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Le succès fulgurant des rappeurs turcs qui refusent de « se taire » sur les dérives autoritaires

La popularité quasi instantanée de deux chansons de rap sorties cet automne en dit long sur la frustration grandissante de la jeune génération de Turcs face au statu quo
Ezhel (à droite) et Şanışer, deux rappeurs turcs de premier plan (Gazete Duvar)
Ezhel (à droite) et Şanışer, deux rappeurs turcs de premier plan (Gazete Duvar)

« Si un soir, on te jette injustement en prison, tu ne trouveras pas un seul journaliste pour en parler. Ils sont tous derrière les barreaux. »

Ces paroles, si elles avaient été tirées du communiqué d’un comité de journalistes ou d’un parti politique d’opposition dénonçant l’incarcération de journalistes en Turquie, seraient passées largement inaperçues.

Mais ces lignes sont tirées d’une chanson de rap turque intitulée « #Susamam » (« Je ne peux pas me taire »), qui a connu un succès fulgurant en Turquie lors de sa sortie, le 6 septembre.

Le titre a été écouté plusieurs millions de fois sur YouTube et Spotify dans les heures qui ont suivi sa sortie et s’est hissé au premier rang des tendances dans le monde entier sur Twitter avec plus de 300 000 tweets publiés.

Des sujets importants

Sarp Palaur, un rappeur de 32 ans plus connu sous son nom de scène Şanışer, a réuni vingt jeunes musiciens pour une chanson de quinze minutes dans laquelle chacun rappe sur des sujets importants allant du déclin de la liberté d’expression à l’érosion de l’État de droit, de la violence à l’égard des femmes à la montée du népotisme dans le milieu du travail.

Le 6 septembre également, Ezhel, 29 ans, un autre rappeur turc populaire dont le vrai nom est Ömer Sercan İpekçioğlu, a diffusé sur YouTube un single intitulé « Olay » (événement) avec un clip qui met l’accent sur les événements dévastateurs que le pays a connus tels que les attentats, les meurtres de journalistes et de militants, la brutalité policière, la tentative de coup d’État manquée et la crise économique.

Le clip a également fait son apparition dans la liste des tendances sur YouTube en l’espace de quelques heures, bien que brièvement, puisqu’il a ensuite été retiré de la liste après avoir été identifié comme une « vidéo soumise à une limite d’âge » selon les critères de la plateforme.

La sortie de ces deux chansons de rap a fait sensation dans la société turque et déclenché une réaction immédiate de la classe politique.

Traduction : « C’est incroyable que ces jeunes musiciens turcs osent risquer leur liberté pour diffuser leur message sur les problèmes en Turquie et dans le monde. #Susamam »

Mais sous la surface de leurs paroles acerbes, ces deux chansons en disent long sur deux évolutions distinctes mais liées : la montée de la troisième vague de rappeurs turcs et la frustration et la rébellion grandissantes de la jeune génération du pays face au statu quo.

Le chemin vers le grand public

Le rap turc est né dans les rues de Kreuzberg, la « petite Istanbul » de Berlin, au milieu des années 1990. Des enfants nés en Allemagne de parents travailleurs immigrés turcs arrivés dans le pays dans les années 1960 ont été influencés par la culture hip-hop et se sont tournés vers le rap, le genre musical associé à la rébellion et au changement, pour faire entendre leur voix face aux discriminations et au racisme anti-immigrés qu’ils subissaient.

Des enfants nés en Allemagne de parents immigrés turcs se sont tournés vers le rap pour faire entendre leur voix face aux discriminations

Le rap a rapidement commencé à gagner en popularité en Turquie également, en grande partie grâce à Cartel, un groupe de rap turc basé en Allemagne dont le premier album, sorti en 1995, s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires.

Des rappeurs comme Ceza et Sagopa Kajmer ont repris le flambeau là où Cartel l’a laissé dans les années 2000, élargissant ainsi le public du genre musical.

À partir du milieu des années 2010, avec toutefois une accélération notable depuis 2017, la troisième vague de rappeurs turcs a véritablement envahi la scène musicale du pays.

Il suffit de jeter un coup d’œil aux listes des chansons les plus écoutées sur YouTube et Spotify, d’allumer la radio, de regarder les séries télévisées les plus populaires ou tout simplement de passer devant des bars dans les quartiers animés d’Istanbul tels que Kadıköy ou Beşiktaş, pour constater que leurs chansons sont omniprésentes.

Une jeune génération courageuse

Bien que très diversifiée quant aux styles et aux sujets, la troisième vague de rappeurs turcs a un point commun : ils sont les représentants d’une nouvelle génération qui a récemment fait sentir sa présence en Turquie.

Un jeune turc agite un drapeau à Istanbul le 9 juillet 2017 pour la marche de la justice
Un jeune agite un drapeau turc lors de la « marche pour la justice » à Istanbul, le 9 juillet 2017 (Reuters)

C’est une génération qui a grandi en voyant les mêmes personnalités politiques se renvoyer constamment la balle pour tout ce qui ne va pas dans le pays au lieu de proposer des solutions.

Cette génération, qui va de 15 à 35 ans, critique tous les courants politiques qui divisent la société sur des questions de religion, de genre, de préférences politiques ou de mode de vie afin de consolider leur pouvoir.

Au moment où une enquête de l’institut Reuters place la Turquie en tête de liste des pays où les gens craignent le plus d’avoir des ennuis avec les autorités en exprimant ouvertement leur point de vue, de jeunes rappeurs issus de cette nouvelle génération ont choisi de ne pas garder le silence face aux crises sociales, politiques et environnementales qui ravagent depuis longtemps le pays.

Manipulation 

Les paroles politiques tranchantes des deux chansons ont presque immédiatement suscité une controverse. Hamza Dağ, vice-président de l’AKP, le parti au pouvoir, s’est exprimé le 7 septembre sur les réseaux sociaux pour dénoncer « #Susamam » comme une provocation et une manipulation politique. Dans une courte vidéo mise en ligne sur son compte YouTube, Dağ a affirmé que la chanson avait pour objectif de cibler l’AKP.

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Les journaux progouvernementaux ont également très vite critiqué la chanson, Yeni Şafak allant jusqu’à soutenir qu’il s’agissait d’une production conjointe du PKK et du FETÖ – le Parti des travailleurs du Kurdistan et le mouvement Gülen –, tous deux désignés comme des organisations terroristes par la Turquie.

Cependant, comme l’énonce clairement la déclaration que Şanışer a dû publier sur Twitter suite au débat politique déclenché au niveau national par « #Susamam » , les jeunes rappeurs n’avaient pas pour objectif de rejeter toute la faute sur le parti au pouvoir ou de se ranger du côté des partis d’opposition.

« S’il vous plaît, ne vous appropriez pas notre chanson à des fins politiques, ne prétendez pas que nous sommes directement opposés à une position politique particulière », a tweeté Şanışer. « Nous avons juste humblement essayé d’expliquer les choses qui, selon nous, vont mal dans notre pays et au-delà. »

Un séisme politique

En effet, alors que les membres de la jeune génération sont lassés d’être constamment marginalisés par la classe dirigeante du pays et ses porte-paroles médiatiques chaque fois qu’ils expriment des critiques, les deux chansons de rap qui ont déclenché un séisme politique dans le pays montrent qu’ils ne s’abstiendront plus d’exprimer leur opinion.

Selon une enquête menée en 2019 par Konda, une société de recherche basée à Istanbul, même si cette génération n’est pas pieuse, elle est devenue plus éduquée, plus tolérante et plus optimiste quant à l’avenir par rapport à celle d’il y a dix ans.

Si les résultats des élections locales du 31 mars et du nouveau scrutin municipal du 23 juillet à Istanbul ont prouvé quelque chose, c’est que ces responsables politiques qui ferment les yeux sur les frustrations, les attentes, les besoins et les espoirs de cette génération finiront par être évincés du paysage politique du pays.

Comme l’énoncent les paroles de « #Susamam », si les responsables sont « le siège » d’un vélo, cette nouvelle génération courageuse et audacieuse en est « les roues et le guidon ».

- Şükrü Oktay Kılıç est stratège en contenu numérique pour Teyit, une organisation indépendante de vérification des faits basée en Turquie. Avant de rejoindre Teyit, il a travaillé pour Al Jazeera pendant cinq ans. Ses intérêts journalistiques portent sur les modèles de revenus générés par les lecteurs pour les médias numériques, les formats de narration numérique natifs et les stratégies d’engagement du public. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @soktaykilic.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

Sukru Oktay Kilic is an Istanbul-based writer and digital strategist. He’s a PhD candidate at the Kadir Has University conducting research on the financial sustainability of independent news media in Turkey. He tweets @soktaykilic
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