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Affaire Cembrero : quand le Maroc tente de faire pression sur l’Espagne

La stratégie marocaine visant à étouffer la liberté de la presse en Espagne cache des complicités sous-jacentes entre Rabat et Madrid
L’État marocain exige que l’Espagne arrête le journaliste Ignacio Cembrero pour avoir affirmé, comme l’ont fait les trois médias français poursuivis par Rabat, que le régime de Mohammed VI est derrière l’espionnage opéré via le logiciel Pegasus (Twitter)
L’État marocain a déposé plainte contre le journaliste Ignacio Cembrero pour avoir affirmé, comme l’ont fait les trois médias français poursuivis par Rabat, que le régime de Mohammed VI est derrière l’espionnage opéré via le logiciel Pegasus (Twitter)

C’est Machiavel qui l’a théorisé. Quand un pouvoir est aux abois, il devient très méchant. Il utilise la terreur pour faire peur à ses opposants et aux voix qui seraient tentés de contester son autorité et ses décisions.

Au Maroc, après avoir assassiné la presse indépendante avec des procès truffés d’irrégularités qui ont permis d’envoyer en prison les plumes les plus indépendantes du pays, de Taoufik Bouachrine à Omar Radi en passant par Soulaiman Raissouni, la terreur s’est orientée vers les commentateurs sur les réseaux sociaux achevés à coups de lourdes peines de prison pour avoir émis des opinions divergentes ou véhémentes sur le régime.

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Il y a quelques semaines, le journaliste citoyen Rabie El Ablak, un ancien détenu politique du hirak du Rif, a écopé de quatre ans de prison ferme pour avoir énoncé une vérité élémentaire dans une vidéo : si le roi est tout au Maroc, question pouvoir et richesses, il est également le responsable de toutes les misères des Marocains.

Cette offensive tous azimuts contre la liberté d’exprimer ses opinions, mêmes les plus osées du moment qu’elles n’appellent pas à la violence, ne semble pas émouvoir outre mesure les tenants de l’ordre dit démocratique occidental.

La défense molle de la liberté de la presse par l’administration Biden, plus soucieuse de garder le Maroc dans le giron d’Israël que de lui imposer des sanctions comme elle l’a fait avec la Tunisie, a enhardi le régime de Mohammed VI. Et du côté de l’Union européenne (UE), où il est plus facile de récriminer contre l’Algérie que contre le Maroc, ce n’est guère mieux.

Une complaisance assumée

Il y a comme une complaisance assumée envers le régime marocain, à Washington comme à Bruxelles, même quand Rabat cherche, comme il l’a fait l’année dernière, à tenter de bâillonner la liberté de la presse ailleurs qu’au Maroc.

En 2021, on s’en souvient, l’État marocain a poursuivi deux ONG internationales, Amnesty International et Forbidden Stories, ainsi que plusieurs médias français, Le Monde, L’Humanité et Médiapart, pour l’avoir formellement identifié comme étant derrière l’espionnage des téléphones portables de plusieurs journalistes, activistes et politiciens de différents pays avec le logiciel espion israélien Pegasus.

Après quelques sautillements marocains, la justice française a fini par juger irrecevables toutes ses plaintes.

La justice espagnole va rejeter la plainte marocaine, augureront certains. C’est mal connaître la nature des relations sous-jacentes qui lient Rabat à Madrid

L’affaire en était restée là jusqu’à ce qu’on apprenne cette semaine que Rabat poursuit le journaliste espagnol Ignacio Cembrero pour les mêmes faits. Cette fois-ci en Espagne.

Bis repetita, la justice espagnole va rejeter la plainte marocaine, augureront certains. C’est mal connaître la nature des relations sous-jacentes qui lient Rabat à Madrid.

Même au plus fort des crises bilatérales qui secouent à intervalles réguliers les deux pays, certains petits intérêts communs, doublés de petites faveurs, ne sont point affectés par ces turbulences diplomatiques.

L’actuel exécutif espagnol, dirigé depuis 2018 par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), est avec celui de José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011), socialiste également, l’un des plus réceptifs aux desiderata du régime alaouite.

Ce qui n’empêche pas l’autre grande formation politique de la péninsule Ibérique, le Parti populaire (PP, droite conservatrice), de les imiter de temps à autre.

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Ce qui va suivre n’est pas de la fiction. Ce sont des faits qui ont été investigués, recoupés et pour certains d’entre eux publiés.

L’année dernière, après la crise de Ceuta (mai 2021), on a assisté à l’une des décisions les plus surprenantes prises par une démocratie européenne dite « consolidée » : le congédiement de la ministre des Affaires étrangères, Arancha González Laya, par le président du gouvernement Pedro Sánchez, après un opportun remaniement ministériel.

Un simple exercice du pouvoir ? Selon toutes les sources consultées, le remerciement de González Laya a été exécuté pour apaiser la colère de Rabat, qui avait exigé sa tête pour avoir permis au président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), Brahim Ghali, de suivre un traitement contre le covid-19 en Espagne. Une décision, faut-il le rappeler, qui a été approuvée par Sánchez.

Capacité nocive des différents gouvernements

Aujourd’hui, l’État marocain exige une autre tête. Celle du journaliste Ignacio Cembrero pour avoir affirmé, comme l’ont fait les trois médias français poursuivis par Rabat, que le régime de Mohammed VI est derrière l’espionnage opéré via le logiciel Pegasus.

On pourra toujours arguer que la justice est indépendante en Espagne, qu’il faut la laisser faire son travail et que le gouvernement ne peut pas s’immiscer dans un procès.

C’est mal connaître certains rouages et la capacité nocive des différents gouvernements espagnols, de tous bords, pour influer sur des décisions de justice, ou les tordre effrontément.

Le 2 avril 2020, Ali Aarrass a été libéré de la prison de Tiflet au Maroc, après douze années de détention. Ce Belgo-Marocain avait été arrêté par la police espagnole en 2008, suspecté de trafic d’armes pour un réseau terroriste. Une solide enquête de l’éminent juge Baltasar Garzón avait abouti à un non-lieu, faute de la moindre preuve (Amnesty International)
Le 2 avril 2020, Ali Aarrass a été libéré de la prison de Tiflet au Maroc, après douze années de détention. Ce Belgo-Marocain avait été arrêté par la police espagnole en 2008, suspecté de trafic d’armes pour un réseau terroriste. Une solide enquête de l’éminent juge Baltasar Garzón avait abouti à un non-lieu, faute de la moindre preuve (Amnesty International)

Un exemple. À la fin de 2008, la police espagnole arrêtait un Belgo-Marocain, Ali Aarrass, sous l’accusation de « contrebande d’armes ». Mais après des années d’enquêtes policières, la justice espagnole a fini par l’acquitter.

Or, au lieu de le libérer, le gouvernement de Rodríguez Zapatero l’a remis au Maroc, où il a été soumis à des traitements dégradants, avant d’être condamné à douze ans de prison pour « terrorisme ».

La vidéo d’Aarrass où on le voit avec le visage tuméfié et incapable de se tenir debout dans sa cellule de prison après une séance de supplices fait aujourd’hui partie des annales de la torture.

José Luis Rodríguez Zapatero n’a jamais fait de mea culpa pour avoir extradé un homme, de surcroît un citoyen européen, innocenté par sa propre justice, vers un pays pratiquant la torture. Au contraire. Ces dernières années, il est devenu un habitué du régime.

Au plus fort de la récente crise entre l’Algérie et l’Espagne, Zapatero a fait acte de présence à Tanger, « convoqué », disent les mauvaises langues, par le chef de la diplomatie marocaine Nasser Bourita, et accompagné de son fidèle ancien ministre des Affaires étrangères, Miguel Ángel Moratinos. Un autre inconditionnel de Rabat.

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Le socialisme espagnol n’a pas l’apanage de ces coups tordus contre la légalité en vigueur.

En 2014, avec cette fois-ci un gouvernement du PP (2011-2018), le ministre marocain de la Justice, El Mostafa Ramid du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), annonçait que le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, avait décidé de poursuivre pour « apologie du terrorisme » le journaliste Ignacio Cembrero, objet aujourd’hui, comme hier, des ressentiments de Rabat.

La raison ? Cembrero avait publié en septembre 2013 sur son blog « Orilla Sur » (rive sud), hébergé sur le site d’El País, quotidien espagnol dans lequel il travaillait, une vidéo d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).

La vidéo, intitulée « Maroc, le royaume de la corruption et du despotisme », s’en prenait de manière véhémente au roi Mohammed VI et à son premier cercle d’amis et de conseillers, et invitait les Marocains à prendre la « voie de la hijra [migration] à Dieu plutôt que d’aller vers l’Europe ».

Que le gouvernement marocain, de surcroît dirigé par des rétrogrades incapables de faire la différence entre l’information et l’apologie du terrorisme, soit fâché, peut se comprendre.

Par contre, ce qui l’est moins, c’est la complicité et l’extrême diligence employée par Madrid pour venir en aide à un État étranger contre un journaliste et citoyen espagnol.  

Camouflet

On sait de source sûre qu’avant que le chef du gouvernement marocain Abdelilah Benkirane ne dépose plainte contre Cembrero auprès du procureur général de l’État espagnol, le ministre marocain de la Justice, El Mostafa Ramid, a appelé son collègue espagnol, Alberto Ruiz-Gallardón.

Et au lieu de le dissuader ou de se déclarer neutre, ce dernier lui a déconseillé la voie du parquet général et l’a aiguillé vers le parquet de l’Audience nationale, où se traitent les affaires de terrorisme. Avec la promesse de « s’efforcer » à faire en sorte qu’elle ne soit pas classée rapidement.

Et effectivement, la plainte est restée ouverte six mois. Le délai maximum, avant que le juge en charge du dossier ne la classe définitivement, en argumentant que « la publication de vidéos de l’organisation terroriste est une pratique courante dans le journalisme espagnol, que la loi n’interdit pas, et n’a jamais interdit ».

Même les républiques bananières les plus imbéciles trouvent des explications plus convaincantes pour justifier leurs turpitudes

Un camouflet pour les deux gouvernements, celui de Benkirane et celui de Mariano Rajoy, qui n’est pas resté sans réponse. Quelques semaines seulement après le classement de cette plainte, le directeur du quotidien El País, Javier Moreno, a muté d’office Ignacio Cembrero du service international, où il officiait depuis quatorze ans, à celui de l’édition du dimanche. Avec l’interdiction formelle de ne plus jamais écrire sur le Maroc.

En réponse, le journaliste a accusé sa direction d’avoir cédé à des pressions politiques et démissionné de son journal, dont la réputation de « principal quotidien de référence » est ressortie fortement égratignée de cette affaire.

Aujourd’hui, certaines sources pointent du doigt la vice-présidente de l’époque, Soraya Sáenz de Santamaría, qui avait en charge, comme par hasard, les services de renseignement espagnols (CNI), à l’origine des pressions sur El País.

Le journaliste n’en avait pas fini encore avec ses malheurs. En 2015, le même modus operandi, cette fois-ci encore plus flagrant, a été utilisé par le gouvernement espagnol pour soutenir son homologue marocain.

Après une plainte en diffamation déposée par Ahmed Charaï, le patron du groupe de presse Global Media Holding, un conglomérat lié directement aux services de renseignement marocains selon la presse, et que Cembrero avait taxé d’« espion » de la Direction générale des études et de la documentation (DGED, contre-espionnage) dans un article publié par El Mundo, le ministre espagnol des Affaires étrangères de l’époque, José Manuel García-Margallo, est entré en jeu.

Mais le gouvernement de Mariano Rajoy a manœuvré tellement maladroitement pour soutenir son homologue marocain que ce geste est depuis inscrit dans le registre de l’infamie.

Pour empêcher que le témoignage en faveur de Cembrero de l’ancien journaliste du Monde Jean-Pierre Tuquoi n’arrive devant un tribunal madrilène, le consulat espagnol à Paris a été mis à contribution.

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Quand Tuquoi a signé son témoignage notarié au siège du consulat espagnol, le consul Javier Conde l’a invité dans son bureau pour lui donner l’une des explications les plus ahurissantes de toute l’histoire de l’administration : il ne pouvait pas signer le document notarié parce qu’il ne voulait pas « s’immiscer » dans « une affaire politique entre Cembrero et le Maroc ».

Même les républiques bananières les plus imbéciles trouvent des explications plus convaincantes pour justifier leurs turpitudes.

En résumé, qu’ils soient de droite ou de gauche, les gouvernements espagnols se suivent et se ressemblent et ne se retiennent pas quand il s’agit de faire de l’échange de bons procédés avec leurs homologues marocains.  

Et ce aux dépens souvent des intérêts de leurs propres citoyens, qu’ils soient journalistes ou pas. Loin des grands principes qu’ils défendent péremptoirement.

Il est possible qu’Ignacio Cembrero soit confronté à des manigances souterraines fomentées par des cercles liés à la présidence du gouvernement espagnol.

Le Maroc veut la peau du journaliste et le gouvernement Sánchez, celui-là même qui a été capable de virer une ministre, changer une position consensuelle diplomatique vieille de plus de 40 ans sur le conflit du Sahara occidental et remercier les forces de l’ordre marocaines après le massacre de Melilla pour gratter dans le sens du poil son voisin du Sud, ne va pas bouger le petit doigt pour stopper la tentative d’une puissance étrangère visant à limiter la liberté d’expression en Espagne.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Ali Lmrabet is a Moroccan journalist and the Maghreb correspondent for the Spanish daily El Mundo.
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