Le « French-bashing » d’Israël
Vendredi dernier dans l’après-midi, un Palestinien armé a abattu Yaakov Litman, un enseignant originaire de la colonie de Kiryat Arba, en Cisjordanie, et son fils Netanel, alors qu’ils circulaient en voiture au sud d’Hébron. D’habitude, un tel événement aurait accaparé l’actualité pendant plusieurs jours en Israël. Toutefois, quelques heures plus tard, des hommes armés de l’État islamique ont commencé leur massacre dans les rues de Paris et l’attaque meurtrière près d’Hébron a été quelque peu oubliée.
Pourtant, lors de la cérémonie de funérailles de la famille Litman organisée samedi soir, un rapprochement a été établi entre les deux événements.
« Les hommes livrés au mal de l’Europe couverte de sang l’ont bien cherché pour ce qu’ils ont fait à notre peuple il y a 70 ans », a déclaré le rabbin Dov Lior, qui était jusqu’à récemment le rabbin de Kiryat Arba, financé par le gouvernement, et l’un des chefs spirituels les plus influents au sein de la communauté des colons.
Moti Karpel, ancien rédacteur en chef du journal pro-colons Nekuda (« Point »), s’est exprimé d’une manière similaire. L’Europe, qui a légitimé le terrorisme contre Israël, a-t-il affirmé sur son blog personnel, « est maintenant surprise que celui-ci se soit tourné contre elle et se retrouve impuissante. Le crime et sa sanction [...] Aujourd’hui, ils en paient le prix. »
Les propos de Lior et Karpel n’étaient pas une exception. Plus de 80 % des commentaires postés sur le reportage principal au sujet du massacre de Paris publié par Ynet, le site web d’information le plus populaire d’Israël, raillaient la France qui n’aurait pas compris l’ampleur de la « menace musulmane » qui pèse sur son mode de vie, ou applaudissaient même ouvertement le fait que la France était désormais contrainte de « manger la bouillie qu’elle a préparée ». Le même ton a été employé dans une grande partie des réseaux sociaux d’Israël.
Le Premier ministre Benyamin Netanyahou a exprimé sa solidarité avec le peuple français, mais a essayé dans le même temps de faire une équation entre les attaques palestiniennes en Israël et les attaques de l’État islamique à Paris.
« Israël se tient au coude à coude avec le président François Hollande et avec le peuple français dans la guerre contre le terrorisme », a déclaré Netanyahou.
Yinon Magal, membre du parlement représentant le Foyer juif, parti d’extrême-droite, a poussé cette comparaison encore plus loin.
« La réalité à laquelle nous avons été exposés est choquante, a-t-il écrit sur Facebook. Le seul bon point à ce sujet (si tant est que nous pouvions employer ce terme) est que celle-ci [cette réalité] devient plus claire. Depuis des années, nous faisons face seuls à l’islam radical, et depuis des années, nous mettons le monde en garde. Enfin, Dieu merci, nous et le monde commençons lentement à comprendre que le problème ne vient pas de nous. »
Cette attitude hostile envers l’Europe en général et la France en particulier n’est pas nouvelle en Israël. Une relation de type « je t’aime, moi non plus » a été établie avec le Vieux Continent qui a vomi et brûlé ses juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et sur lequel de nombreux Israéliens souhaitent retourner en récupérant un passeport européen.
Tout en essayant de se détacher de leur voisinage moyen-oriental, de nombreux juifs israéliens estiment qu’ils représentent les vraies valeurs européennes et occidentales dans la région en luttant contre leurs prétendus ennemis arabes et musulmans. Pourtant, ils sont surpris de voir que l’Europe n’apprécie pas leurs efforts et ne les soutient pas, et se sentent trahis. Dans un sens, beaucoup d’Israéliens se sentent plus européens que les Européens eux-mêmes et pensent que les « vieux » Européens ont oublié comment être européens.
La France et son importante minorité musulmane représentent probablement le mieux cette approche schizophrène. Ce pays qui était un allié d’Israël dans ses premières années, où des centaines de milliers d’immigrés juifs d’Afrique du Nord se sont installés et ont prospéré, perd aux yeux des Israéliens sa nature « originelle » et s’abandonne sans combattre à ses immigrés musulmans, poussant prétendument sa population juive à fuir ailleurs.
De nombreux reportages, dont une série documentaire télévisée qui a rencontré un franc succès, ont relayé auprès de l’opinion publique israélienne le « danger musulman » imminent qui menace de purger le mode de vie européen. Le problème, selon ces reportages, est que l’Europe ne comprend pas ce que nous, Israéliens habitués au « terrorisme musulman », avons compris depuis des années. Le massacre perpétré par l’État islamique à Paris est considéré comme une preuve que nous, les Israéliens, comprenons mieux la réalité européenne que les Européens eux-mêmes.
La décision prise la semaine dernière par l’Union européenne de marquer les produits venant des colonies de Cisjordanie et du plateau du Golan a été vue comme un autre signe de la « trahison » d’Israël commise par l’Europe. Les ministres israéliens ont comparé cela au marquage des biens appartenant aux juifs dans l’Allemagne nazie.
De ce point de vue, on comprend comment Dan Margalit, autrefois l’un des meilleurs journalistes d’Israël, a pu affirmer dans un tweet quelques heures après les attentats de Paris qu’Israël devait « envoyer des fournitures médicales, du matériel hospitalier et de la nourriture issus des colonies pour soutenir les victimes du terrorisme arabe à Paris ». C’était censé être une plaisanterie.
Comme le montrent ses déclarations, Netanyahou souhaite ardemment rejoindre la campagne internationale contre l’État islamique. Selon lui, Israël et l’Europe ont les mêmes ennemis, à savoir l’extrémisme et le terrorisme musulmans. L’État islamique est comparable au Hezbollah, au Hamas et aux autres organisations palestiniennes.
Le langage employé dans la décision gouvernementale qu’il a prise ce lundi d’interdire la branche nord du Mouvement islamique en Israël (l’aile la plus radicale du mouvement) visait spécifiquement cette ressemblance entre l’État islamique et la question palestinienne. Ce mouvement, selon Netanyahou, compromet l’existence d’Israël en vue d’établir à sa place « un califat islamique ». La référence à l’État islamique est claire.
Il est peu probable que Netanyahou croie vraiment que la France et les autres pays occidentaux adhéreraient à son amalgame entre le Mouvement islamique d’Israël et l’État islamique. Le Mouvement islamique a certainement constitué une nuisance pour les autorités israéliennes en avertissant ses fidèles qu’« al-Aqsa est en danger », une affirmation dont Israël s’évertue à affirmer l’inexactitude. Pourtant, rien ne prouvait que le mouvement ou ses dirigeants avaient organisé des attaques armées ou non armées contre des cibles israéliennes.
Toutefois, au-delà de l’illusion d’une Europe pas assez « européenne » dans sa façon de traiter sa minorité musulmane, et au-delà de la récupération cynique des attentats perpétrés par l’État islamique à Paris dans le but d’interdire son propre Mouvement islamique, se trouve peut-être une autre explication de l’appréhension d’Israël face à l’Europe : la crainte que si la France et les autres pays européens décident d’intervenir directement en Syrie et en Irak contre l’État islamique, le conflit israélo-palestinien devienne le prochain sur leur liste. C’est un scénario que Netanyahou ne voudrait surtout pas voir.
- Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le rabbin pro-colons Dov Lior (à droite) et le rabbin Yaakov Yossef participent à une manifestation rassemblant plusieurs milliers de nationalistes orthodoxes, à Jérusalem, le 4 juillet 2011.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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