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Maroc : comment Mohammed VI prépare sa succession

Le roi du Maroc vient d’annuler les activités prévues pour le 21e anniversaire de son accession au trône au nom des circonstances liées au COVID-19. En coulisses, on évoque la maladie du souverain et l’avenir de son règne 
Le roi du Maroc Mohammed VI et le prince héritier Moulay Hassan, à Paris, pour les cérémonies du 110e anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918 (AFP)
Le roi du Maroc Mohammed VI et le prince héritier Moulay Hassan, à Paris, pour les cérémonies du 110e anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918 (AFP)

Alors que les Marocains sont calfeutrés chez eux en raison de l’état d’urgence sanitaire, un communiqué du Palais royal tombe comme un couperet, le 14 juillet, pour annoncer, une fois de plus, que « le roi Mohammed VI a subi avec succès une intervention à la suite d’un problème cardiaque à la clinique royale de Rabat », et qu’il n’est pas en mesure de se déplacer à l’étranger, les frontières étant fermées. 

Le lendemain, les rumeurs vont bon train concernant la gravité réelle ou supposée de la maladie du roi, que l’on apercevait d’ailleurs affaibli, surtout lors de la lecture des discours royaux. 

La succession s’est désormais invitée à la table des Marocains qui ont commencé à s’interroger, discrètement, par crainte d’être épinglés par les services de renseignement, sur l’avenir du règne de Mohammed VI. 

Et ce n’est certainement pas le directeur de l’hebdomadaire arabophone al-Michaal qui dira le contraire. En 2009, il avait été emprisonné pour avoir publié un dossier sur la maladie du souverain. Depuis, il est devenu patron d’une chaîne de télévision digitale, une véritable machine à buzz au service du pouvoir. C’est dire toute la sensibilité qui entoure la santé du roi, une question publiquement taboue qui continue de déchaîner les passions et nourrir les scénarios les plus extravagants. 

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D’où, d’ailleurs, la réaction du régime qui a publié un communiqué du cabinet royal signé par toute une équipe médicale, laquelle se voulait très rassurante et surtout extrêmement précise sur la nature de la maladie dont souffre le monarque. 

Évitant soigneusement d’évoquer la question, la presse nationale s’est montrée ainsi prudente, à l’image de l’hebdomadaire arabophone al-Ayam qui a consacré, dans son édition du 22 juillet, tout un dossier sur le prince héritier, dont l’intitulé se passe de tout commentaire : « Après une longue vie à son père Mohammed VI, le futur roi du Maroc sera pilote et homme d’économie » ! 

Depuis quelques années, le régime est à pied d’œuvre afin de préparer la succession du futur roi et perpétuer ainsi la monarchie de droit divin.    

La « fabrique des rois » 

Par le passé, la succession au sultan alaouite relevait d’une tradition mythique presque archaïque (elle se limitait à une réunion dans la grande mosquée de Fès en présence des oulémas qui approuvaient l’acte d’allégeance). Aujourd’hui, elle est devenue une entreprise sophistiquée visant à pérenniser le pouvoir absolu de l’ombre de Dieu sur terre. 

Depuis le règne de Mohammed V, la « fabrique des rois » est confiée à des hommes de confiance, triés sur le volet afin de diligenter une machine bureaucratique généreusement financée par les deniers publics. Tout est mis en effet à la disposition des « faiseurs des rois » pour assurer une préparation optimale du futur monarque. 

Cela commence avec l’accès au Collège royal, fondé en 1942 par le roi Mohammed V. L’établissement accueille le prince héritier, appelé smiyat sidi – en référence à son grand-père – par ses camarades de classe. 

Au passage, et comme le veut la tradition, le futur roi bénéficie d’une formation diversifiée : une éducation religieuse en plus de l’éducation moderne habituelle, en passant par la pratique d’activités sportives et artistiques, ainsi que l’assimilation du système protocolaire de dar al-makhzen (le Palais), incluant la maîtrise de l’étiquette et des règles d’usage adoptées par la cour royale. 

Le futur roi bénéficie d’une formation diversifiée : une éducation religieuse en plus de l’éducation moderne habituelle, en passant par la pratique d’activités sportives et artistiques, ainsi que l’assimilation du système protocolaire

Cela comprend la manière de se vêtir ou de se tenir à table en présence d’une délégation étrangère, la lecture en public d’un discours, la représentation du roi à un événement officiel, la gestion d’un portefeuille d’actions ou encore l’initiation aux débats politiques et diplomatiques en cercle fermé. 

Rien de plus normal jusqu’ici si l’on suit le tracé officiel balisé par le tapis rouge de la cour. Sauf qu’en plus de la préparation « made in dar al-makhzen », Mohammed VI et les éminences grises du Palais sont à la manœuvre pour garantir la succession du futur roi sans le moindre problème. 

Un dispositif tenu secret aurait même été mis en place par le roi pour faciliter l’accès du prince héritier au trône après la disparition soudaine de son père. 

À cet effet, Mohammed VI a pris trois mesures clés qui tendent à renforcer l’entreprise de la succession sur les plans juridique et sécuritaire : confier la sécurité aux militaires, faire adopter une loi organique relative au fonctionnement du Conseil de régence et assurer une fortune à la hauteur de la fonction princière. 

Sous l’œil vigilant des militaires

Les fervents défenseurs de la monarchie tentent de forger une image humaniste du futur roi, Moulay Hassan, mettant en avant son attachement à sa mère, la princesse Lalla Salma (surtout après sa séparation non déclarée avec le souverain), la proximité du prince héritier avec le peuple et aussi son allergie présumée au baisemain.

Pourtant, cette facette de la personnalité du futur monarque, à supposer qu’elle soit réelle, ne saura dissimuler la fermeté, la rationalité et le pragmatisme dont doit faire preuve le futur chef d’État.

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Le souci majeur du régime, c’est qu’en cas de disparition du roi avant que son successeur atteigne la majorité, ce dernier puisse avoir la détermination d’un homme de pouvoir disposé à affronter ses adversaires pour défendre la monarchie. 

En attendant qu’il devienne chef suprême des Forces armées royales (FAR), comme le prévoit l’article 53 de la Constitution, le prince héritier a été initié au maniement des armes légères et aux dispositifs sécuritaires à suivre lors de ses déplacements seul ou en compagnie de son père.

Et pour cause, lors d’une visite royale au nord du Maroc, en août 2017, le garde du corps du prince héritier, Khalid el-Wahi, a été retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel dans des conditions obscures. 

En avril 2017, alors qu’il accompagnait son père en visite à Cuba, une vidéo diffusée sur la toile (puis vite supprimée) avait montré le futur roi en train de passer ses nerfs sur un garde du corps qui aurait tardé à ouvrir la portière du véhicule du roi sous le regard indifférent de ce dernier. 

Une source bien informée, sous couvert d’anonymat, a d’ailleurs rapporté de nombreuses anecdotes sur le prince héritier se montrant intraitable, n’hésitant pas à interrompre, un jour, sa séance d’équitation pour recadrer sévèrement un cavalier lors d’un entraînement. Le malheureux n’aurait pas eu la présence d’esprit pour bien appuyer sur la seconde syllabe du mot sidi (maître) en s’adressant à son altesse royale. 

La propagande officielle tente d’agir sur l’imaginaire collectif en évoquant une ressemblance entre le profil de Moulay Hassan et celui de son grand-père Hassan II

Selon la même source, en octobre 2019, le futur roi aurait piqué une colère noire en remarquant l’état déplorable de la route qui le menait à Skhirat (à 26 km de Rabat) pour s’enquérir de l’état de santé de sa tante Lalla Malika. Le gouverneur en aurait pris pour son grade et décidé de lancer illico presto un chantier de travaux pour éviter d’éventuelles sanctions. 

Ce trait de caractère plutôt jupitérien pourrait nous renseigner sur le type de personnalité du futur roi. Ce dernier ne manque déjà pas l’occasion pour marquer son tempo comme c’est le cas lorsque son cortège princier bloque certaines routes de la capitale, empêchant ainsi de nombreuses familles d’arriver à l’école à l’heure avec leurs enfants ! 

Dans une perspective politique, la propagande officielle tente d’agir sur l’imaginaire collectif en évoquant une ressemblance entre le profil de Moulay Hassan et celui de son grand-père Hassan II. 

Un site d’information n’a par exemple pas hésité à faire un parallèle entre la tenue militaire du prince héritier, portée lors d’une cérémonie officielle en 2015, et celle du roi Hassan II, alors prince héritier, lors d’une de ses premières apparitions en uniforme militaire dans les années 1930. 

Conscient du poids de l’appareil militaire, le roi a chargé ces dernières années son successeur de présider des cérémonies militaires, notamment celles relatives à la remise des brevets aux lauréats du Collège royal de l’enseignement militaire supérieur (CREMS).  

Face à la montée en puissance des protestations, Mohammed VI aurait confié la sécurité royale à l’armée
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Propulsé au haut rang de colonel, alors qu’il n’a même pas atteint la majorité, le prince héritier pourrait désormais compter sur les militaires pour asseoir son règne. 

À cet effet, Mohammed VI a opéré un changement majeur dans son système sécuritaire, probablement sous la pression des puissances occidentales. 

En janvier 2020, il a décidé d’écarter la gendarmerie royale et les services de la Sûreté nationale de la gestion des affaires de la sécurité des palais. 

Avec la création d’un « organisme militaire spécial », le monarque semble persuadé que l’appareil sécuritaire, composé des services de police et de renseignement, pourrait céder à tout moment, surtout face à la montée en puissance des protestations. Avec l’armée royale à ses côtés, le futur roi serait plutôt à l’abri d’un coup d’État militaire, comme ce fut le cas durant le règne de son grand-père. 

Un Conseil de régence de façade 

Conformément à l’article 43 de la Constitution de 2011, la couronne est héréditaire et se transmet de père en fils aux descendants mâles en ligne directe et par ordre de primogéniture du roi. En tant que fils unique, le prince héritier n’a donc pas de concurrent potentiel. 

Soucieux d’anticiper les risques qui pourraient perturber le déroulement de la succession, le régime a adopté, en février 2016, une loi organique régissant le fonctionnement du Conseil de régence, comme le stipule l’article 44 de la Constitution. 

Ce Conseil exerce les droits et les pouvoirs du roi jusqu’à ce qu’il atteigne la majorité, fixée à 18 ans. Dans la nouvelle loi, le régime de Mohammed VI a renforcé les pouvoirs du futur Hassan III.  

Alors que la Constitution établit que le Conseil exerce tous les pouvoirs « sauf ceux relatifs à la révision de la Constitution », le législateur semble avoir outrepassé les dispositions constitutionnelles en excluant aussi « les prérogatives dévolues à SM le roi en vertu des textes législatifs ». 

De fait, la mission du Conseil de régence est réduite à une portion congrue dans la mesure où il n’exerce en réalité aucun droit ou pouvoir à proprement parler. Dit autrement, malgré son jeune âge, le futur roi pourra jouir ainsi d’un pouvoir absolu qui lui permettrait, de facto, d’exercer tous les droits et les prérogatives dévolus, de jure, par le passé, au Conseil de régence.       

Fortune royale et infortune sociale 

La succession au trône alaouite n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. 

L’historien C.R. Pennel, dans son ouvrage, Morocco since 1830. A History revient sur les tumultes survenus après le décès de Moulay Hassan 1er

À l’époque, Moulay Abdelhafid n’hésita pas à rejeter la beyaa (acte d’allégeance) pour destituer son frère Moulay Abdelaziz du sultanat. En 1908, Moulay Abdelhafid s’endettera auprès des capitales européennes pour financer ses projets personnels. La crise financière qu’il engendre alors dans le royaume le conduira à l’abdication et l’avènement du protectorat français en 1912. 

Un peu plus d’un siècle plus tard, les monarques alaouites semblent avoir bien retenu la leçon de cette histoire. 

La fortune est incontestablement un gage de garantie qui permet au futur roi d’entretenir son pouvoir. Les prébendes lui permettent ainsi de récompenser les fidèles et de coopter les opposants, tout en menant un train de vie luxueux.

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Le roi Mohammed VI est la parfaite illustration du modèle « roi-affairiste », sa fortune étant estimée à environ 8,2 milliards de dollars, selon le média anglais Love Money en mars 2020. 

Abstraction faite de l’origine parfois suspecte de cette fortune (Panama Papers en 2016), son fils, âgé à peine de 17 ans, est considéré comme l’enfant le plus riche du monde depuis sa naissance avec une fortune d’environ 2,5 milliards de dollars ! 

Dans un pays où la pauvreté et le chômage font des ravages, luxe et surabondance sont les mots d’ordre de la famille royale. Sinon, comment expliquer le fait que le roi ait offert au prince héritier, comme l’a révélé Middle East Eye en juillet 2018, un jet privé entièrement personnalisé grâce à une technologie israélienne, d’une valeur avoisinant les 57,5 millions d’euros ?

Avec des droits et des pouvoirs absolus, de surcroît constitutionnellement reconnus, un soutien inconditionnel de la part de l’appareil militaire et une fortune royale colossale, Mohammed VI et son entourage croient avoir trouvé le triptyque magique pour asseoir le règne du prince héritier et pérenniser la dynastie alaouite. 

Mais l’histoire est là pour nous rappeler que les chemins du pouvoir sont pavés d’incertitudes et que sans l’adhésion volontaire des peuples, tout pouvoir n’est que chimère

Et si on ajoute à cela le statut sacré et exclusif de « commandeur des croyants », on pourrait même avancer que le pouvoir a trouvé la quadrature du cercle ! 

Mais l’histoire est là pour nous rappeler que les chemins du pouvoir sont pavés d’incertitudes et que sans l’adhésion volontaire des peuples, tout pouvoir n’est que chimère, même s’il est adossé à une armée impériale et entretenu grâce à une fortune pharaonique, comme le disait le penseur confucéen Mencius. 

Aussi, nous semble-t-il, une succession au trône dépend-elle moins de la « fabrique des rois » que de la mise en place des lois. 

Des lois qui favorisent l’émergence d’une véritable démocratie en mesure d’opérer une distinction entre le politique et le théologique. Ce n’est que de cette manière-là que l’on pourra instaurer un État de droit susceptible de délimiter le pouvoir absolu d’un seul homme qui se présente comme le vicaire de Dieu sur Terre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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