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Le régime de Mohammed VI dans la tourmente

La monarchie s’en prenait à la classe politique et aux élites administratives. Maintenant, elle s’attaque violemment aux droits et aux libertés individuelles, rendant du coup la promesse démocratique hors de portée
Le roi Mohammed VI lors de la cérémonie d’allégeance, le 31 juillet 2019, à Tétouan (AFP)

Au Maroc, à chaque fois qu’un esprit critique monte au créneau pour dénoncer les dérives du régime, il est tout de suite taxé de nihiliste qui broie du noir au mépris des avancées démocratiques réalisées sous le nouveau règne.

Dans un discours à la nation, le roi n’a pas hésité à qualifier de « fatalistes » les personnes qui, selon lui, ne daignent pas reconnaître les progrès accomplis par le royaume. Alors même qu’il ne cesse de répéter que le « modèle de développement actuel est en phase d’essoufflement ».

Dans un climat d’incertitudes, c’est toute la classe politique qui retient son souffle après l’appel du roi à un remaniement ministériel de l’actuel gouvernement dirigé par le Parti de la justice et du développement (PJD). La consigne est des plus claires : renforcer l’ascendant des technocrates au détriment des partis politiques, accusés de tous les torts, au même titre d’ailleurs que les élites administratives. Tout le monde passerait à la trappe ou presque.

La consigne est des plus claires : renforcer l’ascendant des technocrates au détriment des partis politique

Suite à ce désaveu royal, le système politique semble paralysé par l’attentisme et le pays tout entier est plongé dans une atmosphère sociale délétère, encore marquée par la répression musclée des mouvements de protestation.

Ce fut le cas notamment en 2017 avec le hirak du Rif, dont les leaders ont écopé de lourdes peines de prison allant parfois jusqu’à vingt ans de réclusion.

Ensuite, ce fut le tour de certains journalistes critiques, à l’image d’Hamid El Mahdaoui, qui avait couvert la contestation sociale et les manifestations dans la région du Rif. Comme pour intimider les journalistes, il a écopé de trois ans de prison ferme pour ne pas avoir dénoncé un crime contre la sécurité de l’État.

Fin 2018, ce fut le tour du patron de presse, Taoufik Bouachrine, de subir les foudres de la justice. Ce dernier a écopé de douze ans de réclusion, notamment pour viol, harcèlement sexuel et traite d’êtres humains.

Tout récemment, le pouvoir a franchi un nouveau cap. Contre toute attente, la justice marocaine s’est ridiculisée dans l’affaire Hajar Raissouni. Cette journaliste du quotidien arabophone Akhbar el Yaoum et son fiancé Rifaat Al Amine ont été condamnés à un an de prison ferme pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage ».

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Hajar a d’ailleurs toujours nié tout avortement, assurant avoir été traitée pour une hémorragie interne, ce que son gynécologue a confirmé au tribunal.

Au-delà du caractère judiciaire de cette affaire, certains y voient un règlement de compte avec une journaliste engagée qui avait couvert les manifestations du Rif et dont l’oncle, Ahmed Raissouni, président de l’Union internationale des oulémas musulmans et ancien président du Mouvement unicité et réforme (MUR), se montre particulièrement critique envers le régime, en remettant en question le statut du roi de « commandeur des croyants ».

La campagne de répression n’a pas épargné les militants associatifs à en juger notamment par la dissolution de l’association Racines, accusée d’avoir diffusé une émission qui porte un soutien au Hirak.

Face à l’acharnement du régime contre les journalistes engagés et les activistes des droits de l’homme, l’opinion nationale et internationale s’est massivement mobilisée pour dénoncer les exactions du régime et les procès politiques qui ne respectent pas les droits et les libertés individuelles. Surtout dans un pays qui se présente comme un « modèle démocratique » dans la région.

Doxa technocratique

Vu sous cet angle, la rentrée politique s’annonce des plus laborieuses. Et pour cause, le chef du gouvernement s’apprête à un exercice périlleux qui tend à opérer un remaniement ministériel placé sous le signe de « la technocratisation de la vie politique ».

De quoi se poser vraiment des questions sur la sincérité du discours officiel sur le changement politique et l’engagement du régime à respecter le « credo démocratique », notamment le principe de représentativité des partis politiques qui se trouvent dos au mur face à la doxa de la technostructure du pouvoir.

Du côté du pouvoir, la propagande d’État associe le remaniement ministériel à une volonté royale de mettre sur pied un « gouvernement resserré » qui ne dépasserait pas une vingtaine de strapontins.

Mais, en réalité, il s’agit juste d’une manœuvre du Palais visant à museler, en priorité, le parti d’obédience islamiste au pouvoir depuis 2011. De fait, le PJD se trouve acculé à affronter, pour la énième fois, les partis de la majorité dans l’espoir de les convaincre à revoir à la baisse leur représentativité gouvernementale, et à se défaire d’un allié stratégique de choix : le parti du progrès et du socialisme (PPS).

De fait, le PJD se trouve acculé à affronter, pour la énième fois, les partis de la majorité dans l’espoir de les convaincre à revoir à la baisse leur représentativité gouvernementale

Le pouvoir central pourrait ainsi se réjouir d’avoir réussi à saper une alliance stratégique entre « islamistes » et « communistes ». Le PPS rejoint désormais les rangs de l’opposition, après avoir subi les foudres du roi qui n’a pas hésité à évincer le secrétaire général de ce parti, Nabil Benabdallah.

Pire, le ministre de la Santé, Anass Doukkali (PPS) s’est vu même interdit de quitter le territoire, au même titre d’ailleurs du ministre de l’Éducation et l’enseignement supérieur, Said Amzazi (RNI). Désormais, aucun des partis de la majorité n’est à l’abri de la manœuvre royale qui vise à fragiliser les partis à forte clientèle électorale.

Toute la classe politique sera touchée par les ondes de ce remaniement ministériel qui s’achemine vers une technocratisation pour le moins périlleuse.

Une entreprise politicienne qui tend ainsi à réduire le débat d’idées et, surtout, la compétition idéologique entre des « projets de société ». Le message vindicatif instillé par le monarque vise à discréditer les politiques aux yeux des électeurs, en renvoyant ainsi les partis à leur « manque de compétences » à pouvoir gérer les affaires publiques.

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De quoi semer davantage de doute dans les esprits des citoyens qui vont devoir réfléchir, à maintes reprises, avant d’aller aux urnes en 2021, pour les législatives.

Ce faisant, la monarchie pourrait se réjouir d’avoir contrecarré les ambitions politiques du PJD, tout en ménageant le milliardaire soussi, Aziz Akhannouch, qui pourrait quitter le gouvernement pour se préparer aux prochaines législatives. Un retrait stratégique de la part du patron du RNI, qui semble bien lancé dans sa campagne électorale, malgré les attaques en règle dont il fait objet ces derniers temps.

La manœuvre du pouvoir consiste à créer une diversion autour de cet entrepreneur politique, qui se présente comme le porteur d’une « alternative » à même de contrer un éventuel « raz-de-marée » islamiste.

Des ministères au banc des accusés ?

Et comme si cela ne suffisait pas, le pouvoir va continuer son acharnement contre la classe politique et les élites administratives.

Aux commandes de cette opération, un technocrate du sérail du nom de Driss Jettou. Cet ex-responsable de la fortune de la famille royale va tenter de sceller le sort de certains politiques.

Parachuté à la tête du gouvernement, malgré la victoire de l’USFP aux législatives de 2002, le patron actuel de la Cour des comptes vient de sortir un rapport pour le moins accablant.

Dans un document alarmiste, l’ancien patron de SIGER (holding appartenant au roi) ne ménage aucun département ministériel, même celui de l’Agriculture et la Pêche maritime, dirigé par Aziz Akhannouch. Un message à peine voilé du régime à l’ensemble classe politique, selon lequel personne ne serait à l’abri des critiques.

Le roi fait tout en son possible pour discréditer les politiques, en les renvoyant systématiquement à leur « manque d’efficacité » dans la gestion des affaires publiques

Tout le monde ou presque devrait rendre des comptes au roi, même lorsqu’on est la plus grosse fortune du pays et que l’on peut se permettre d’inviter une fois le roi à un ftour lors du mois de Ramadan.

En clair, le pouvoir est sur le pied de guerre et les politiques sont, incontestablement, dans la ligne de mire, même ceux parmi les plus fidèles. Un fait rarissime dans les pays démocratiques qui veillent à respecter la souveraineté populaire, les choix des urnes et le débat d’idées. Et même quand on fait appel aux technocrates, ce sont souvent les politiques qui sont aux commandes.

Au Maroc, la technostructure du pouvoir continue d’exercer son ascendant sur les politiques. Et pour cause, le régime de Mohammed VI ne fait pas tellement confiance dans la classe politique ni dans les compétences des gouvernants.

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Il fait tout en son possible pour discréditer les politiques, en les renvoyant systématiquement à leur « manque d’efficacité » dans la gestion des affaires publiques.

Quitte même à provoquer des crises entre les politiques qui, à force de se livrer des guerres de survie à la doxa de la technostructure, finissent souvent par flancher sous les coups de massue de super managers affidés au régime.

De quoi vraiment inquiéter les plus optimistes parmi les citoyens qui finissent par désespérer de la capacité des politiques à opérer le changement. Bien plus, les populations sont souvent conduites à croire, in fine, que le roi est le seul détenteur de la « providence divine ». Et que, de ce fait, ce pouvoir lui permettrait de réussir des miracles. Des miracles qui tardent pour le moment à se réaliser, alors que le régime de Mohammed VI, lui, se trouve désormais dans la tourmente.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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