Dans la maison de Karima Saïdi : (re)monter le temps
Dans un film documentaire pudique et sans artifices, Dans la maison, la réalisatrice belge d’origine marocaine Karima Saïdi filme sa mère, Aïcha, atteinte de la maladie d’Alzheimer et dont les jours sont désormais comptés.
Issue d’un milieu populaire tangérois, divorcée et mère de quatre enfants, Aïcha a quitté le Maroc pour aller s’installer à Bruxelles en 1967, rejoignant la communauté des premiers immigrés maghrébins de Belgique.
Près d’un demi-siècle plus tard, et après quelques années de séparation, Karima Saïdi passe du temps avec sa mère mourante. Par le biais de sa caméra mais aussi de son appareil photo et de son enregistreur audio, elle entreprend en sa compagnie de remonter le fil d’une mémoire intime et collective où s’entremêlent petite et grande histoires.
Diplômée de l’INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion) de Bruxelles en montage et continuité de scénario et titulaire également d’un master en écriture et analyse de films de l’Université libre de Bruxelles, Karima Saïdi officie depuis 1997 en tant que monteuse à la RTBF (Radio télévision belge francophone) et travaille en parallèle comme monteuse de films documentaires et scripte sur des films de fiction.
Certains de ces films, tels Les Damnés de la mer (Jawad Rhalib, 2008) ou Adiós Carmen (Mohammed Amin Benamraoui, 2013), tournés au Maroc, sont déjà l’occasion pour elle de retrouver d’une manière ou d’une autre son pays originel.
Elle renouvelle l’expérience en 2013 en créant une série de portraits sonores, Murs-murs, consacrés à l’immigration marocaine de Bruxelles, dont il sera également question avec Dans la maison.
Des voix off pour une parole intérieure
Entretemps, elle réalise en 2016 un court métrage, Aïcha, dans lequel elle évoque la disparition de sa mère, qu’elle filme dans sa chambre par fragments, par l’intermédiaire de photos anciennes ou encore de dos.
Si Aïcha peut être considéré comme une « prémisse » de Dans la maison, les deux films se distinguent du fait que Aïcha représente la chambre de la mère comme une sorte de purgatoire.
Avec Dans la maison, Karima Saïdi cherche au contraire, et même si l’inéluctable finit par se produire, à raviver la mémoire défaillante de sa mère et par là même à réintroduire la vie dans son esprit et dans sa chambre, de plus en plus obstrués. En d’autres termes, si Aïcha évoque la douleur de la mort, Dans la maison en symbolise le début de l’acceptation.
Les deux films diffèrent également par l’utilisation que Karima Saïdi fait de leur bande-son. Celle de Aïcha est majoritairement composée de bruits : le tictac d’une horloge, une sirène, une respiration difficile (ces trois éléments renvoyant à l’idée d’un temps suspendu et à l’imminence d’une fin de vie), etc.
Celle de Dans la maison est surtout constituée de voix off qui offrent à des visages figés une parole intérieure, intime, fragmentée, répétée, souvent douce, parfois brutale, toujours à même de révéler progressivement les joies et peines vécues depuis des décennies par les deux femmes.
Les voix off de Dans la maison enclenchent également des allers et retours dans le temps, notamment dans le passé tangérois d’Aïcha, dont Karima, dans le présent et après le décès de sa mère, cherche à retrouver la maison.
Dans un plan d’un total noir technique, la voix d’Aïcha dit qu’elle ne sait plus où se trouve cette maison. Dans le plan suivant, la caméra de Karima parcourt la casbah de Tanger, qui fait ainsi office de labyrinthe mental.
Anciennes photos et bandes vidéo
Car Dans la maison est un véritable film de post-production, ce qui entre en parfaite cohérence avec la formation et le parcours initiaux de sa réalisatrice. Le film est essentiellement constitué d’images fixes relevant tantôt d’anciennes photographies de famille, tantôt d’arrêts sur image sur des bandes vidéo.
Le visage d’Aïcha est dévoilé plusieurs minutes après sa voix et n’apparaît qu’assez peu dans le film, semblant se cantonner à rester dans un hors-champ mortuaire.
Les arrêts sur image donnent l’effet de stopper la vie dans ses derniers élans, tandis qu’un travail sur les flous octroie à la mère l’apparence prémonitoire d’un spectre, d’une personne à la fois là et pas là, encore ici mais déjà ailleurs.
Karima Saïdi évoque la mort de son frère, Jamal, par un procédé assez similaire. Partant d’une vidéo de fête de famille, elle fige un plan où apparaît Jamal au milieu des convives, tandis qu’elle indique en voix off que cette fête est la dernière réunissant la fratrie complète.
Puis la musique s’arrête à son tour, laissant la voix évoquer une bagarre puis le coma dans lequel est tombé Jamal. Un agrandissement du plan gelé permet de se focaliser sur le visage de ce dernier, qui apparaît en conséquence flou et pixellisé, techniquement et allégoriquement éjecté du monde des vivants.
Karima Saïdi évoque par ces images un brin ironiques sa double identité ainsi que la parfaite harmonie qui en découle, se sentant pleinement intégrée à cette Belgique qui lui a tant donné
Les gros plans fixes du visage de Karima Saïdi elle-même, qui ponctuent régulièrement le montage du film, résonnent fortement avec ceux d’Aïcha. L’emploi de regards caméra et la grande ressemblance physique entre la mère et la fille favorisent cet effet de miroir, comme si Karima contemplait à travers sa caméra moins sa mère qu’un double âgé d’elle-même.
Ce travail de montage entre en résonance avec l’idée que, dans la relation complexe qu’entretiennent les deux femmes, c’est progressivement la mère qui redevient enfant et la fille qui se retrouve à materner sa génitrice. Vu autrement, ce concept favorise aussi l’idée qu’Aïcha n’a pas totalement disparu et se réincarne en Karima, dont le regard et la voix prolongent l’histoire de sa mère.
Aïcha a osé braver nombre d’interdits, et Karima, sans pour autant renier sa culture originelle qui n’est pas incompatible avec la modernité, prolonge ce geste de libération. Cette idée est également incarnée, d’un point de vue davantage historique, par les images montrant des enfants belges de toutes origines participer à une cérémonie devant le monument du Soldat inconnu.
Karima Saïdi évoque par ces images un brin ironiques sa double identité ainsi que la parfaite harmonie qui en découle, se sentant pleinement intégrée à cette Belgique qui lui a tant donné.
À la fin du film, la réalisatrice évoque en voix off le fait qu’elle n’est pas mère et associe ces mots à un plan d’eau d’un bord de plage tangérois qu’on pourrait qualifier de maternelle. Les plans suivants montrent le corps de la défunte qu’on couvre d’un linceul. L’association et l’enchaînement de ces mots et images symbolise le deuil de deux mères : celle de Karima, et celle que Karima n’a pas été. Elle l’a pourtant été, pour cette femme qu’elle a aimée et assistée jusqu’au bout.
Dans le plan final du film, la caméra panote en plongée de la tombe d’Aïcha à un amas de feuilles mortes et inertes. Alors, les feuilles frémissent. En un simple mouvement de caméra, on bascule de la mort à un retour à la vie. Le film, quant à lui, est devenu la maison d’Aïcha, l’écrin de sa mémoire.
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