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Le déclin de l'EI en Libye et au Levant préoccupe la Tunisie

La perte de la ville de Syrte est loin d’être le coup final porté à l'EI en Libye ou en Afrique du Nord. Le groupe a toujours la possibilité de poursuivre son objectif stratégique de provoquer l'instabilité dans la région

Alors que le groupe État islamique (EI) continue de perdre du terrain en Irak et en Syrie et que les attaques apparemment inspirées ou facilitées par l’EI sur le sol européen sont devenues tragiquement familières, il semble pertinent de se demander quelles pourraient être les prochaines manœuvres de l’EI.

Les efforts du groupe pour placer la Libye à l’avant-garde de son soi-disant « califat » ont vacillé parallèlement au déclin du contrôle territorial de l’EI dans le pays. Néanmoins, alors que des milliers de combattants originaires de Tunisie ou d’autres pays d'Afrique du Nord pourraient chercher à rentrer chez eux dans un avenir proche, l’ambition du groupe de renforcer sa présence en Afrique du Nord est loin d'être morte et enterrée.

Début 2016, la ville libyenne de Syrte était sur le point de devenir la capitale de facto de l’EI hors de l'Irak et de la Syrie. Cependant, une offensive lancée en mai 2016 par des forces alignées au Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par l'ONU contre le groupe en Libye avec l’aide aérienne américaine a éradiqué la présence de l’EI dans la ville en huit mois.

De nombreux combattants de l’EI ont évacué Syrte avant sa défaite et se sont dispersés dans les environs et à travers la Libye. Regroupés en cellules de petite taille, ils conservent la capacité d'attaquer les autorités locales et d’endommager l'économie volatile du pays en ciblant ses infrastructures pétrolières.

Liaisons dangereuses : la connexion Libye-Tunisie

Les combattants de l’EI qui ont fui Syrte ont également pu franchir la frontière vers la Tunisie voisine et rejoindre leurs camarades qui tentent de s'y établir.

La ville frontalière de Sabratha, dans l'ouest de la Libye, à une centaine de kilomètres de la frontière tunisienne, est connue comme une zone sensible de l'activité milicienne et un point focal pour la contrebande entre les deux pays. L’EI y possédait autrefois un camp d'entraînement, dans le quartier de Qasr Tahil. C’est là qu’a été formé Noureddine Chouchane, l'un des Tunisiens accusés de l'attentat de la station balnéaire de Sousse et du musée du Bardo à Tunis en 2015.

Malgré une frappe aérienne américaine contre le camp d'entraînement en février 2016, la présence du groupe à – et autour de – Sabratha n'a pas disparu, ce qui a obligé le conseil municipal de la ville à créer une nouvelle force de sécurité surnommée « salle d'opérations anti-EI » pour maintenir l’ordre dans la région. Cette initiative est le produit de la crise politique et du déclin économique en cours en Libye, où trois gouvernements, deux parlements et une pléthore de milices armées se battent et jouent des coudes pour le pouvoir, en dépit des efforts actuels de rapprochement politique.

C'est ce manque de gouvernance qui offre à l’EI l’occasion de se regrouper dans certaines régions de la Libye malgré sa défaite territoriale. Ainsi, la capacité du groupe à demeurer dans la région de Sabratha permet à ses membres de se déplacer entre la Libye et la Tunisie.

Il existe des liens étroits entre les combattants de l’EI en Tunisie et en Libye, tant sur le plan organisationnel qu'individuel. Les membres tunisiens et libyens du groupe se battent côte à côte à travers le monde depuis les années 1980 et sont impliqués dans les réseaux du fondateur de l’EI, Abou Moussab al-Zarqaoui, dans tout le Levant.

La Tunisie est la plus grande source unique de combattants étrangers ayant rejoint les rangs de l’EI, avec 6 000 individus. À mesure que le califat s'effondre au Levant, beaucoup de ces combattants étrangers tenteront de rentrer chez eux en Tunisie et seront susceptibles de rejoindre des cellules favorables à leur cause.

De nombreux Tunisiens se sont également rendus en Libye à partir de 2014 pour y rejoindre le califat. Le 13 juillet, le ministère tunisien de l'Intérieur a émis un mandat d’arrêt contre Hassen Dhaouadi, Tunisien originaire de Matier (Bizerte), suspecté de recruter pour le compte de l’EI. Deux ans plus tôt, la Force spéciale de dissuasion de la Libye (RADA), une puissante milice majoritairement salafiste basée à Tripoli, aurait arrêté et détenu Dhaouadi. Ce dernier, tout comme de nombreux combattants de l’EI en Afrique du Nord, s'était aventuré en Libye pour contribuer à consolider la présence du groupe dans la région, avant de retourner dans son pays.

La Tunisie bientôt en première ligne de l’EI en Afrique du Nord ?

La Tunisie fournit un sol fertile pour une implantation imminente de l’EI. Des cellules de l’EI sont déjà en train d’y développer leurs capacités, elles ont commis quelques attaques terroristes mortelles et mené des frappes insurrectionnelles de niveau inférieur contre les forces de sécurité tunisiennes. Des cellules favorables à l’EI sont actives dans dix-sept des vingt-quatre gouvernorats tunisiens, notamment Sfax et Sousse sur la côte est, Jendouba plus près de la frontière algérienne et la capitale Tunis, au nord.

Le groupe a perpétré plus d'une demi-douzaine d'attaques au cours des six derniers mois et a récemment revendiqué une attaque à l’engin explosif improvisé contre un véhicule blindé de l'armée tunisienne à Jabel Mghilla. L’expérience et la meilleure coordination apportées par un afflux de membres de l’EI en provenance de Libye et du Levant pourraient constituer une menace importante pour la sécurité de la Tunisie.

L’EI a réussi à attirer ceux qui se sentent marginalisés et opprimés par leur gouvernement, et il est capable de renforcer le soutien en sa faveur en exploitant l'insatisfaction qui couve parmi les Tunisiens. Les troubles civils liés à la corruption institutionnelle et aux nouvelles mesures de sécurité répressives alimentent dangereusement la propagande de l’EI. Ainsi, l’adoption prévue de la Loi sur la protection des forces de sécurité offrirait aux forces de sécurité une plus grande liberté dans l’usage de la force mortelle et contient une disposition criminalisant le « dénigrement » des forces de sécurité.

Les groupes de droits de l'homme ont déclaré que ce projet de loi était « incompatible avec les normes internationales en matière de droits de l'homme et les droits garantis par la Constitution tunisienne », affirmant qu’il nuit à la liberté d'expression et pourrait pénaliser les journalistes, les lanceurs d’alerte et les détracteurs des forces de sécurité. Une raréfaction des opportunités d'exprimer leurs griefs et des réformes de sécurité plus sévères pourraient pousser dans les bras de l'EI ceux qui chancellent déjà au bord de l'extrémisme.

La perte de la ville de Syrte n'est pas le coup final porté à l'EI en Libye ou en Afrique du Nord. L’EI a toujours la possibilité de se regrouper et de poursuivre son objectif stratégique de provoquer l'instabilité dans la région. S’il n’est pas maîtrisé, il pourrait y organiser sa renaissance, compromettant les gains militaires réalisés au cours des douze derniers mois.

- Rhiannon Smith est directeur de EyeOnISISinLibya.com et Libya-Analysis, et rédacteur chargé de l’Afrique du Nord à Hate Speech International. Lachlan Wilson est un chercheur qui se concentre sur les affaires politiques et de sécurité de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Libyens se rassemblent à proximité des débris provoqués par une frappe aérienne américaine contre un camp d'entraînement de l’EI, près de la ville libyenne de Sabratha, en février 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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