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Lutte contre la corruption en Algérie : les industriels de la filière automobile au banc des accusés

Le marché automobile algérien a connu au cours de la décennie écoulée des évolutions à donner le vertige. Ses principaux acteurs comparaissent devant la justice à partir de ce lundi
La filière automobile algérienne, objet de toutes les attentions des pouvoirs publics algériens au cours des dernières années, a désormais toutes les apparences d’un champ de ruines (AFP)

C’est une première dans l’histoire de la justice en Algérie. Le tribunal d’Alger examine, à partir de ce lundi 2 décembre, les dossiers liés à la corruption dans la filière de montage automobile, pour lesquels comparaîtront cinq PDG de groupes concessionnaires automobiles en Algérie et un nombre impressionnant d’anciens membres du gouvernement, dont les deux ex-Premiers ministres du régime d’Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, ainsi que des cadres supérieurs de ministères, des responsables de banques publiques, d’anciens walis et des walis toujours en fonction.

Les hommes d’affaires concernés figurent parmi les plus en vue du pays. Il s’agit de Mahieddine Tahkout (CIMA Motors), Mourad Oulmi (Sovac), Hassan Arbaoui (Kia Motors Algérie) et Ahmed Mazouz (groupe Mazouz).

Les concessionnaires auto sont poursuivis pour plusieurs chefs d’inculpation particulièrement graves. Il est notamment question de « blanchiment d’argent », « détournement de biens produits », « revenus criminels de corruption en vue de dissimuler leur origine illicite à la faveur d’un groupe de malfaiteurs » et « incitation d’agents publics à exploiter leur influence réelle ou supposée dans le but de bénéficier de privilèges indus ». Les prévenus risquent des peines de prison ferme allant de deux à dix ans.

Plusieurs anciens ministres de l’Industrie et des Transports sont également poursuivis dans le dossier du montage automobile. Il s’agit d’Amara Benyounès, Youcef Yousfi, Abdelghani Zaalane, Amar Tou, Amar Ghoul, Boudjemaa Talaie et Mahdjoub Bedda.

Ils ont été inculpés pour « octroi d’indus avantages à autrui lors de passations de marchés en violation des dispositions législatives et règlementaires », « abus de fonction », « conflit d’intérêts », « corruption lors de passation de marchés publics » et « dilapidation de deniers publics ».

« Blanchiment d’argent », « abus de fonction », « conflit d’intérêts », « corruption lors de passation de marchés publics », « dilapidation de deniers publics »...

Une des figures centrales de ce dossier, l’ancien ministre de l’Industrie, Abdesselam Bouchouareb, cité dans tous les dossiers liés au montage automobile, n’a pas répondu aux convocations du tribunal et se trouve actuellement en fuite à l’étranger, selon les médias algériens. 

Un marché automobile en plein boom

Le marché automobile algérien a connu au cours de la décennie écoulée des évolutions à donner le vertige à n’importe quel observateur. Les pétrodollars coulant encore à flot, l’année 2012 avait établi le record historique de 605 000 véhicules importés et une facture d’importation de plus de 8 milliards de dollars.

L’Algérie, dont le parc automobile a doublé en quelques années, est devenue « le premier marché automobile d’Afrique » devant l’Afrique du Sud, annonçaient triomphalement de nombreux commentateurs nationaux.

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Même si les premiers signes d’un tassement très net du marché apparaissent dès le début de l’année 2015, la pression devient de plus en plus forte sur les pouvoirs publics algériens, invités avec insistance, à relancer le projet d’une industrie de montage automobile nationale.

« Au Maghreb, le marché se trouve en Algérie et les usines de montage au Maroc » déplorent en chœur la plupart des spécialistes, ajoutant que la Tunisie voisine, elle-même, a réussi, malgré le handicap d’un marché intérieur minuscule, à mettre sur pied une solide industrie de la pièce détachée capable de dégager d’importants excédents d’exportation.

Début 2016, le gouvernement algérien franchit le pas. Il donne une année aux concessionnaires automobiles présents en Algérie pour installer des usines de montage dans le pays.

Pour bien faire passer le message, il décide d’imposer immédiatement des licences d’importation qui vont réduire considérablement la taille du marché algérien. Entre le « pic » historique de 2012 et 2016, les importations de véhicules sont divisées par cinq.

Entre le « pic » historique de 2012 et 2016, les importations de véhicules sont divisées par cinq 

Au départ, la démarche « contraignante » des autorités algériennes semble donner des résultats spectaculaires. Pour conserver leur place sur un marché algérien qui tend à se fermer aux importations, les grandes firmes automobiles « font la queue pour investir en Algérie » commente ironiquement Ahmed Ouyahia, devant le congrès de son parti, le RND. Une formulation provocante qui ne semble pourtant pas si loin de la réalité.

Très rapidement, dès le premier semestre 2017, les projets d’investissement fleurissent : TMC avec Hyundai, Sovac Production avec Volkswagen, KIA Algérie. Peugeot Algérie et Nissan inaugurent des usines de montage ou présentent des projets qui associent un constructeur étranger et un concessionnaire local.

Ils s’ajoutent à l’usine Renault, leader historique sur le marché algérien qui a conclu un partenariat dès 2015 avec l’Entreprise nationale des véhicules industriels (SNVI), fleuron du secteur public algérien.

Au total, près d’une dizaine de projets de montage automobile sont approuvés par les autorités algériennes, sans compter le même nombre d’usines de montage de véhicules utilitaires sur un marché algérien dont la taille ne dépasse pourtant pas 3 000 à 4 000 véhicules par an, selon les estimations d’experts.

« Fausses usines » et « importations déguisées »

La multiplication de ces projets de montage automobile déjà en activité ou encore en projet a rapidement suscité la suspicion. Des vidéos ont commencé à circuler sur internet montrant des usines sans chaînes de montage et des véhicules importés auxquels ils ne manquent que les roues.

Les médias algériens dénoncent alors de « fausses usines » et des « importations déguisées » dans une ambiance d’affairisme associant responsables gouvernementaux et hommes d’affaires influents du secteur privé.

La facture d’importation des kits d’assemblage gonfle très rapidement pour atteindre près de 4 milliards de dollars fin 2018. Les projections évoquent un montant de 6 voire 7 milliards de dollars pour 2020 et des économistes algériens parlent de l’« escroquerie du siècle ».

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Pour la filière automobile algérienne naissante, l’année 2019 sera marquée par un coup d’arrêt brutal. Dans le sillage du soulèvement populaire du 22 février, les entrepreneurs du secteur privé sont désignés comme le premier fusible par le pouvoir politique qui succède au régime d’Abdelaziz Boutefika.

Dès le mois de mai, le ministère de l’Industrie fixe, de façon unilatérale, des quotas d’importation pour les kits destinés aux usines de montage automobile en Algérie. Seuls quatre constructeurs sont autorisés à poursuivre leur activité au prix d’une forte réduction de leurs importations d’intrants. Il s’agit des usines  Renault, Sovac, TMC et Kia.

Les autorités algériennes ne vont pas en rester là et des poursuites judiciaires seront engagées presque simultanément contre les concessionnaires qui se sont trop rapidement mués en « constructeurs » comme les groupes Tahkout, Sovac et Global Group.

Mahieddine Tahkout, le patron de TMC qui a construit l’usine de Tiaret, sur les hauts plateaux algériens, en association avec le Coréen Hyundai, est le premier à être incarcéré au printemps 2019.

Il sera rejoint rapidement par Mourad Oulmi qui dirige Sovac et avait réussi en 2017 à convaincre Volkswagen d’entrer au capital de l’usine créée à Relizane, dans l’Ouest du pays.

Fin juin, c’est Hassan Arbaoui, patron de Kia Motors Algérie, qui emménage à son tour dans la prison d’El Harrach.

Début juillet, le tribunal d’Alger place Ahmed Mazouz, patron du groupe du même nom, sous mandat de dépôt pour « soupçons de corruption et pour avoir bénéficié d’indus avantages dans le cadre d’activités liées à l’usine de montage automobile de la marque chinoise Cherry ».

Une filière industrielle condamnée à péricliter ?

À la veille des procès qui s’ouvrent ce lundi 2 décembre, la filière automobile algérienne, objet de toutes les attentions des pouvoirs publics algériens au cours des dernières années, a désormais toutes les apparences d’un champ de ruines.

Jusqu’aux événements des derniers mois, on considérait généralement que la montée en régime progressive des différents projets de montage automobile devait provoquer une augmentation rapide de la production algérienne. À la fin de l’année dernière, l’ancien ministre de l’Industrie, Youcef Yousfi, aujourd’hui incarcéré, indiquait encore que « la production des véhicules assemblés en Algérie devrait atteindre 400 000 unités d’ici 2020, dont une partie destinée à l’exportation ».

La filière automobile algérienne, objet de toutes les attentions des pouvoirs publics algériens au cours des dernières années, a désormais toutes les apparences d’un champ de ruines

Dans l’immédiat, les « mesures d’urgence » prises par le gouvernement depuis le printemps dernier ont eu pour conséquence la fermeture au moins provisoire de la plupart des usines et la mise en chômage technique de leur personnel du fait que le quota d’importation qu’il leur a été attribué au titre de l’année en cours est épuisé depuis la fin de l’été.

Les très nombreux showrooms installés à grand frais dans l’ensemble du pays sont quasiment vides et abandonnés.

Pour maintenir, à moindre frais, un flux minimum d’entrée de véhicules sur le marché national, la parade imaginée par le gouvernement algérien s’est limitée pour l’instant à rétablir une autorisation d’importation des véhicules d’occasion de moins de trois ans dans la loi de finance pour l’année 2020.

C’est en réalité l’ensemble de la filière automobile algérienne qui risque ainsi de péricliter et les espoirs placés dans son développement de s’effacer avec des constructeurs installés, réduits pour la plupart à des quotas de production minimes, qui vont fonctionner en mode « survie » au cours des prochaines années.

Les constructeurs automobiles, réduits pour la plupart à des quotas de production minimes, vont fonctionner en mode « survie » au cours des prochaines années (AFP)

Dans le but de consolider une filière automobile naissante, le gouvernement algérien était appelé depuis de nombreuses années par beaucoup de spécialistes à s’appuyer sur un nombre limité de grands constructeurs plutôt que de continuer à compter sur une multiplicité d’intervenants.

Les résultats, catastrophiques, des choix effectués dans ce domaine par des responsables gouvernementaux trop sensibles aux sollicitations des industriels « amis », et qui ont multiplié les agréments à de nouveaux « constructeurs », sont désormais visibles en clair.

Pour les commentateurs les plus optimistes d’une actualité algérienne bouillonnante, il s’agit peut-être d’une occasion pour un futur gouvernement issu de la volonté populaire et constitué de réelles compétences pour remettre à plat l’ensemble d’un dossier qui a trop souffert d’une gestion à courte vue et éventuellement délinquante.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hassan Haddouche est un journaliste algérien. Après avoir effectué des études d’économie en France et en Algérie, il débute sa carrière dans l’enseignement supérieur avant de rejoindre la presse nationale au début des années 1990. Il a collaboré avec de nombreux journaux (L’Observateur, La Tribune, La Nation, Liberté) et sites électroniques (Maghreb émergent, TSA) algériens.
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