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L’intelligente stratégie syrienne de la Jordanie

La Jordanie a maintenu une politique prudente face à la guerre civile syrienne – en évitant en grande partie la violence qui a débordé dans les États voisins. Une stratégie qui s’est avérée payante

La Jordanie est-elle sur le point d’envahir la Syrie ? C’est ce que laissaient entendre les rumeurs après les manœuvres militaires « Eager Lion » à Amman en mai, menées conjointement avec les États-Unis ainsi que d’autres partenaires internationaux – d’une importance sans précédent.

Ces exercices – outre un échange d’insultes avec Damas et l’accentuation des tensions près de la ville syrienne d’Al Tanf entre les États-Unis et plusieurs agents par lesquels l’Iran mène sa guerre par procuration – ont suscité des spéculations : pour s’aligner sur la ligne plus agressive de Trump par rapport à Bachar al-Assad et à l’Iran, son alliée hachémite pourrait-elle ouvrir un nouveau front au sud de la Syrie ?

La Jordanie a joué plus intelligemment que la plupart des voisins de la Syrie pour s’isoler des retombées de six années de conflit

La Jordanie eut tôt fait de le nier, et pour une bonne raison : cela aurait signifié l’abandon total de sa prudente politique à l’égard de la guerre civile en Syrie.

La Jordanie a joué plus intelligemment que la plupart des voisins de la Syrie pour s’isoler des retombées de six années de conflit. Les quatre États voisins dont les frontières avec la Syrie étaient ouvertes avant la guerre – Turquie, Jordanie, Irak et Liban – ont tous accueilli un grand nombre de réfugiés et vu les échanges commerciaux s’effondrer, mais la violence a débordé chez eux aussi.

En Irak et en Turquie, les combats ont repris avec le groupe État islamique (EI) et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le Liban a connu des combats sporadiques autour de ses régions frontalières.

Et si la Jordanie a effectivement subi quelques agressions terroristes par Daech, les combats qui font rage ailleurs lui ont en grande partie été épargnés.

Contrôles serrés aux frontières

Les conditions locales ne sont pas les mêmes le long des régions syriennes avoisinant chaque État, mais plus les frontières ont été poreuses, plus les débordements ont été importants.

L’Irak et le Liban sont des États faibles dont les forces militaires se sont efforcées d’empêcher des agents de l’intérieur et de l’extérieur de franchir leurs frontières. La Turquie a opté pour soutenir les forces armées anti-Assad dès le début de la guerre, en fermant les yeux ou même en encourageant activement les combattants à passer en Syrie. Ils étaient nombreux à partir rejoindre l’EI ou Jabhat al-Nosra, tandis que le bras syrien du PKK, le PYD, en bénéficiait aussi.

En revanche, la Jordanie, tout en soutenant elle aussi l’opposition, a contrôlé plus fermement sa frontière et déployé plus d’efforts pour contrôler ceux qui la franchissaient. Ce qui a en partie eu ce résultat : six ans plus tard, les forces rebelles modérées restent relativement fortes au sud de la Syrie tandis qu’au nord, elles ont été en grande partie subordonnées aux groupes radicaux tels que l’EI et al-Qaïda.

À la différence de la Turquie, qui a vu dans la guerre civile syrienne et le printemps arabe une occasion d’étendre l’influence régionale d’Ankara, le roi de la Jordanie, Abdallah, en a fait une affaire de survie. Les six années passées ont vu la Jordanie soigneusement équilibrer sa sécurité et ses problèmes domestiques avec les exigences de ses alliés internationaux clés, dont beaucoup d’ardents opposants à Assad.

En termes de menaces sur sa sécurité en provenance de Syrie, la Jordanie redoute les djihadistes radicaux comme ceux appartenant à l’EI et al-Qaïda. Comme, en Syrie, le vent a tourné au désavantage de l’EI, Amman tient à ce que les derniers résistants du « califat » ne s’intéressent pas à la Jordanie, via des sympathisants de l’intérieur. À la fin de l’année dernière, l’EI a revendiqué sa première attaque contre la Jordanie lors de l’attentat qui a coûté la vie à dix personnes à al-Karak, en plus des six soldats abattus lors d’une attaque à la frontière, l’été précédent.

La Jordanie, sans surprise, a rejoint la coalition anti-EI menée par les États-Unis dès qu’elle s’est formée (en 2014) et, à la différence des États de Golfe qui ont ensuite réduit leur rôle, elle est restée active. À la différence de la Turquie, qui a reconnu tardivement la menace que constitue l’EI, c’est la crainte de trouver, au milieu des rebelles, des djihadistes prêts à s’en prendre à la Jordanie, qui a motivé une politique frontalière jordanienne beaucoup plus sévère, dès le tout début.

Effet de levier de l’aide

Ce conflit a provoqué de nouvelles inquiétudes domestiques. La Jordanie a reçu 1,4 million de réfugiés syriens, dont 660 000 enregistrés par les Nations unies, beaucoup issus de régions syriennes déshéritées.  Ils ont pesé sur des ressources déjà limitées et concurrencé les habitants d’origine sur le marché de l’emploi. Le tout aggravé par la fermeture de routes commerciales syriennes et irakiennes, contribuant ainsi à des taux élevés de chômage, comme jamais depuis des décennies en Jordanie.

Cependant, la Jordanie a essayé de tourer la situation à son avantage. La Jordanie, qui pendant longtemps a bénéficié d’une « rente de localisation » de la part d’alliés aux États-Unis et dans les pays du Golfe, une aide internationale plus importante.

Pendant des années, elle a exigé que tout fonds reçu au bénéfice des Syriens soient assortis par des subventions au développement en faveur des Jordaniens. Plus récemment, en 2016, une grande convention de donateurs a récolté 1,7 milliard de dollars en promesses de financement, conditionnées à l’attribution par la Jordanie d’un plus grand nombre de permis de travail aux réfugiés syriens.

Avec des résultats certes mitigés, Amman semble néanmoins avoir réussi à mettre la crise des réfugiés à son profit au lieu de se laisser submerger.

Une valse prudente

Le plus grand défi posé par la guerre syrienne à la Jordanie a sans doute été de gérer ses alliances internationales. Dans cette région, la Jordanie est fermement ancrée dans le camp américain et saoudien, et elle dépend de ces deux pays, économiquement et militairement. Elle a donc joint sa voix aux demandes de démission adressées à Assad en 2011 – sentiment commodément partagé par le public jordanien.

Cependant, ces alliés ont tiré Amman dans des directions contradictoires. Barack Obama partageait la prudence de roi Abdallah à armer les rebelles syriens, mais l’Arabie saoudite a exercé des pressions pour que la Jordanie en fasse plus.

Avec pour résultat une valse prudente de la Jordanie : elle a autorisé l’entrée d’armes et l’installation de camps d’entraînement à l’intérieur de ses frontières à des rebelles, la plupart tribaux, contrôlés par le Centre d’opérations militaires géré par la CIA à Amman – tout en s’opposant à toute sollicitation d’intervention directe ou d’ouverture plus large de sa frontière.

Or, avec l’administration Trump, les Saoudiens et la Maison Blanche semblent plus alignés : l’Iran est devenu la menace principale et les États-Unis veulent faire de la Jordanie une base servant à anéantir les projets de Téhéran le long de la frontière syrienne.

Cependant, tandis que la Jordanie n’a aucun désir de voir des intermédiaires iraniens le long de sa frontière et qu’elle sait que sa survie dépend du maintien de liens étroits tant avec Riyad qu’avec Washington, il est improbable qu’elle cède à toute demande intenable à ses yeux.

Pendant le conflit syrien, la coopération israélo-jordanienne a atteint une intensité renouvelée. Elle comprend le partage de renseignements sur les groupes de combattants, Assad et le Hezbollah, ainsi qu’une démonstration collective de puissance aérienne, visant à dissuader les jets russes de survoler le sud de la Syrie.

Cependant, la Jordanie s’est plainte qu’Israël semble ignorer l’émergence d’une poche de combattants de Jabhat al-Nosra près des hauteurs du Golan occupé, voire y ait même contribué. Alors qu’Israël estime sans doute que ces djihadistes sont un contrepoids à Hezbollah, Amman y voit une menace.

De son côté, la Russie, toute alliée d’Assad et ennemie des États-Unis qu’elle soit, entretient des liens plus équivoques avec Amman. Les relations se sont améliorées ces dernières années, avec le renforcement des liens commerciaux et militaires. Amman est pragmatique : comme Vladimir Poutine intervient en faveur d’Assad, la Jordanie sait que Moscou sera le principal courtier du pouvoir dans tout accord de paix. Quant à la Russie, elle sait que la Jordanie jouera un rôle fondamental dans toute entente au sud.

La Russie a invité la Jordanie à assister aux pourparlers de cessez-le-feu d’Astana et exhorté la zone frontalière à devenir l’une des quatre zones de « désescalade » proposée. Typiquement, dans l’intérêt de la sécurité de la Jordanie, Abdallah a engagé Moscou et Washington à parvenir à un accord.

Isolement et répression

Alors que son voisin au nord se consume dans la guerre civile, le gouvernement jordanien a réussi à s’isoler mieux que les autres voisins de la Syrie, pour l’instant en tout cas. Sa survie a exigé d’elle un adroit numéro d’équilibriste dans ses relations internationales essentielles, sans jamais perdre de vue la défense de ses intérêts vitaux sécuritaires ainsi que ses priorités domestiques.

Les hachémites ont réussi à contenir une crise régionale en Syrie et ils ne se départiront sans doute pas de cette prudente approche, à moins qu’elle impacte subitement la survie du régime

Mais il a fallu en payer le prix, et la guerre civile syrienne a coïncidé avec une répression domestique. En mars, quinze terroristes présumés ont été exécutés – mesure exceptionnellement dure pour la Jordanie – et un mouvement de réforme lancé en 2011 a été réprimé.

Comme souvent dans l’histoire de la Jordanie, les hachémites ont réussi à contenir une crise régionale en Syrie et ils ne se départiront sans doute pas de cette prudente approche, à moins qu’elle impacte subitement la survie du régime.

Cependant, comme c’est souvent arrivé dans l’histoire de la Jordanie, cela s’est accompagné d’une volonté de prendre d’énergiques mesures répressives en interne, sa situation géographique clé protégeant Abdallah des critiques occidentales.

Christopher Phillips est maître de conférences à Queen Mary, Université de Londres, et chercheur associé à Chatham House. Son dernier livre, The Battle for Syria: International Rivalry in the new Middle East, est actuellement en vente.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : En janvier de 2016, le roi de la Jordanie, Abdallah II, célèbre le centenaire de la révolte arabe contre la domination des Turcs Ottomans sur la région (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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