Les journalistes occidentaux se forgent une carrière en Palestine, puis nous laissent dans la misère
Ces jours-ci, on voit beaucoup moins d’internationaux dans les rues de Ramallah par rapport à l'afflux d'étrangers – de journalistes – d’octobre dernier, au moment de l'escalade de la violence.
« Nous ne sommes pas dignes d'intérêt médiatique ces jours-ci », ironise un ami. Nous éclatons tous deux d’un rire cynique.
Nous avons servi de traducteurs, de fixeurs ou de rédacteurs, nous avons accepté d’être interviewés pour leurs reportages, et ce souvent sans qu’on nous en reconnaisse le moindre mérite
Nos observations provoquent cependant une réflexion plus vaste sur les journalistes internationaux. Après avoir travaillé avec eux pendant des années, je pense que le fait que de nombreux auteurs amateurs visitant la Palestine aient bâti leurs carrières après avoir couvert le milieu palestinien mérite une critique nécessaire.
Je trouve que, en tant que Palestiniens, notre ressentiment envers ces journalistes est non seulement valide, mais aussi inévitable dans une sphère où nos voix sont infériorisées et notre cause exploitée par des individus cherchant à atteindre leurs propres objectifs.
Les opportunistes utilisant les efforts de groupes de résistance pour leur propre bénéfice ne constituent pas un phénomène nouveau. Que ce soit pour la reconnaissance, le gain politique ou le profit, les voix des communautés marginalisées qui défient l’ordre établi invitent souvent l'exploitation machiavélique des opportunistes.
En Palestine, cela est évident dans le carriérisme des militants pro-palestiniens internationaux et, plus insidieusement, dans l'opportunisme de ceux qui s’essaient aux métiers de l'analyse politique et du journalisme.
Observations sur le terrain
À une époque de diffusion majeure de la technologie et des médias de masse, les voix du Sud apparaissent plus brouillées que jamais. En Palestine, nos voix sont souvent entendues uniquement lorsque nous souffrons ou lors de protestations violentes.
En Palestine, nos voix sont souvent entendues uniquement lorsque nous souffrons ou lors de protestations violentes
Malgré la capacité des journalistes locaux à produire des reportages nuancés, nous sommes réduits à des références annotées. Il m’est arrivé de constater que des reportages que j’avais proposés sur la région avaient été rejetés mais qu’exactement le même sujet avait été confié à un journaliste international.
Il semble que les rédactions ne soient pas intéressées par notre voix professionnelle, invoquant souvent pour se justifier le motif grotesque de la promotion de l'objectivité.
En retour, nos opinions sont soigneusement assorties dans des phrases choc et des citations décontextualisées qui servent aux journalistes internationaux pour confectionner leur perception de la région. Au travers de leur couverture journalistique apparemment innocente de la question palestinienne, ils construisent également leur curriculum vitae en tant que reporters de conflit.
Une fois, j’ai rencontré en une seule semaine cinq différents aspirants journalistes originaires des États-Unis et d’Europe. Alors qu'ils venaient tous d'horizons divers et variés, ils semblaient partager une chose : la Palestine. Ce serait là leur première tentative de couvrir vraiment l’actualité internationale d'un lieu qui continue de recueillir l'attention du monde entier.
Il est remarquable qu'un nombre important de Palestiniens anglophones impliqués dans le domaine de la politique et de l'activisme palestinien ait eu à faire d’une façon ou d’une autre à des journalistes internationaux. Nous avons servi de traducteurs, de fixeurs ou de rédacteurs, nous avons accepté d’être interviewés pour leurs reportages, et ce souvent sans qu’on nous en reconnaisse le moindre mérite.
Nous, Palestiniens, avons utilisé notre crédibilité auprès des communautés locales pour nous porter garants du travail d’auteurs, d’analystes et de journalistes.
En raison de cette étroite proximité, au fil des ans, notre désenchantement vis-à-vis de ces journalistes de passage dans notre pays s’est accru, de même que notre amertume. Il n’est pas rare d'entendre le mot ajanib (littéralement « étrangers ») utilisé de manière péjorative quand on parle de journalistes internationaux.
Comme s’il ne suffisait pas que notre récit soit détourné et approprié par une puissance coloniale, il faut ajouter la monopolisation de notre malheur par d’ambitieux novices étrangers.
La Palestine comme rampe de lancement
Il semble que si les efforts de la résistance palestinienne créent une impression notable – que ce soit via la violence souvent condamnée ou les efforts non violents tels que le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) –, l'effort palestinien pour graver notre propre récit continue en revanche d'être éclipsé par les internationaux qui dominent la scène.
Lorsqu’on l’examine minutieusement, il est clair que la référence à la question palestinienne est monopolisée par les voix des visiteurs ou des journalistes internationaux pendant que nous continuons à souffrir dans notre lutte pour l'autodétermination et la justice.
Comme s’il ne suffisait pas que notre récit soit détourné et approprié par une puissance coloniale, il faut ajouter la monopolisation de notre malheur par d’ambitieux novices étrangers
Cela dit, je reconnais que la couverture médiatique internationale des troubles qui agitent le Sud est essentielle, surtout compte tenu de la complicité de l'Occident et de son passé impérial et colonial. Il y a toutefois un élément sinistre dans l'utilisation brutale de notre cause comme tremplin par des journalistes souhaitant obtenir des références pour se forger une carrière dans ce milieu professionnel compétitif.
Malheureusement, la Palestine leur fournit la crédibilité précieuse qui valide leur intégrité journalistique lors de la couverture d'autres endroits de la région. Leur nom, comme auteurs, analystes et commentateurs crédibles et nuancés, est directement associé à la Palestine.
C’est comme si, à travers la Palestine, ils obtenaient les qualifications requises pour construire le récit d'autres lieux opprimés. Insidieusement et dangereusement, l'exploitation commence à transcender la Palestine, atteignant notamment le Yémen, Bahreïn, la Syrie et le Cachemire.
La complicité de tous
Tout en affirmant ce qui précède, il est important de noter que cet opportunisme ne découle pas d’un effort individuel. Des groupes de solidarité avec la Palestine ont également contribué à cette exploitation. Il existe une galvanisation dangereuse de journalistes qui se promeuvent comme des porte-paroles pertinents de la lutte palestinienne. On constate aussi une rafale d'égotisme parmi les opportunistes qui couvrent la Palestine.
Le message qu’envoie cet arrangement est que, pour que nos paroles aient du poids, elles ont besoin de l'imprimatur d'une voix extérieure qui « légitime » nos besoins et nos exigences
J'ai rencontré des ouvriers du bâtiment américains qui sont devenus journalistes et cinéastes indépendants simplement parce qu’ils se sont rendus en Palestine. Le privilège dont ils jouissent leur permet d’accéder à des endroits interdits aux journalistes locaux, allant de Gaza aux conférences du gouvernement israélien, soutenant ainsi l'effort colonial qui vise à ignorer les voix colonisées.
Alors que les voix de ces visiteurs sont glorifiées par des groupes de solidarité internationale, qui les invitent à titre d'experts sur la région – les préférant souvent aux voix des autochtones –, notre contribution reste une fois de plus cantonnée aux « récits personnels ». Se nourrissant de nos histoires évocatrices sur le plan émotionnel, ce sont ces mêmes journalistes qui, envoyés en missions temporaires, font office de voix de la raison et de l'analyse « neutre » sur ce qui devrait être fait dans la région.
Le message qu’envoie cet arrangement est que, pour que nos paroles aient du poids, elles ont besoin de l'imprimatur d'une voix extérieure qui « légitime » nos besoins et nos exigences. Ce système a ouvert grand la voie aux dilettantes qui utilisent les pays du Sud, y compris la Palestine, comme un piédestal pour lancer leur carrière balbutiante en journalisme.
Reprendre possession de notre voix
Il est vrai que notre lutte, en tant que cause perpétuellement ignorée, a besoin de plus de voix et de journalistes internationaux relayant haut et fort la quête de la justice et de la dignité. Mais nous devons faire la distinction entre les Palestiniens qui ont besoin des journalistes étrangers pour faire écho à notre récit et une communauté internationale qui ne considère pas nos voix comme étant suffisantes.
Alors que l'agitation augmente dans le monde arabe, nous continuons d’être dépouillés de notre capacité d’action et de voir nos efforts pour que justice soit faite répudiés par des internationaux adeptes du pronostic. Tandis que nos vies complexes continuent de servir de notes de bas de page sur des curriculum vitae et que les voix internationales continuent d’être idolâtrées, nous devons à présent lutter non seulement contre l'oppression qui nous touche directement, mais également contre l'exploitation brutale de notre douleur.
Ce système d'exploitation comporte en son sein une cooptation problématique et ne devrait pas seulement être mis à nu, il devrait être rejeté. Il entrave davantage nos authentiques efforts de solidarité et contribue indirectement à la perpétuation de notre assujettissement. Nos voix, celles des personnes dont le sort est directement affecté, doivent être des sources primaires, pas secondaires.
- Mariam Barghouti est une auteure et commentatrice palestinienne originaire de Ramallah. Ses travaux sont parus dans le New York Times, Al Jazeera English, le Huffington Post, Middle East Monitor, Mondoweiss et International Business Times entre autres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : création de MEE Infographies.
Traduit de l’anglais (original).
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