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Les États-Unis et le Royaume-Uni renforcent-ils al-Qaïda au Yémen ?

Washington et Londres continuent d’armer l’Arabie saoudite, dont la coalition a formé une alliance tacite avec les combattants d’AQPA

Selon les conclusions d’une récente enquête d’Associated Press, des milices au Yémen soutenues par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, dont les États-Unis et le Royaume-Uni sont membres de facto, recrutent des centaines de militants d’al-Qaïda pour combattre les forces houthies afin de rétablir le gouvernement déchu d’Abd Rabbo Mansour Hadi.

La coalition conclut des accords secrets avec ces combattants d’al-Qaïda et paie certains d’entre eux pour qu’ils quittent des villes clés avec des armes et de l’argent liquide pillé pour un montant pouvant atteindre 100 millions de dollars. Ce fait ainsi que les autres récits similaires relayés au fil des trois années de guerre au Yémen soulèvent une question essentielle : étant donné qu’ils arment l’Arabie saoudite, Washington et Londres contribuent-ils également à armer et à renforcer les militants d’al-Qaïda au Yémen ?

En se positionnant comme une force sunnite disciplinée capable de contrer les insurgés houthis, AQPA s’est établi en tant que partenaire de facto de la coalition

L’International Crisis Group a décrit une « alliance tacite » entre la coalition et les militants d’al-Qaïda au Yémen. Ansar al-Charia, un groupe militant créé par al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) en tant que branche insurgée locale, combat régulièrement aux côtés des forces de la coalition contre les Houthis à Aden et dans d’autres régions du sud, dont la capitale culturelle Ta’izz, obtenant ainsi indirectement des armes de la coalition.

Un vaste éventail d’armes

Sur le terrain au Yémen, les forces de la coalition comprennent un mélange de milices, de factions et de chefs de guerre tribaux hostiles aux Houthis, auxquels les militants d’AQPA, présents sur toutes les lignes de front, sont souvent liés. AQPA bénéficie de l’énorme quantité d’armes légères et lourdes que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis envoient au Yémen pour armer les milices, des fusils d’assaut aux missiles antichars guidés.

Selon l’International Crisis Group, AQPA « a acquis un large éventail de nouvelles armes, dont des armes lourdes provenant de camps militaires yéménites ou acquises indirectement auprès de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ».

Le gouvernement britannique ne peut affirmer catégoriquement que ses armes ne finissent pas entre les mains d’al-Qaïda, un risque qui perdurera tant que Londres maintiendra le flux d’armes à destination de Riyad

Middle East Eye a révélé l’an dernier que la plus grande force militante salafiste à Ta’izz recevait des armes et de l’argent de la coalition : elle était commandée par Abou al-Abbas, qui a ensuite été désigné par les Saoudiens et les Américains comme un partisan d’al-Qaïda et de l’État islamique. Un combattant du bataillon a déclaré qu’Abou al-Abbas organisait des rencontres mensuelles avec les dirigeants de la coalition à Aden.

Ces approvisionnements en armes de longue date contribuent au développement d’AQPA. « L’Arabie saoudite livre des armes à al-Qaïda [qui] étend sa sphère d’influence », a relevé il y a près de trois ans Joke Buringa, conseillère du ministère néerlandais des Affaires étrangères pour le Yémen.

Un Yéménite observe un véhicule en feu après un attentat-suicide présumé à la voiture piégée, dans la province méridionale de Lahij, bastion d’al-Qaïda, le 27 mars 2017 (AFP)

Washington et Londres tentent de diaboliser l’Iran, qu’ils accusent de fournir des armes aux Houthis, et postulent que le conflit au Yémen est un conflit saoudo-iranien plutôt qu’une guerre pour assurer le contrôle de Riyad sur l’ensemble de l’Arabie.

Pourtant, comme l’a soulevé Michael Horton, expert du Yémen à la Jamestown Foundation, un groupe d’analyse américain qui suit le terrorisme, « AQPA a bénéficié – bien plus que les Houthis – de l’afflux d’armes au Yémen », alors qu’« actuellement, l’Iran a peu d’influence sur les Houthis, qui sont distinctement yéménites et profondément enracinés dans un contexte socioculturel très yéménite ».

Des armes américaines et britanniques

Si des armes provenant d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis parviennent aux militants d’al-Qaïda au Yémen, pourrait-il s’agir du même type d’armes que celles que Washington et Londres envoient à Riyad et à Abou Dabi ?

Washington et Londres tentent de diaboliser l’Iran, qu’ils accusent de fournir des armes aux Houthis, et postulent que le conflit au Yémen est un conflit saoudo-iranien plutôt qu’une guerre pour assurer le contrôle de Riyad sur l’ensemble de l’Arabie

Le Royaume-Uni, par exemple, a octroyé plus de 5,9 milliards de dollars d’armes à l’Arabie saoudite depuis le début des bombardements en mars 2015. Ces armes comprennent non seulement du matériel destiné aux forces aériennes saoudiennes, notamment des avions de combat et des missiles, mais également des armes idéales pour les groupes d’insurgés, telles que des grenades, des bombes et des armes à feu.

Le gouvernement britannique reconnaît ouvertement qu’il ne surveille pas l’usage de ses exportations d’armes après leur vente : « Nous n’avons pas une vision exhaustive du matériel spécifique utilisé au Yémen », a-t-il déclaré. Il ne semble pas non plus y avoir de restrictions sur la manière dont les Saoudiens peuvent utiliser les armes britanniques qu’ils reçoivent.

Ainsi, le gouvernement britannique ne peut affirmer catégoriquement que ses armes ne finissent pas entre les mains d’al-Qaïda, un risque qui perdurera tant que Londres maintiendra le flux d’armes à destination de Riyad.

Des manifestants protestent contre les ventes d’armes britanniques à l’Arabie saoudite, dans le centre de Londres, le 7 mars 2018 (AFP)

En plus de se rendre complice de crimes de guerre saoudiens, comme en témoigne son rôle direct dans la guerre (fourniture d’armes, stockage et délivrance d’armes utilisées pour les bombardements et l’entretien des avions saoudiens), le gouvernement britannique contribue également à la montée d’AQPA.

« Le conflit au Yémen a permis à des organisations terroristes comme al-Qaïda et Daech [l’EI] de s’établir et de diffuser leur message de violence et d’extrémisme », a déclaré en juillet le ministre britannique des Affaires étrangères Alistair Burt devant le Parlement. En effet, Jane’s Intelligence Weekly a rapporté qu’AQPA était en train de s’affirmer en tant qu’acteur dominant dans la majeure partie du sud du Yémen.

Une fois encore, Washington et Londres se retrouvent – comme en Syrie, en Libye et dans de nombreux autres conflits – à considérer les milices terroristes comme des forces intermédiaires leur permettant d’atteindre les objectifs généraux de leur politique étrangère

Alors que la force d’AQPA – entre 6 000 et 8 000 membres selon les estimations des responsables américains – augmente, la guerre offre au groupe de nombreuses opportunités d’affiner ses tactiques. Horton soulève un autre point crucial : « Si les forces soutenues par la coalition sont en mesure de forcer les Houthis à battre en retraite, AQPA s’emploiera à combler certains des vides laissés par les Houthis et leurs alliés – du moins à court terme. »

Une lutte contre le terrorisme ?

Les États-Unis, qui prétendent lutter contre le terrorisme au Yémen, ont intensifié leurs frappes de drones contre des cibles d’AQPA depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Cependant, leur mission plus vaste est de gagner la guerre civile contre les Houthis et, dans ce conflit, les militants d’al-Qaïda sont dans les faits dans le même camp que la coalition.

En se positionnant comme une force sunnite disciplinée capable de contrer les insurgés houthis, AQPA s’est établi en tant que partenaire de facto de la coalition.

C’est ce que montre la bataille actuelle pour le port stratégique d’Hodeida, par lequel transite une grande partie des fournitures alimentaires et humanitaires du Yémen. Deux des quatre principaux commandants soutenus par la coalition le long du littoral de la mer Rouge sont des alliés d’al-Qaïda, a rapporté Associated Press. Un autre commandant yéménite inscrit l’an dernier sur la liste américaine des éléments terroristes en raison de liens avec al-Qaïda continue de recevoir de l’argent des Émirats arabes unis pour diriger sa milice.

Une fois encore, Washington et Londres se retrouvent – comme en Syrie, en Libye et dans de nombreux autres conflits – à considérer les milices terroristes comme des forces intermédiaires leur permettant d’atteindre les objectifs généraux de leur politique étrangère. Formé en 2009 suite à une union des branches saoudienne et yéménite d’al-Qaïda, AQPA a attaqué des cibles américaines et britanniques dans la région, tenté de faire exploser un avion de ligne à destination des États-Unis et revendiqué l’attentat de Charlie Hebdo qui a tué douze personnes à Paris en janvier 2015.

Nous devrions avoir peur pour le Yémen, puisqu’AQPA, loin de fondre, devrait encore se renforcer à mesure que la guerre se poursuivra. Nous devrions également avoir peur pour l’Occident

Pour renverser le développement d’AQPA et de l’État islamique – et mettre fin à une guerre calamiteuse –, un règlement politique inclusif pour le Yémen sera nécessaire et celui-ci devra répondre aux exigences en matière d’autonomie et de sécurité locales tout en étant déployé sous l’égide d’un État transformé.

Nous devrions avoir peur pour le Yémen, puisqu’AQPA, loin de fondre, devrait encore se renforcer à mesure que la guerre se poursuivra. Nous devrions également avoir peur pour l’Occident, puisque les priorités de nos gouvernements en matière de politique étrangère restent très éloignées de la promotion de l’intérêt public dans leur choix de guerres et d’alliés.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des soldats saoudiens patrouillent dans l’aéroport international d’Aden, dans le sud du Yémen (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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