Les Irakiens pleurent les victimes de Karrada alors que la colère monte face à la classe politique
Alors que les musulmans du monde entier célèbrent la fin du mois du Ramadan, la nation irakienne est en deuil suite au dernier attentat terroriste de l’État islamique, qui a coûté la vie à 250 innocents.
Sans se faire repérer par les forces de l’État, des terroristes se sont engouffrés à bord d’un camion réfrigéré transportant des explosifs dans le quartier aisé et densément peuplé de Karrada, dans le centre de Bagdad. « Les gens venaient acheter des vêtements pour célébrer l’Aïd. Maintenant, ils achètent des cercueils », a déploré un survivant.
Cet attentat est le dernier épisode d’une longue série d’attaques lancées par l’État islamique contre des civils, chiites et sunnites, au Bangladesh, en Turquie et plus récemment en Arabie saoudite. Leur violence ne respecte aucune foi.
Les incendies déclenchés par l’explosion ont convergé pour former une tempête de feu, ravageant deux galeries marchandes du centre commercial. Les corps récupérés sous les décombres étaient brûlés au point de ne plus pouvoir être reconnus, les mères ne pouvant identifier leur fils. Le centre commercial Hadi, consumé de la tête aux pieds par le brasier, n’a pas été conçu avec des issues de secours en cas d’incendie, comme l’a écrit l’analyste irakien Sajad Jiyad sur son blog. « Il n’y avait pas d’issue de secours, la porte menant au toit était soudée » pour ne pas laisser entrer les voleurs. Alors que les mêmes risques s’appliquent facilement à d’autres bâtiments disséminés à travers Bagdad, aucune déclaration officielle au sujet de la sécurité incendie n’a été émise.
Un melting pot
Bien avant la segmentation ethnique du tissu urbain de Bagdad, ce quartier aisé majoritairement chiite était autrefois un symbole de la diversité au sein de la communauté. En discutant avec une femme qui a quitté l’Irak il y a 22 ans, j’ai pu revivre des souvenirs de Karrada qu’elle avait gardés malgré la distance qui la sépare de l’Irak. « [Ce quartier] dégage une vitalité qui a attiré des Irakiens de tout le pays », a raconté Saba. Le quartier abritait également plusieurs familles chrétiennes, dont aucune n’est restée en Irak suite à la montée des milices et criminels sectaires en 2004. La violence urbaine qui continue de caractériser Karrada pour un public occidental pourrait éteindre à jamais les souvenirs d’une époque révolue de diversité en Irak.
La colère, le dégoût et la trahison sont ce qui caractérise l’état d’esprit actuel dans la capitale. Les masses indignées se sentent trompées par leur gouvernement, dont les victoires militaires doivent encore être traduites en victoires politiques. La corruption sur laquelle le système politique est fondé n’a apporté guère plus qu’un état de paralysie et de scandale.
Pendant tout ce temps, la classe politique n’affiche ni la volonté, ni la capacité d’agir dans l’intérêt de son peuple. Après avoir pourtant mené l’Irak dans le précipice, les États-Unis ont répondu à l’explosion de Karrada en réaffirmant leur engagement dans la lutte contre le terrorisme. Les promesses émises par Washington et le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi ont sensiblement augmenté avec le temps, mais l’insécurité et les turbulences continuent de paralyser la capacité du gouvernement d’Abadi à éradiquer l’État islamique et à contenir ses milices brutales.
Des failles en matière de sécurité
Mais comment se fait-il que les forces de sécurité locales n’aient pas pu empêcher le camion d’entrer dans une zone à accès réglementé ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas remplacé les détecteurs de métaux factices par des équipements fonctionnels ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas sévi contre les cellules dormantes secrètes de l’État islamique ? L’incapacité du gouvernement à apporter des réponses à ces questions a généré un violent retour de flammes contre le Premier ministre irakien lors de sa visite à Karrada, dont il est lui-même originaire.
Un accueil loin d’être chaleureux attendait Abadi lors de son entrée en voiture dans Karrada avec son entourage pour qu’il y présente ses condoléances aux citoyens touchés. Les habitants locaux ont afflué sur les lieux et lancé des bidons, des chaussures et des briques sur son convoi, hurlant « Voleur, voleur ! » ou encore « Menteur, menteur ! ». Un habitant de Bagdad m’a confié qu’« il aurait été possible d’éviter l’attentat ». Le fait que celui-ci n’ait pas été évité a confirmé l’opinion largement répandue et accablante qu’« un gouvernement négligent est un gouvernement coupable ».
Alors que l’État islamique parasite un système politique faible, peu de mesures sont prises pour empêcher le groupe militant de développer ses bases ailleurs. Tant que le gouvernement ne consacre pas toute son énergie au renforcement des procédures de sécurité, la menace de mort subite ne disparaîtra pas de sitôt.
Sahar, qui a quitté Bagdad dans la nuit de l’explosion, a décrit une soirée de dimanche généralement paisible. « La température était d’environ 47 degrés et c’était le Ramadan. Après la rupture du jeûne, les gens sortent et vont dans les restaurants, les sanctuaires et les parcs. Les centres commerciaux étaient animés et remplis de clients, et les divisions sectaires dont nous entendons parler n’étaient pas visibles. »
Le lundi qui a suivi cette explosion lâche, 20 à 50 roquettes auraient été tirées en direction du camp Liberty, ancienne base américaine qui abrite aujourd’hui des dissidents iraniens, à proximité de l’aéroport de Bagdad. Ces événements offrent un aperçu microscopique des divers dangers et risques auxquels l’Irak fait face si le pouvoir reste fragmenté.
Des familles entières qui ne peuvent être ramenées à la vie ont été anéanties dans l’enfer de dimanche ; pourtant, tout ce que le gouvernement a à offrir, ce sont des excuses insignifiantes et des promesses d’exécution de milliers de prisonniers qu’ils n’ont pas encore jugés pour des infractions liées au terrorisme. Le ministre de l’Intérieur Mohammed Ghabban a remis sa démission, que le Premier ministre n’a cependant pas encore acceptée. Aucun discours n’a accompagné la démission et certains pensent que Ghabban n’y donnera pas suite.
Une rhétorique vide
Les Irakiens ne sont pas intéressés par les spectacles politiques, les grands gestes et les figures de style. Ils veulent voir les changements qu’Abadi promet depuis si longtemps de mettre en œuvre. Son gouvernement, avec tous ses échecs, mais aussi les hommes de paille non moins coupables que les États-Unis ont placés avant lui, font partie de l’héritage du président américain George W. Bush et de son occupation impériale. Le complice de Bush, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, se tenait mercredi devant un public mondial pour défendre fermement la décision de placer la Grande-Bretagne sur le sentier de la guerre, à la suite de la publication du rapport Chilcot tant attendu.
Aucune excuse ne ressuscitera les morts ni n’apportera un foyer aux quatre millions de déplacés internes irakiens. Comme l’indique l’Iraqi Transnational Collective (ITC) basé à Londres, « les plaies sont encore en train d’être pansées pour les millions d’Irakiens et les Britanniques qui ont été affectés par la décision d’entrer en guerre et par les actions post-invasion pleines de négligences des belligérants ».
Karrada fait partie d’une crise sans fin. La douleur que cet attentat a déclenchée n’est pas rare, pas plus que les images qui nous ont été offertes. Des corps, même sans vie, ont été retrouvés blottis les uns contre les autres, se serrant dans les bras, un père contre sa fille, un frère contre sa sœur. Ce sont ces scènes qui renforceront la détermination des Irakiens à s’unir contre les figures politiques indifférentes aux dangers auxquels leurs actions continuent de les exposer.
- Nazli Tarzi est une journaliste indépendante dont les écrits et les films se concentrent sur l’histoire ancienne de l’Irak et sa scène politique contemporaine. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @NazliTarzi
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une Irakienne pleure devant un mémorial dressé en hommage aux victimes d’un attentat qui a coûté la vie à plus de 200 personnes dans le quartier de Karrada, à Bagdad, le 7 juillet 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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