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Quatre films marocains récents à voir absolument

Quatre longs métrages marocains sortis récemment ancrent leurs obsessions dans la ville de Casablanca, explorant les thématiques de la jeunesse, de la musique et de la mémoire
L’acteur Anas Basbousi, le réalisateur Nabil Ayouch et la scénariste Maryam Touzani lors de la présentation du film Haut et fort au festival de Cannes, le 15 juillet 2021 (AFP/Valery Hache)
L’acteur Anas Basbousi, le réalisateur Nabil Ayouch et la scénariste Maryam Touzani lors de la présentation du film Haut et fort au festival de Cannes, le 15 juillet 2021 (AFP/Valery Hache)

Depuis septembre 2021 ont été présentés, en salles marocaines et/ou françaises ainsi qu’à l’international, pas moins de quatre films marocains : Haut et fort (Nabil Ayouch), Zanka Contact (Ismaël El Iraki ; distribué en dehors du Maroc sous le titre Burning Casablanca), Ziyara (Simone Bitton) et Mica (Ismaël Ferroukhi).

Si chacun de ces films possède naturellement son identité propre, certaines passerelles thématiques et/ou esthétiques peuvent permettre de dresser un certain état des lieux du cinéma marocain à la fin 2021, lié notamment aux questions de la musique, de la jeunesse mais aussi et surtout de la ville de Casablanca.

Haut et fort de Nabil Ayouch : des nouvelles du (tiers) monde

C’est à la suite de la réalisation des Chevaux de Dieu (2012) que Nabil Ayouch et l’auteur du roman originel Mahi Binebine ont eu en 2014 l’idée de créer, dans le quartier de Sidi Moumen situé en périphérie est de Casablanca, le centre culturel Les Étoiles de Sidi Moumen, où est filmé Haut et fort.

Les comédiens, non professionnels, y jouent plus ou moins leur propre rôle. Entre fiction et documentaire, le film évoque l’histoire d’Anas (Anas Basbousi), ancien rappeur engagé dans le centre en question et qui encourage les jeunes à s’exprimer à travers la culture hip-hop. Le film est présenté en compétition officielle au festival de Cannes 2021.

Une scène évoque les attentats de Casablanca de 2003, faisant ainsi de Haut et fort une sorte de « suite » des Chevaux de Dieu. Mais si ce dernier s’avère assez fataliste, Haut et fort en constitue son pendant lumineux, célébrant la jeunesse de Sidi Moumen à travers ces arts fédérateurs que sont la musique et la danse.

Ayouch braque sa caméra non plus sur l’intérieur du tunnel mais sur la lueur qui se situe au bout. Le film est souvent baigné de lumière et le centre des Étoiles y est un lieu haut en couleurs, jonché de tags et autres fresques.

Haut et fort fait preuve d’une grande énergie, émanant essentiellement des jeunes comédiens-artistes qui transmettent sans mal leur passion pour les cultures urbaines et leur appétit de vivre

Les jeunes filles investissent la scène et la rue, et parviennent à s’imposer. Si Les Chevaux de Dieu montre ce que peuvent devenir les enfants désœuvrés d’Ali Zaoua, prince de la rue (2000) s’ils ne sont pas bien accompagnés, Haut et fort, au contraire, montre ces mêmes enfants se diriger vers des horizons plus sereins.

Haut et fort fait preuve d’une grande énergie, émanant essentiellement des jeunes comédiens-artistes qui transmettent sans mal leur passion pour les cultures urbaines et leur appétit de vivre. Du côté du scénario et de la réalisation, Ayouch se montre moins inspiré et ne se prive pas d’un discours quelque peu démagogique et démonstratif.

Zanka Contact d’Ismaël El Iraki : sex & drugs & (ma)rock ‘n’roll

Dévoilé en 2020 dans la section Orizzonti de la Mostra de Venise à l’issue de laquelle Khansa Batma a obtenu le prix de la meilleure comédienne, Zanka Contact est le premier long métrage d’Ismaël El Iraki.

Ce jeune Casablancais réalise dans le cadre de ses études une série de courts métrages dont l’un, H’rash (2008), s’implante déjà dans sa ville d’origine. Les deux films font montre d’un langage de rue très cru, particulièrement propre à certains quartiers de la ville blanche, et oscillent entre le tragique et le comique, invoquant volontiers Quentin Tarantino, le western et nombre de films essentiellement américains et italiens.

Zanka Contact suit les tribulations de Larsen (Ahmed Hammoud), rocker déchu, et Rajae (Khansa Batma), prostituée pleine de gouaille, qui se rencontrent violemment, s’entichent l’un de l’autre et décident de s’extraire de leur misère en écrivant une nouvelle chanson, « Zanka Contact », que lui compose et qu’elle chante.

Le maquereau de Rajae ainsi qu’un client belliqueux ne l’entendent pas de cette oreille, et débute alors une traque dont personne ne sortira indemne.

Zanka Contact, film rock et trépidant, est également une histoire d’amour passionnelle entre deux laissés-pour-compte dont les défauts et maladresses dévoilent progressivement les blessures intimes.

El Iraki fait en sorte que le grain de la pellicule 35 mm fasse ressortir la lumière diurne et blanche de Casablanca, les tons chauds ou obscurs de son activité underground ainsi que les larmes, plaies saignantes, cicatrices et autres peaux de serpent que (trans)portent les personnages sur leurs corps sauvages et meurtris.

En dépit d’un rythme parfois inégal, Zanka Contact est une réussite prometteuse, allant à l’encontre de la tendance sociologique propre à un certain cinéma marocain pour, tout simplement, proposer une belle histoire servie par de jouissives idées de cinéma.

Mica d’Ismaël Ferroukhi : jeu, set et match nul

Dans la périphérie de Meknès, un petit garçon d’une dizaine d’années, surnommé Mica (Zakaria Inan), magouille tant que bien que mal pour aider sa famille à subsister. Son père tombant malade, il est envoyé dans un club de tennis huppé de Casablanca où il devient homme à tout faire.

Intrigué par ce sport, Mica se permet de tâter un peu de la raquette. Il se fait remarquer par une entraîneuse et ancienne championne, Sophia (Sabrina Ouazzani), qui pense déceler en lui un certain potentiel.

Conformément à ce que son synopsis laisse deviner, Mica est un film plutôt consensuel et prévisible sur la question des inégalités sociales et la volonté de changer son destin, mais il s’avère assez touchant.

Le jeune Zakaria Inan, acteur non professionnel, est bluffant par la justesse de son jeu et par l’intensité de son regard où l’on perçoit toute sa solitude et sa détermination à aller de l’avant

Le réalisateur, Ismaël Ferroukhi, est réputé pour ses films confrontant l’innocence de jeunes personnages aux turpitudes de leur environnement social, culturel et/ou géographique : le fils du Grand Voyage (2004) contraint d’accompagner son père à La Mecque, ou encore le jeune héros des Hommes libres (2011) qui réalise l’horreur de la traite des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. L’enfance et le Maroc sont évoqués dès son premier court métrage, L’Exposé (1993).

Mica évoque également, par le prisme de la compétition sportive, les difficultés à se constituer soi-même en terrain hostile. Le jeune Zakaria Inan, acteur non professionnel, est bluffant par la justesse de son jeu et par l’intensité de son regard, où l’on perçoit toute sa solitude et sa détermination à aller de l’avant.

La BO du film, énergique et signée Hang Massive, accompagne efficacement le voyage du jeune garçon vers une vie meilleure. Au-delà de ses facilités scénaristiques et de ses personnages assez stéréotypés, Mica se conclut sur une note en demi-teinte, marquant l’idée que tout reste encore à accomplir pour son jeune héros.

Ziyara de Simone Bitton : Judeo-Moroccan road movie

Plus de dix ans après Rachel (2009), la réalisatrice documentariste franco-marocaine Simone Bitton, connue notamment pour ses engagements pour les causes de Mehdi Ben Barka et de la Palestine, revient avec un film plus apaisé et plus intime, par lequel elle sillonne les quatre coins du Maroc pour remonter ses racines familiales et rendre compte, par là même, du formidable travail de mémoire collective réalisé par les gardiens musulmans de cimetières juifs.

En cela, Ziyara se situe tout autant dans la continuité de l’œuvre militante de Bitton que dans celle du regard plus personnel et introspectif d’une Izza Génini.

Ziyara est un film de rencontres et de désir, empli de générosité et d’humanité et évitant soigneusement tout didactisme. En partant à la rencontre de ces femmes et hommes, Simone Bitton se livre à une introspection historique, culturelle et familiale ample et émouvante.

Malgré l’accumulation d’interviews qui freine parfois la respiration et l’imagination du spectateur, le film, particulièrement en ces temps troubles, met du baume au cœur.

Le générique de fin mentionne les noms de toutes ces personnes qui conservent la fragile mémoire judéo-marocaine. Une façon de les incorporer à leur tour dans l’histoire polyculturelle de ce pays à la si riche histoire.

Loving Casablanca

Les quatre films peuvent être rapprochés pour plusieurs raisons. La musique est au cœur de Haut et fort et de Zanka Contact en tant qu’échappatoire pour des personnages en mal de liberté (le tennis, dans Mica, peut être appréhendé dans une optique similaire).

Certains passages de Ziyara comportent aussi des notes de musique qui rappellent le riche patrimoine culturel judéo-marocain. La jeunesse est également au centre de Haut et fort, Zanka Contact et Mica, dont les héros sont promis à des lendemains meilleurs et augurent une évolution positive d’une certaine société marocaine pas toujours très encline à encourager les jeunes talents. Dans Ziyara, c’est également aux nouvelles générations que le flambeau de la mémoire collective est transmis par les gardiens, dans un souci de ne pas oublier.

Mais ce qui relie encore davantage les quatre films, c’est Casablanca.

Le début de Haut et fort rappelle que Sidi Moumen est situé très loin du centre de la capitale économique marocaine : Anas, au volant de sa voiture, accomplit tout un périple pour rejoindre son nouveau lieu de travail. Vers la fin du film, un plan découvre le tramway de Casablanca, mis en service en 2012, soit peu de temps après la réalisation des Chevaux de Dieu.

L’un des terminus de cette première ligne est Sidi Moumen, dont la population souffrait jusqu’alors de grandes difficultés pour rejoindre le centre-ville. Ce plan rappelle que la connexion entre le centre et la marge de Casablanca est désormais plus aisée. Cette idée est également retranscrite par la bande-son du film, qui laisse régulièrement entendre des goélands alors que Sidi Moumen – où l’on peut véritablement trouver ces volatiles marins – est assez éloigné du littoral.

Scène de Zanka Contact, d’Ismaël El Iraki (capture d’écran)
Scène de Zanka Contact, d’Ismaël El Iraki (capture d’écran)

Une scène fantasmatique du film d’Ayouch oppose, à l’occasion d’une battle endiablée, un groupe de jeunes modernistes à un groupe d’intégristes. Cette scène évoque West Side Story (Robert Wise, 1961), qui fait également du milieu urbain un décor de western moderne pour des duels chantés et dansés. Sidi Moumen, dans ce cas précis, ne figure ainsi plus uniquement la Sarcelles de la marge connue par Ayouch durant sa jeunesse, mais aussi la New York populaire de son rêve américain à lui : son rêve marocain.

Avec Zanka Contact, c’est avant tout à l’âge d’or de la musique casaouie qu’Ismaël El Iraki déclare sa flamme. Le nom de Khansa Batma est à ce titre hautement symbolique. Elle est en effet la fille de Mohamed Batma, qui fut l’un des paroliers et compositeurs du mythique groupe Lemchaheb, et de Saïda Birouk, qui fut chanteuse dans ce groupe.

Elle est également la nièce de Larbi Batma, qui fut l’un des fondateurs du tout aussi mythique groupe Nass El Ghiwane – dont on entend quelques notes dans le film. Fondés dans les années 1970 à Casablanca, ces deux groupes renouvelèrent la musique marocaine en mixant des sonorités traditionnelles avec d’autres plus occidentales. Les paroles poétiques mais engagées de leurs chansons ont participé d’une certaine contestation populaire propre aux Années de plomb.

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Découverte dans les années 2000, Khansa Batma, dont les chansons s’inscrivent dans une démarche artistique similaire, semble démarrer avec Zanka Contact une carrière de comédienne avec ce premier rôle par lequel elle prolonge ses talents de chanteuse tout en affirmant un certain sentiment d’amour-haine envers sa ville de naissance : « Mon pote, c’est Casa ici : Allah, Il t’abandonne », dit-elle insolemment au début du film à son chauffeur de taxi en train de prier … Le la est donné !

Plusieurs scènes de Mica rappellent que Casablanca est une ville côtière. Petit détail intéressant : contrairement à nombre d’autres films mettant en scène un provincial arrivant pour la première fois dans la capitale économique marocaine, ce ne sont pas les immeubles ou tout autre élément moderne qui impressionnent le petit héros, mais la mer et les goélands.

En prenant par ailleurs son premier bain de mer sur la plage d’Aïn Diab, Mica se voit purifié, « baptisé », et peut ainsi, symboliquement, renaître et prendre en main la nouvelle vie qui s’offre à lui.

Quête de liberté... et de la mémoire

Casablanca est également vue comme une possible passerelle vers la France pour Mica, qui souhaite migrer clandestinement à Marseille. Cette fonction est d’ordinaire attribuée à Tanger, si bien qu’il est assez original de voir que Casablanca a également son rôle à jouer dans ces trafics humains entre l’Afrique et l’Europe.

Contrairement à la plupart des réalisateurs qui représentent souvent Casablanca par son monument emblématique qu’est la mosquée Hassan II, Ismaël Ferroukhi lui tourne le dos dans la séquence où Sophia emmène Mica en balade et préfère montrer le phare d’El Hank, en sentinelle de la mer. Le motif récurrent des goélands est le fil conducteur qui porte le petit Mica dans sa quête de liberté.

Enfin, il n’est pas anodin que la première scène de Ziyara se situe à Casablanca, et plus précisément dans son cimetière juif. Simone Bitton démarre son film en expliquant en voix off qu’elle en est la réalisatrice et qu’elle a l’autorisation de tournage du CCM (Centre cinématographique marocain).

L’insertion d’une photo d’archive fait de Casablanca le point de départ d’un film, d’une histoire et d’un voyage. En indiquant au gardien du cimetière qu’elle cherche des tombes portant le nom « Bitton », elle fait également de la ville blanche le point de départ d’une introspection familiale qui s’étendra sur tout le Maroc.

Lorsque le gardien explique qu’il y a des ancêtres qui acceptent de recevoir la visite de leurs descendants et d’autres non, Bitton raccorde avec un plan sur une tombe où est écrit le nom « Bitton », ce qui suggère qu’elle a ainsi « l’autorisation » d’explorer son passé.

Plus tard dans le film, Simone Bitton revient à Casablanca pour une séquence qui se passe au musée du Judaïsme marocain, le seul de ce genre dans le monde arabe. Le témoignage de la directrice Zhor Rehihil participe du statut  de ce musée, et par là même de la ville qui l’abrite, en tant qu’authentique lieu de conservation d’une mémoire de plus en plus poreuse mais encore vive et alerte.

Roland Carrée est docteur en Études cinématographiques de l’université Rennes 2 et enseignant-chercheur en cinéma à l’École supérieure des arts visuels de Marrakech (ESAV). Il est également intervenant pédagogique et conférencier en cinéma pour l’Institut français du Maroc, et directeur artistique de la Fête du cinéma de Marrakech. Il intervient régulièrement au Maroc et en France autour du cinéma (conférences, formations et festivals) et publie des études de films et des entretiens, notamment pour les revues Éclipses et Répliques. Ses travaux portent essentiellement sur le cinéma marocain, le cinéma d’animation et l’enfance à l’écran. Il rédige actuellement, avec Rabéa Ridaoui, son deuxième livre, consacré à la ville de Casablanca vue par le 7e art.
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