L’erdoğanophobie croissante de l’Occident
Le 21 janvier 2017, le parlement turc a approuvé le projet de loi de réforme constitutionnelle à 339 voix – neuf de plus que les 330 requises.
Néanmoins, le principal leader de l’opposition turque, Kemal Kılıçdaroğlu, a qualifié ce vote de « trahison au parlement ». Il a promis que « les Turcs contrarier[aient] indubitablement la conspiration qui s’est jouée au parlement ».
Les médias qui alimentent la peur ont majoritairement fondé leurs critiques sur la personnalité d’Erdoğan plutôt que sur les amendements eux-mêmes
Il s’agissait d’un processus public, démocratique, transparent et surtout constitutionnel par lequel les législateurs turcs ont approuvé les amendements constitutionnels de dix-huit articles proposés par le Parti pour la justice et le développement (AKP) avec le soutien du Parti d’action nationaliste (MHP). Maintenant, l’ensemble passera par un référendum national au terme duquel les électeurs turcs décideront.
Malgré ces mesures démocratiques parfaites et irréprochables, les médias européens et internationaux se sont lancés dans une impitoyable campagne imaginant la Turquie chancelant sur la voie de la tyrannie et de la dictature d’un seul homme.
Les Turcs « cèdent »
Des articles intitulés « Comment un amendement constitutionnel pourrait mettre fin à la République turque », « Le dictateur élu de la Turquie », « À un cheveu de la dictature », « Le référendum présidentiel tuera-t-il la démocratie en Turquie ? », « La Turquie est sur le point de faire un pas de plus vers la dictature » ou « La Turquie, face à la désunion sous Erdoğan, trouve un ennemi en l’Europe » donnent au lecteur l’impression que la Turquie, qui a longtemps été perçue comme un phare de la démocratie, est sur le point de changer radicalement pour être l’un de ces États médiévaux calamiteux.
Dans son article « La Turquie d’Erdoğan en voie de “poutinisation” », la correspondante en Turquie du journal Le Monde, Marie Jégo, a affirmé que si le référendum allait en faveur du projet de loi, le mandat d’Erdoğan l’emporterait catégoriquement sur le mandat du parlement et Erdoğan serait comparable à Vladimir Poutine en Russie.
La Turquie est gouvernée par une Constitution qui a été rédigée après le putsch de 1980 par la junte militaire qui s’est appropriée la démocratie turque
Frank Nordhausen du quotidien allemand Berliner Zeitung, d’autre part, a intitulé son article « Les Turcs cèdent ». Il a affirmé que, d’après un large éventail de sondages, seuls 15 % des électeurs turcs ont une idée des amendements constitutionnels projetés. Il a été jusqu’à affirmer que de nombreux Turcs paniquent parce qu’ils ont peur de se retrouver en prison.
Nordhausen a également remis en question la validité et la légalité d’un référendum qui se produit dans l’ombre d’un état d’urgence qui a été décrété suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet. Paradoxalement, le parlement français a voté la prolongation de l’état d’urgence jusqu’au 15 juillet, après les élections présidentielles dans ce pays.
L’erdoğanophobie
En résumé, tous ces articles font valoir que le système présidentiel proposé contient tous les éléments qui détourneraient la Turquie des modèles fondamentaux d’un État de droit pluraliste et démocratique et qui la convertiraient en un État dictatorial majoritaire. Ils représentent systématiquement Erdoğan comme un chef qui utilise son pouvoir malveillant pour codifier l’autocratie à l’aide d’outils démocratiques.
Il est plutôt étonnant de constater l’ampleur de la généralisation opérée par les médias traditionnels occidentaux. L’idée de l’hégémonie d’Erdoğan a été rapidement reprise par un grand nombre d’autres médias qui ont commencé à diffuser des idées fausses, des présomptions trompeuses et des informations déformées sur l’ensemble des modifications constitutionnelles.
Le Parti pour la justice et le développement (AKP) d’Erdoğan est arrivé au pouvoir en 2002 et a initié depuis lors dix amendements à la Constitution de 1982. Il est frappant de constater que la Turquie est gouvernée par une Constitution qui a été rédigée après le putsch du 12 septembre 1980 par la junte militaire qui s’est appropriée la démocratie turque. Cette Constitution, écrite par un groupe de putschistes, ne peut pas faire face à la nouvelle renaissance turque. Le caractère exceptionnel de l’éventuelle prochaine Constitution vient du fait qu’elle implique un changement dans le système de gouvernance.
Tous ces médias qui alimentent la peur ont majoritairement fondé leurs critiques sur la personnalité d’Erdoğan plutôt que sur les amendements eux-mêmes et ne se préoccupent pas des intérêts nationaux ou publics, ni même de la dynamique démocratique en Turquie.
Pourquoi la Constitution doit changer
Erdoğan n’a cessé de proclamer que le système de gouvernance actuel de la Turquie est inefficace simplement parce qu’il n’est pas conforme à la croissance rapide de la Turquie.
Le projet de loi constitutionnel est une nécessité inéluctable pour plusieurs raisons : en théorie, la Turquie adhère à un système parlementaire, mais en pratique, celui-ci est quasi présidentiel et semi-parlementaire. Cette nature hybride a engendré des problèmes graves à des moments critiques de l’histoire contemporaine turque.
La raison la plus importante pour laquelle la Constitution doit changer est le besoin urgent de la Turquie d’avoir les moyens de prendre des décisions plus efficaces et plus rapides pour lutter contre les menaces imminentes qui pèsent sur le pays
Un système présidentiel mettrait fin au dilemme constitutionnel vivace de la duplication des pouvoirs exécutifs et du chevauchement concevable entre le poste de Premier ministre et celui de président.
Le système parlementaire n’a pas fonctionné en Turquie. On affirme qu’un système présidentiel actif assurerait la stabilité politique du pays et sauverait le gouvernement du cauchemar de perdre la confiance du public.
Cela sauvera certainement le pays de la malédiction des gouvernements de coalition qui n’ont rien apporté d’autre à l’économie turque que la stagnation, des taux d’inflation élevés et la faillite. Le nouveau système accordera également à l’exécutif (le président) l’opportunité de recruter des professionnels et des technocrates compétents qui ne sont affiliés à aucun parti.
Le parlement aurait également plus de marge pour restaurer son élan opérationnel et poursuivre sa fonction principale, à savoir promulguer des lois et surveiller les pratiques du gouvernement.
Cependant, la raison la plus importante pour laquelle la Constitution doit changer est le besoin urgent de la Turquie d’avoir les moyens de prendre des décisions plus efficaces et plus rapides pour lutter contre les menaces imminentes qui pèsent sur le pays. Le parti au pouvoir en Turquie a une grande expérience de la futilité du parlement, lequel a souvent échoué à faire face au tumulte croissant dans le pays et à l’échelle régionale en raison de son caractère bureaucratique.
Une opposition immature
Le principal chef de l’opposition turque, Kemal Kılıçdaroğlu, répète une phrase dans presque tous ses meetings et ses rassemblements : « Ce n’est pas une démarche visant à modifier le système, mais plutôt une tentative d’introduction du règne d’un seul homme. »
Fait intéressant, Kılıçdaroğlu a récemment annoncé qu’il s’opposait aux changements proposés dans la mesure où des différences feraient inévitablement surface si le Premier ministre et le président devaient être issus de partis politiques différents. Soit Kılıçdaroğlu est en train de tromper le public, soit il manque de connaissances de base : le nouveau système n’aurait même pas de Premier ministre.
Les partis d’opposition ont eu plus que suffisamment l’occasion de proposer leur point de vue et leurs positions au cours des sessions de la commission constitutionnelle au parlement, mais ont manqué le coche à cause de leur intransigeance injustifiée.
Si les électeurs approuvent l’ensemble visé de modifications constitutionnelles, les chances de l’opposition de devenir un parti au pouvoir s’évanouiront
L’AKP leur a offert deux excellentes opportunités : premièrement, le nombre des membres du comité constitutionnel a été réparti entre les quatre partis politiques, indépendamment de leur proportion au parlement. Ainsi, l’AKP, qui forme une majorité écrasante avec 317 députés, est représenté par le même nombre de membres qu’un parti qui compte seulement 40 députés.
Deuxièmement, on sait qu’Erdoğan a constamment suggéré au principal parti d’opposition (le CHP) de présenter sa propre version de la Constitution afin que les discussions et les négociations puissent progresser.
Mais cela ne s’est jamais produit, puisque le CHP sait que son argument ne tiendrait probablement pas la route. Ce n’est certainement pas une question d’équilibre des pouvoirs ou de séparation des pouvoirs. Il est plutôt question des préoccupations profondes de l’opposition quant à son avenir politique. Celle-ci est pleinement consciente que si les électeurs approuvent l’ensemble visé de modifications constitutionnelles, les chances de l’opposition de devenir un parti au pouvoir s’évanouiront, principalement dans la mesure où leurs chances de nommer une personne capable de battre Erdoğan sont quasiment nulles.
La démocratie veut que les gens aient le droit de prendre en définitive les décisions finales. Il relève du devoir des partis politiques, des intellectuels et des médias de sensibiliser les électeurs et de veiller à ce que tous les électeurs soient éclairés par des évaluations précises et objectives afin qu’ils puissent décider librement et démocratiquement.
- Ahmed al-Burai est maître de conférences à l’université Aydın d’Istanbul. Il a travaillé avec la BBC World Service Trust et le LA Times à Gaza. Actuellement basé à Istanbul, il se focalise principalement sur les questions relatives au Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @ahmedalburai1
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des citoyens font des gestes de la main et brandissent des drapeaux en faveur du « Oui » et des drapeaux de la Turquie, le 8 avril 2017 à Istanbul, lors d’un rassemblement organisé dans le cadre de la campagne en faveur du « Oui » au référendum constitutionnel (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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