Le Canada tourne le dos à la politique étrangère des néoconservateurs
Le 8 septembre 2012, le Premier ministre canadien Stephen Harper et son ministre des Affaires étrangères John Baird avaient participé à un sommet de la Coopération économique pour l’Asie–Pacifique (APEC) à Vladivostok. Durant ce sommet, John Baird avait tenu une conférence de presse pour faire une déclaration. Bien que la déclaration en question n’ait eu que peu de rapport avec le sommet, elle fit rapidement la une des journaux et se répercuta dans le monde entier : le Canada avait mis fin à ses relations avec l’Iran.
C’était presque du jamais-vu, puisque l’on n’a d’habitude recours à ce genre de mesure que dans les circonstances les plus graves.
Baird énuméra les raisons qui avaient entrainé cette décision. Selon lui, l’un des facteurs déclenchants avait été la préoccupation pour « la sécurité des hommes et des femmes travaillant à la mission canadienne ». Il mentionna l’attentat contre l’ambassade britannique à Téhéran comme une preuve que les diplomates canadiens étaient en danger à Téhéran. Or l’ambassade britannique avait été attaquée presque un an plus tôt, en novembre 2011. En outre, le vice-Premier ministre britannique Nick Clegg avait déclaré à la BBC immédiatement après l’incident que la réponse du Royaume-Uni n’impliquerait pas de « d’interrompre toute relation diplomatique avec l’Iran. » On pouvait alors se demander pourquoi c’était le Canada, et non le Royaume-Uni, qui choisissait de mettre un terme à ses relations avec Téhéran.
En outre, cette décision prise par le Canada en 2012 contredisait leur gestion diplomatique de l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979, quand ils avaient aidé six diplomates américains à fuir l’Iran. Couper tous les liens avec l’Iran aurait alors pu être justifié, compte tenu du climat révolutionnaire enflammé qui menaçait sérieusement la sécurité du personnel canadien. Mais le Canada avait choisi de ne pas interrompre ses relations diplomatiques avec l’Iran.
Blair mentionna aussi les autres motivations du Canada pour mettre fin à ses liens avec le gouvernement iranien, entre autres les violations des droits de l’homme perpétrées par ce dernier. Mais si les violations des droits de l’homme étaient vraiment l’une des raisons derrière cette décision, les relations avec l’Iran auraient dû être interrompues des années auparavant, quand la tension entre les deux pays avait atteint son apogée avec la mort tragique de Zahra Kazemi. Zahra Kazemi, une journaliste possédant la double nationalité canadienne et iranienne, avait trouvé la mort dans des circonstances suspectes lors de sa détention en Iran en 2003.
Le Canada, d’ordinaire pacificateur, vira à droite
Des années 1950 – quand Lester Pearson, titulaire du prix Nobel de la paix, devint secrétaire d’État aux Affaires étrangères (et plus tard Premier ministre) – jusqu’en 2003, la politique étrangère du Canada se caractérisa essentiellement par son soutien à la paix et au maintien de la paix. En 2003, quand le dirigeant libéral Paul Martin succéda à Jean Chrétien, la politique étrangère du Canada vira à droite – une démarche motivée par le désir du Canada de devenir un acteur légitime de la politique internationale. Ce virage à droite de la politique étrangère se confirma quand Stephen Harper, le leader du tout nouveau parti conservateur, devint Premier ministre du Canada en 2006.
Pendant le mandat du Premier ministre libéral Jean Chrétien, Harper l’avait critiqué, déclarant qu’ « une hostilité flagrante envers les États-Unis, un anti-américanisme, caractérisaient désormais la politique canadienne. » Sans tenir compte des 71% de Canadiens qui soutenaient la décision de l’administration Chrétien de rester en dehors de la guerre en Irak, Harper attaqua le gouvernement libéral, l’accusant d’être « poltron et immature ». Harper tenta sans relâche de fonder une branche canadienne de néoconservatisme américain à Ottawa.
Le changement de politique envers Israël a été un autre fait nouveau dans la politique étrangère du Canada pendant le mandat de Harper. En 2009 le Toronto Star, le quotidien le plus lu au Canada, rapportait que « le Canada s'était dressé seul face au Conseil des droits de l’homme des Nations unies… seul parmi 47 pays à s’opposer à une motion condamnant l’offensive militaire israélienne à Gaza ». Le Toronto Star écrivit aussi que « les observateurs commentent que le soutien indéfectible apporté par Ottawa à Israël dans le conflit actuel… se démarque de ses positions passées plus neutres».
En octobre 2010, le Canada a perdu face au Portugal lors d’un vote pour un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Les observateurs ont attribué la défaite du Canada à sa politique pro-israélienne à l’ONU. Répondant à ses détracteurs, Harper affirma, « tant que je serai Premier ministre, que ce soit à l’ONU ou à l’Organisation internationale de la francophonie ou ailleurs, le Canada maintiendra cette position quoi qu’il en coûte. »
En janvier 2014, Harper devint le premier Premier ministre canadien à prendre la parole devant la Knesset. Lors de cette séance, il promit avec fougue que « le Canada bravera toutes les intempéries à vos côtés ».
La rupture des relations diplomatiques avec Téhéran se comprenait parfaitement dans la cadre de cette vision du monde.
Justin Trudeau fait marche arrière
Le 19 octobre, les élections canadiennes ont fait perdre à Israël son « meilleur ami ». Âgé de 43 ans, Justin Trudeau a conduit le Parti libéral canadien, de tendance centre-gauche, vers une victoire écrasante après la campagne électorale la plus longue depuis 1872. Les libéraux ont obtenu une majorité inattendue au Parlement. Trudeau a annoncé qu’il se démarquerait de son prédécesseur en revenant au format traditionnel de la politique étrangère canadienne – c’est-à-dire, la prédominance du gant de velours sur la main de fer.
Trois changements significatifs se font déjà sentir. Trudeau est déterminé à restaurer les relations du Canada avec l’Iran, à mettre un terme à la période de relation privilégiée avec Israël, et à se retirer de l’offensive contre l’EI dirigée par les Américains. Cette démarche a été interprétée comme l’annonce officieuse de la fin du soutien du Canada aux stratégies des États-Unis en négligeant l’intérêt national du pays ou son système de valeurs traditionnel axé sur le maintien de la paix, connu dans le monde entier.
Ottawa contre Washington?
Aux États-Unis, tous les derniers sondages concernant les candidatures aux élections présidentielles de 2016 indiquent qu’Hillary Clinton devance largement les autres candidats. Malgré son soutien – au demeurant assez tiède – à l’accord sur le nucléaire iranien, Clinton a la réputation d’être hostile au gouvernement iranien et pro-Israël, se targuant d’une relation conflictuelle avec l’Iran.
En partant du principe qu’il n’y aura pas de coup de théâtre lors des élections américaines de 2016 – d’après les sondages, Bernie Sanders, le candidat démocrate de gauche, ne devrait pas réussir à gagner les primaires de son parti – il est plus que probable que le prochain président, qu’il s’agisse d’Hillary Clinton ou d’un Républicain, adopte une approche pro-Israël et une position ferme envers Téhéran. Si c’était le cas, on pourrait s’attendre à une confrontation entre Washington et Ottawa. Un tel différend évoquerait les relations tendues entre Jean Chrétien et George W. Bush à la suite des attentats terroristes du 9 septembre 2001, quand le Canada refusa de participer à l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis.
On pourrait affirmer que ce changement dans la politique étrangère du Canada ne profitera pas beaucoup à l’Iran, dans la mesure où le Canada ne joue pas un rôle majeur sur la scène politique mondiale. Bien que cette théorie comporte une part de vérité, n’oublions pas que le Canada est un membre du G7.
Étant donné le fait que l’accord sur le nucléaire et la levée des sanctions internationales contre l’Iran ont déclenché une ruée des compagnies européennes ouvrant la voie à Téhéran pour décrocher des contrats, on peut s’attendre à ce que l’Europe s’écarte de la politique de confrontation qu’elle a poursuivie durant la dernière décennie.
Si cela se produit, l’alliance entre le Canada et l’Europe isolera les États-Unis, au cas où Washington décide de durcir sa politique contre Téhéran. Une telle attitude envers l’Iran compliquerait la mise en œuvre de la stratégie souhaitée par les États-Unis, parce que sans le soutien du Canada, la situation n’opposerait plus l’Amérique du Nord à l’Europe. En conséquence, les États-Unis disposeraient d’une marge de manœuvre extrêmement réduite.
- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste freelance qui écrit principalement sur la politique intérieure et étrangère de l’Iran. Il est également le coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace, publié en mai 2014.
Photo: le Premier ministre canadien Justin Trudeau prend la parole lors d’une conférence de presse à Rideau Hall, après son assermentation comme 23e Premier ministre du Canada à Ottawa, Ontario, le 4 novembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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