Meurtre au Caire : la réponse que l’Occident devrait fournir
Dix jours après sa disparition des rues du Caire, le corps brutalisé de Giulio Regeni a été découvert le 3 février dans une décharge à proximité des pyramides de Gizeh. Cet étudiant italien, qui préparait un doctorat à l’université de Cambridge, était déshabillé des pieds à la taille. Selon les rapports préliminaires des médecins légistes italiens et égyptiens, les ongles de ses mains et de ses pieds avaient été arrachés, il y avait des brûlures de cigarette autour de ses yeux et de ses pieds, ainsi que de nombreuses entailles sur son visage. Et sa colonne vertébrale avait été fracturée.
Personne ne doutera du fait que Giulio Regeni a connu une mort lente et atroce ; personne, sauf les policiers égyptiens. Le chef des services d’investigation de Gizeh, Khaled Chalabi, a commencé par affirmer que le jeune italien avait trouvé la mort dans un accident de la circulation.
Les autorités ont ensuite changé d’avis, insistant sur le fait que Giulio Regeni avait été la victime de criminels, et se sont montrées scandalisées par les accusations de la presse italienne selon lesquelles les véritables responsables de ce meurtre étaient probablement les forces de sécurité égyptiennes elles-mêmes. « De nombreuses rumeurs sont répandues dans la presse, qui insinue que les forces de sécurité pourraient être à l’origine de cet accident, a bredouillé Magdi Abdel Ghaffar, le ministre de l’Intérieur égyptien. C’est inacceptable. Ce n’est absolument pas dans nos pratiques. »
Malheureusement, c’est justement parce que la torture, les enlèvements et les exécutions sommaires entrent dans les pratiques des forces de sécurité égyptiennes – et en particulier depuis l’arrivée de Magdi Abdel Ghaffar à son poste en mars dernier – que le régime égyptien est le principal suspect dans ce meurtre.
Depuis qu’Abdel Fattah al-Sissi, le président égyptien, s’est emparé du pouvoir en juillet 2013, l’Égypte s’est lancée dans un programme de répression sans précédent dans son histoire contemporaine. Des dizaines de milliers de personnes sont en captivité pour des raisons politiques, des centaines d’autres disparaissent dans de mystérieux centres de détention où même les simulacres de procès n’ont plus cours. On pense que certaines de ces personnes kidnappées ont été assassinées. La dissidence subit la répression d’une main de fer ; l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi étouffe tellement qu’il est devenu un crime de se réunir à plus de dix personnes sans accord préalable de la police. Et n’oublions pas que le régime s’est montré responsable de la mort de plus de 1 000 manifestants sur la place Rabia-el-Adaouïa au Caire après le renversement de Mohamed Morsi.
L’Occident est resté majoritairement silencieux face à cet étalage consternant de crimes d’État. Les principes moraux qui ont tardivement imprégné les politiques étrangères occidentales au Moyen-Orient au moment où les foules se pressaient sur la place Tahrir se sont évaporés à mesure que le Printemps arabe se mutait en hiver.
Apeuré par la prise du pouvoir par les Frères musulmans lors de l’élection de Mohamed Morsi à la tête du pays, l’Occident voit dans le président al-Sissi un retour vers un modèle de stabilité autoritaire à la Hosni Moubarak, qui réconforte les ministres des Affaires étrangères par son côté familier. En comparaison avec la plupart des autres participants au Printemps arabe, l’Égypte montre effectivement un visage stable. De plus, Abdel Fattah al-Sissi est perçu comme un allié dans la lutte contre la menace islamiste grandissante dans le Sinaï et la Libye voisine.
Dans ce cas, il faudrait peut-être trouver peu surprenante la réponse limitée des capitales européennes au meurtre de Giulio Regeni. L’indignation a été en grande partie circonscrite à l’Italie, qui, ironiquement, avait été l’un des plus grands soutiens occidentaux du président al-Sissi. Le gouvernement britannique s’est montré remarquablement silencieux au sujet de cette affaire, donnant l’impression que David Cameron, qui a accueilli Abdel Fattah al-Sissi à Londres l’an dernier, ne fait que peu de cas du possible meurtre par un régime étranger d’un étudiant fréquentant l’une des universités britanniques les plus en vue.
Cependant, dorloter Abdel Fattah al-Sissi sur le principe qu’il est le gardien de la stabilité relève d’une casuistique tortueuse – qui est aussi tirée par les cheveux que le fait d’affirmer que Giulio Regeni est mort dans un accident de voiture. Au cours des douze derniers mois, l’Égypte a perdu le contrôle de presque tout le Sinaï au profit des terroristes islamistes, a vu se développer le terrorisme dans d’autres régions du pays et a été victime d’un attentat à la bombe sur un avion de ligne russe au départ de l’aéroport de Charm el-Chekh. Puis il y a eu la débâcle de septembre dans le désert situé à l’ouest du pays. Un pays dont la police tue les touristes après les avoir confondus avec des terroristes ne satisfait pas vraiment aux critères de la stabilité.
En fait, la répression du régime a pour seul effet de rendre l’Égypte plus instable encore. Les précédents présidents égyptiens ont enfermé des milliers de membres des Frères musulmans avec pour seul effet de renforcer ce mouvement. La violence étatique a également donné de la vigueur à d’autres groupes radicaux, qui, contrairement aux Frères musulmans, n’ont pas renoncé à la violence. Ce n’est pas une coïncidence si Ayman al-Zawahiri, le dirigeant d’Al-Qaïda, a été torturé dans une cellule de prison égyptienne.
Par conséquent, cela n’a aucun sens que l’Occident encourage un homme dont la politique pourrait éventuellement servir d’outil de recrutement pour l’État islamique. Le meurtre de Giulio Regeni représente une tragique opportunité de changer le cours des choses, et l’Union européenne devrait prendre la tête de ce changement.
Certains responsables européens seront peut-être réticents à se montrer trop fermes étant donné qu’il est impossible d’affirmer avec certitude qui a tué Giulio Regeni. Cependant, les preuves circonstancielles sont particulièrement convaincantes. Il a disparu alors qu’il se rendait à un rendez-vous avec un ami près de la place Tahrir le 25 janvier, jour du cinquième anniversaire du soulèvement de 2011. Des milliers d’agents de sécurité nerveux patrouillaient alors dans les rues à l’affût de toute agitation, ce qui rend peu probable la piste criminelle.
La police a en outre un mobile : bien qu’il ait probablement été choisi au hasard, Giulio Regeni aurait facilement pu être pris pour un opposant. C’était un étudiant qui faisait des recherches sur les mouvements travaillistes – rappelant bien trop le mouvement du 6 avril, une coalition de syndicats étudiants qui avait été une force motrice dans le soulèvement de 2011 – et qui écrivait également comme journaliste sous un pseudonyme.
On ne saura sans doute jamais ce qui s’est vraiment passé. Bien qu’Abdel Fattah al-Sissi ait cédé à la pression en autorisant la police italienne à venir au Caire, cette dernière sera forcée de travailler en partenariat avec les forces de l’ordre égyptiennes, qui sont les principales suspectes de ce meurtre.
Dans ce cas, que reste-t-il à faire ? L’enquête devrait représenter le premier moyen de pression. Toute forme d’obstruction de la part de la police égyptienne devrait recevoir une réponse tangible et publique de la part de l’UE.
Mais, aujourd’hui, les Européens ne devraient pas avoir peur de réagir avec plus de poigne. En 2012, le Congrès américain a voté la loi Magnitski pour sanctionner les responsables russes soupçonnés de violations des droits de l’homme et de corruption. Aucune autre manœuvre occidentale n’a suscité plus de colère chez les Russes. L’Europe devrait adapter cette mesure à l’Égypte et imposer des sanctions contre les politiciens, l’armée et les responsables de la sécurité qui sont au cœur du régime. Le ministre de l’Intérieur Magdi Abdel Ghaffar ferait un premier candidat idéal pour ces sanctions.
Une action ferme et concertée en provenance de l’Europe pourrait convaincre Washington de suivre le même chemin, peut-être en réorientant vers une véritable amélioration des droits de l’homme les 1,3 milliard de dollars attribués chaque année en aide militaire.
L’Égypte est plus vulnérable à la pression occidentale que jamais auparavant. Économiquement parlant, l’Égypte est dans une situation périlleuse, dépendant de la générosité des pays du Golfe, qui pourrait s’épuiser prochainement. Sur le plan régional, le pays ne représente plus la puissance d’autrefois. Il n’a joué presque aucun rôle dans l’action menée en Syrie et en Irak sous commandement américain. Son traité de paix avec Israël à la grande portée symbolique passée n’a presque plus d’importance tandis que le processus de paix semble moribond – en effet, M. Sissi s’en rend compte, et c’est pourquoi il cherche désespérément à faire équipe avec la France pour ressusciter les négociations israélo-arabes et ainsi refaire de l’Égypte un protagoniste incontournable.
L’heure de la timidité est révolue. En se battant pour Giulio Regeni, l’UE se battrait pour tous les Égyptiens que l’État a tués, torturés ou emprisonnés à tort. Si elle ne le fait pas, cela renforcera les organes de la répression étatique, tout en représentant une trahison pour les citoyens arabes de tous pays qui rêvent d’un avenir démocratique, et en convainquant de nombreuses personnes au Moyen-Orient que les valeurs morales occidentales sont fondées sur une grande hypocrisie.
- Adrian Blomfield a été responsable du bureau de Jérusalem et correspondant spécialiste du Moyen-Orient pour le Daily Telegraph de 2009 à 2012.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des activistes et Italiens expatriés en Égypte participant à une marche en mémoire de l’étudiant italien Giulio Regeni le 6 février 2016 devant l’ambassade d’Italie au Caire (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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