. 

La classe dominante a réussi contre toute attente à imposer un homme malade pour un cinquième mandat consécutif alors que son bilan était catastrophique.

Cette humiliation de trop a propulsé tout un peuple dans la rue pour crier sa colère contre le « bouteflikisme » et les révisions constitutionnelles. 

Le problème fondamental du régime algérien n’est pas tant la révision constitutionnelle – le texte étant violé, de surcroît à la première occasion qui se présente au législateur – que l’idée même d’une alternance démocratique, libre et transparente. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Rachid Tlemçani est enseignant-chercheur à l’Université d’Alger, professeur en relations internationales et sécurité régionale. Il a exercé dans plusieurs universités et think tanks (Harvard University, Georgetown University, Uppsala University, European University Institute et Carnegie Institution). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles dans des revues spécialisées comme Middle East Quarterly et Maghreb Machrek. Il travaille actuellement sur le thème de la consolidation de l’État sécuritaire de type autoritaire.
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