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L’étau économique égyptien se resserre autour de Sissi

Si le président égyptien a jusqu’à présent su satisfaire ses partisans avec ses politiques économiques, le temps commence toutefois à manquer

Depuis plus de trois décennies, les dirigeants égyptiens ont vu la chute de leurs politiques économiques prendre racine.

Lorsque le président Anouar el-Sadate a essayé de réduire les subventions publiques pour les produits de base en 1977, les « émeutes du pain » ont éclaté à l’échelle nationale. Quatre ans plus tard, la politique économique d’ouverture de Sadate et son accord de paix avec Israël ont entraîné son assassinat.

Son successeur, Hosni Moubarak, a pu rester au pouvoir pendant près de 30 ans en mettant en œuvre des réformes économiques conditionnées par les institutions financières occidentales, tout en conservant la fidélité et le soutien des institutions de l’État et du secteur public. Il y est parvenu en maintenant les subventions pour le pain et les énergies, entre autres compromis.

Mais au cours de ses cinq dernières années au pouvoir, son fils, Gamal Moubarak, agissant au nom de son père, a lancé une campagne de privatisation qui a été marquée par la corruption, l’inflation et la hausse du pouvoir d’hommes d’affaires corrompus ; cela a contribué à susciter un soulèvement qui a entraîné le renversement de Moubarak en 2011.

Après avoir mené un coup d’État il y a trois ans contre le président démocratiquement élu Mohamed Morsi, le général Abdel Fattah al-Sissi, chef du renseignement militaire devenu président, a consolidé son emprise sur le pouvoir en apaisant les forces contre-révolutionnaires, en particulier l’armée, la police et les fonctionnaires, pour garantir sa base de soutien sociale. Seul le soutien de cet État profond – les réseaux de pouvoir et d’influence qui se cachent sous le gouvernement officiel – lui a permis de mettre en œuvre ses politiques répressives.

Contrairement à Moubarak et Morsi, Sissi a jusqu’à présent été en mesure de consolider son régime autoritaire malgré l’incapacité de son gouvernement à relever les défis économiques de l’Égypte, en emprisonnant des dizaines de milliers d’opposants politiques. Ces politiques se sont avérées téméraires, étant donné que la crise économique a été le principal moteur du soulèvement de 2011 avant que celui-ci ait été détourné par les Frères musulmans, pour finir entre les mains de l’armée après 2013.

Mais la détérioration des conditions économiques en Égypte a mis le régime de Sissi à l’écart, puisque celui-ci risque de perdre le soutien du secteur public s’il se montre incapable de continuer à payer les quelque six millions de fonctionnaires, dont les salaires représentent 26 % des dépenses du gouvernement.

Pour faciliter le drainage des devises fortes et rétablir la confiance dans l’économie, le gouvernement de Sissi cherche désormais à obtenir un prêt de 12 milliards de dollars de la part du Fonds monétaire international (FMI). S’il est approuvé, le programme de prêt serait le plus important jamais proposé à un pays dans une région engloutie par des troubles politiques et durement touchée par la chute des prix du pétrole.

Entre chute des réserves et dégringolade de la livre

L’Égypte a dévalué la monnaie locale de 13 % en mars pour tenter de combler l’écart entre les taux officiels et parallèles – communément qualifiés de « marché noir » –, et les analystes s’attendent à ce qu’une nouvelle dévaluation prenne effet avant la fin de l’année. Pourtant, la dévaluation n’a pas stimulé les liquidités en dollars, ni rattrapé l’écart.

Les réserves de l’État ont rapidement chuté, passant de 36 milliards de dollars avant le soulèvement de 2011 à environ 17,5 milliards de dollars cette année, selon la Banque centrale. Ce mois-ci, les réserves en devises étrangères ont été encore plus drainées alors que l’Égypte a retourné un versement d’un milliard de dollars au Qatar et versé 720 millions de dollars d’honoraires au groupe de créanciers du Club de Paris. La situation a encore été aggravée par la baisse des versements effectués par les Égyptiens vivant à l’étranger, qui hésitent à transférer de l’argent liquide en raison de l’incertitude politique et économique dans le pays.

En outre, la baisse notable des exportations et des investissements étrangers ainsi que le déclin des revenus du tourisme ont contribué à faire grimper le taux d’inflation à 14,6 % en juin 2016 au lieu de 12,3 % en mai et 10,3 % en avril, selon l’agence de statistiques gérée par l’État.

La livre égyptienne a chuté face au dollar américain pour atteindre 8 livres sur les marchés officiels et 13 livres sur le marché parallèle. Ainsi, la livre égyptienne a perdu 60 % de sa valeur en cinq ans après le soulèvement de 2011, malgré le plus grand flux d’aide jamais observé en provenance du Golfe.

Le gouvernement Sissi considère le prêt du FMI comme une reconnaissance internationale du gouvernement et comme une récompense pour sa politique courageuse représentée par la réduction des subventions de l’énergie et du pétrole et l’adoption d’un projet de loi sur la fonction publique visant à réformer l’appareil administratif, notamment avec la future taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

Pourtant, le prêt du FMI ne suffira pas pour réparer une économie usée tant que les causes profondes de la crise sont ignorées. Au contraire, cela contribuera à accentuer la pression inflationniste et, par conséquent, à entraîner une hausse incontrôlable des prix des produits de base. En fin de compte, cela affectera de manière disproportionnée les quelque 25 millions d’Égyptiens – soit plus de 27 % de la population – qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.

La dépendance de Sissi vis-à-vis des créanciers étrangers et du FMI prouve qu’il n’est pas la bonne personne pour diriger un pays majeur tel que l’Égypte. Il y a trois ans, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït lui ont accordé 23 milliards de dollars d’aide sur dix-huit mois après que l’armée a renversé Morsi, d’après des déclarations du ministre de l’Investissement Achraf Salmane.

Où sont partis les milliards ?

Ce montant équivaut au double de ce que Sissi demande aujourd’hui au FMI, mais trois ans plus tard, la situation financière de l’Égypte n’a fait qu’empirer, provoquant quelques froncements de sourcils au sujet de la transparence du gouvernement et de sa capacité à contrôler les dépenses si le pays se voyait accorder cette aide. Où sont partis les 23 milliards de dollars, se demande-t-on.

L’échec de Sissi est également représenté par le projet d’extension du canal de Suez. Lors de l’inauguration, il a fanfaronné, se présentant comme Gamal Abdel Nasser, parrain des méga-projets d’État, et a promis aux Égyptiens des revenus irréalistes pour son projet de 8,2 milliards de dollars qui, a-t-il insisté, devait être achevé en un an au lieu de trois. La décision hâtive de terminer le projet a relevé le plafond du budget et alourdi inutilement le fardeau du gouvernement.

Non seulement Sissi gaspille inutilement de l’argent pour nourrir son ego de leader aux airs de Nasser, mais il a également demandé aux Égyptiens de contribuer au projet à travers des certificats d’investissement que des millions de personnes ont trouvé rentables, le gouvernement ayant promis un taux d’intérêt de 12 %. Au début, le gouvernement Sissi a affirmé que le projet contribuerait à plus que doubler les revenus de l’Égypte pour atteindre 13,2 milliards de dollars en 2023. Cependant, en raison de la baisse des prix du pétrole et de la morosité du commerce mondial, des recettes de 5,2 milliards de dollars ont été enregistrées en 2015, la première année du projet, contre 5,5 milliards de dollars l’année précédente, avant le projet.

En ce sens, les principaux facteurs de la crise économique sont la mauvaise gouvernance de Sissi, ses politiques favorables à la corruption et son approche peu ouverte vis-à-vis de la résolution des problèmes politiques et sécuritaires.

Tirer sur le messager

Pour calmer le FMI et les autres donateurs internationaux, Sissi tient à restructurer l’appareil administratif de l’État. Le parlement égyptien a récemment adopté un projet de loi controversé connu sous le nom de « projet de loi sur la fonction publique » visant à réduire le fardeau financier de l’administration d’État en augmentant les possibilités de départ en retraite anticipé et de démission, et en limitant les congés. Certes, la réforme est nécessaire. Cependant, Sissi non seulement ignore mais protège la corruption systématique qui touche ce secteur depuis des décennies. Sans éliminer les racines, tout type de réforme est impossible.

Cela a été clairement illustré en mars, lorsque Sissi a anticonstitutionnellement licencié le chef de l’autorité centrale d’audit du pays, Hicham Genina, après que ce dernier a dénoncé la corruption des responsables dans des déclarations aux médias locaux qui ont touché la corde sensible. Genina a accusé l’Égypte d’avoir perdu « au moins » 600 milliards de livres égyptiennes (environ 76 milliards de dollars) entre 2012 et 2015 en raison de la corruption gouvernementale, en particulier des transactions foncières frauduleuses de l’État.

Au lieu de prendre le rapport de Genina en considération et d’aborder la question de la corruption, Sissi a parrainé une campagne contre Genina, qui a vu sa famille être diffamée et qui, plus récemment, a été condamné à un an de prison pour « diffusion de fausses informations ayant nui aux institutions étatiques et menacé la paix publique ». Ce licenciement sans précédent d’un auditeur d’État par un président démontre quel camp Sissi représente.

L’application de la loi sur la fonction publique au nom de la réforme de l’appareil administratif de l’État contredit l’approche régressive de Sissi à l’égard de la corruption étatique. Cette politique de deux poids deux mesures nuit à l’économie globale de l’Égypte au point que le prêt du FMI seul ne pourra jamais rétablir la situation, étant donné que les prêts moins conditionnels et encore plus importants concédés par les États du Golfe il y a trois ans n’ont apporté aucun changement. Pire encore, cette loi pourrait déclencher une vague irrésistible de colère et d’opposition provenant d’un secteur qui a apporté son soutien à Sissi jusqu’à présent.

Pas d’option facile

Les options dont Sissi dispose pour consolider son emprise sur le pouvoir sont limitées. Il pourrait adopter la méthode traditionnelle en maintenant la situation actuelle telle qu’elle est et en servant les intérêts économiques de l’armée, de la police et des fonctionnaires. Dans ce cas, il bénéficiera du soutien du secteur administratif et de l’appareil de sécurité, ce qui pourrait prolonger la longévité de son régime ; toutefois, sur le long terme, cela entraînera un déclin social et économique plus vaste qui se retournera contre sa viabilité.

L’autre scénario consiste à montrer sa loyauté envers le FMI et à respecter ses conditions, qui nécessitent une refonte de la bureaucratie étatique, une réduction des dépenses du gouvernement, une baisse considérable des subventions, l’instauration d’une fiscalité plus importante ainsi que la prise de mesures d’austérité strictes. Bien que cela puisse aider l’économie de manière réaliste sur le long terme, la contrepartie sera la perte d’une base de soutien vitale représentée par le secteur public. En outre, cela contribuera à élargir dangereusement le fossé entre les riches et les pauvres et à déclencher une révolte contre son régime. Dans tous les cas, le régime ferait face à des obstacles au maintien de son régime autoritaire.

Pour échapper au sort de ses prédécesseurs, Sissi doit en urgence mettre en œuvre des réformes économiques qui servent les intérêts de la base populaire plutôt que ceux des groupes d’intérêt et des donateurs internationaux, c’est-à-dire lutter contre la corruption. Pour garantir que cette réforme, qui nécessitera des mesures d’austérité et une refonte de la bureaucratie étatique, n’entraînera pas de réaction contre son gouvernement, il lui faut construire une base de soutien sociale pour freiner un potentiel ressentiment public, faute de quoi il subira le même sort que Moubarak ou Sadate. Pour y parvenir, il sera nécessaire d’assurer la stabilité à travers la réouverture des artères politiques obstruées et la création d’un climat de tolérance et de liberté au lieu d’un régime autoritaire.

- Muhammad Mansour est un journaliste originaire d’Égypte qui a couvert les soulèvements arabes. Ses articles portent sur les affaires égyptiennes, l’insurrection au Sinaï et les questions plus vastes du Moyen-Orient. Pour plus d’informations, vous pouvez visiter son site : www.muhammadmansour.com.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : Abdel Fattah al-Sissi à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle voie navigable du canal de Suez, en août 2015 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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