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L’État Bouteflika était de toute manière condamné à s’effondrer

Le « système » Bouteflika était mort avant même la démission du chef de l’État déchu le 2 avril dernier

Le 19 avril 2009, Abdelaziz Bouteflika va prêter serment pour un troisième mandat (AFP)

Dans un État au système présidentiel, résumé en une bureaucratie centralisée et caporalisée par la seule instance présidentielle, les choses ne pouvaient plus durer depuis le troisième mandat d’Abdelaziz Bouteflika.

La thèse qui, aujourd’hui, prétend que c’est le système profond qui a tout fait pour déposer Bouteflika afin de garantir la continuité de l’État peut paraître paranoïaque ou complotiste, mais la vérité est là : le système de l’État algérien se serait effondré tout seul si le cinquième mandat de Bouteflika n’avait pas été balayé par la colère des Algériens.

L’étendue de la corruption et l’escamotage de la décision présidentielle ont pris en otage ce qui restait du fonctionnement de l’État algérien, déjà tellement affaibli par la gouvernance égocentrique et atavique des trois pôles du régime : la présidence, l’état-major et les services secrets.

Un travail de sape méthodique

Pour rappel, durant vingt ans, Abdelaziz Bouteflika, pourtant fin connaisseur du régime, s’était lancé dans une guerre d’usure contre les autres pôles du pouvoir afin d’asseoir l’autorité présidentielle.

Bouteflika a préféré mener la politique de la terre brûlée, s’alliant avec ce que le régime avait de pire comme clientèle montante

Il s’ensuivra une série d’effondrements des mécanismes de régulation et de contre-pouvoirs internes et le déclenchement de mini guerres civiles entre les différents segments autoritaires.

Aveuglé par l’obsession de l’intrigue et le mépris envers la superstructure sécuritaire et bureaucratique qu’il trouve en débarquant d’exil en 1999, Bouteflika et ses proches n’ont eu de cesse de mener un travail de sape méthodique.

L’homme qui a été carrément chassé d’Algérie au début des années 1980, avec poursuites de la justice pour détournement de la fortune des Affaires étrangères dont il était en charge, connaissait le caractère impitoyable du système : il voulait en découdre pour « mater » les plus puissants, mais finalement, n’a fait que confondre État et système dans sa longue et patiente entreprise d’accumulation des pouvoirs.

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Se sentant menacé par les « janviéristes », ces généraux qui ont assumé la guerre civile depuis l’interruption du processus électoral en janvier 1992, et par des appareils de pouvoir (le FLN, l’administration centrale et régionale, les services secrets…), Bouteflika a préféré mener la politique de la terre brûlée, s’alliant avec ce que le régime avait de pire comme clientèle montante.

Oligarques mafieux et politiciens véreux, eux-mêmes fabriqués par la barbouzerie de certains « services » et boostés par des complicités de quelques hauts gradés, ont vite retourné leur veste pour se mettre au service de cette opération de destruction afin de profiter de la manne de la commande publique.

« Un schéma suicidaire »

Ce conglomérat de « camorristes », pour reprendre un haut responsable de l’État mis à l’écart, a fini par prendre le pouvoir à mesure que la santé du chef de l’État se détériorait. Passant par l’entremise du frère cadet du président, Saïd Bouteflika, le réseau des Ali Haddad & co n’a cessé de prendre de l’ampleur, devenant un État dans l’État.   

« Bouteflika, dans sa course au pouvoir absolu, et face à ce qu’il croyait être la réalité du pays, c’est-à-dire une clientèle à acheter ou à défaut à réprimer via la police ou les services, s’est enfermé dans un schéma suicidaire », raconte un haut cadre qui a fréquenté les arcanes du palais d’El Mouradia, siège de la présidence de la République.

Installé dans une bulle coupée des réalités, otage de hauts responsables dont la majorité profitait au maximum des deniers publics (on voit le nombre de ministres et autres Premiers ministres en prison aujourd’hui) et des hommes d’affaires devenus des décideurs, Bouteflika a participé à l’effondrement de la fonction présidentielle.

Selon l’Association algérienne de lutte contre la corruption, durant ces quinze dernières années, 60 milliards de dollars ont été détournés.

Saïd Bouteflika (à droite), l’ex-chef de l’État Abdelaziz Bouteflika (centre) et Abderrahim-Nacer Bouteflika (à gauche) lors des législatives du 17 mai 2007 (AFP)
Saïd Bouteflika (à droite), l’ex-chef de l’État Abdelaziz Bouteflika (centre) et Abderrahim-Nacer Bouteflika (à gauche) lors des législatives du 17 mai 2007 (AFP)

Pire, la gestion des affaires de l’État, particulièrement depuis l’AVC de Bouteflika en avril 2013, a été complétement privatisée par ses deux frères, Saïd (en détention) et Abderrahim (dit Nacer).

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Le premier « gérait » les réseaux d’allégeance politique et économique. Le second, ex-secrétaire général du ministère de la Formation professionnelle, s’occupait du fonctionnement technique de l’État : carrières et missions des hauts cadres, transmission des orientations aux ministres, etc.

Plus on avançait dans le catastrophique quatrième mandat (depuis 2014), plus ce fonctionnement a minima du système s’imposait comme unique manière de gouverner.

Imaginez des institutions, des ministères, des préfectures, etc., qui n’obéissaient qu’à de vagues ordres, souvent anachroniques, transmis par voie non officielle !

« Système camorriste »

Le rétrécissement du cercle de la décision, devenu en plus clandestin, la dévitalisation des think tanks internes et la logique unique de l’allégeance menaçaient sérieusement les fondements mêmes de l’État.   

Cette logique de l’allégeance, de l’obéissance, a vite montré ses limites : les plus zélés supporteurs du système Bouteflika ont très vite retourné leur veste dès la chute de l’ex-président. Ils occupent aujourd’hui, pour certains des plus célèbres, les cellules de la grande prison d’El Harrach à l’est d’Alger, pour corruption, détournement de fonds, etc.

Comment maintenir en vie un État sans gouvernance et face à la gangrène d'une corruption qui touche les plus hauts sommets de la décision ?  

« Dans le système camorriste, on ne tient les obligés que par le duo argent-terreur. Dès qu’on perd ces deux armes, on est nu, fragile, voué à la pendaison par ses propres hommes », résume le haut responsable.   

La machine était grippée, elle le reste encore aujourd’hui vu les dégâts immenses de ces années Bouteflika à la fin desquelles l’homme qui voulait régner seul ne régnait plus du tout, laissant le pouvoir à d’autres cercles que l’opposition a appelés « les forces extraconstitutionnelles ».

« En finir avec l’omerta »

Finalement, le système algérien ne pouvait plus faire ce qu’il faisait de mieux : mimer un fonctionnement normal.

Dans ce sens, même si le cinquième mandat de Bouteflika avait été possible, le collapse était inévitable. Comment maintenir en vie un État sans gouvernance et face à la gangrène d'une corruption qui touche les plus hauts sommets de la décision ?  

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« Même durant les années 1990 et la guerre civile, nous avions toujours l’ingénierie de l’État qui était maintenue, fonctionnelle et renouvelable. Il y avait une part de corruption, d’allégeance aux chefs du moment, mais cela coexistait toujours avec des segments de l’administration qui avaient le sens de l’État, qui évitaient de basculer dans l’État-voyou. Cela n’a pas été le cas sous Bouteflika, surtout lors des deux derniers mandats », explique un ancien ministre.     

Aujourd’hui, et alors que les tentatives de sortie de crise se succèdent sans grand succès, la question est de savoir si la conjonction de la mobilisation populaire et de l’opération « mains propres » réussira à réformer le mode de gouvernance.

« Changer les hommes, mettre en prison les voyous de l’État ou de l’économie, ne suffit pas », commente un ancien haut responsable. « Il faudra changer le logiciel du système, bâtir des institutions réellement représentatives et non des appareils rentiers et éternellement redevables aux chefs du moment, et surtout renouer avec le processus de la construction de l’État post-indépendance. » 

« Quitte à institutionnaliser la rente qui structure le système et en finir avec l’omerta érigée en mode de gouvernance et d’accaparement du pouvoir. Car ce qu’il nous faut comprendre aujourd’hui, c’est comment toute cette folie a été possible ! ».     

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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