Mohamed Salah et Aboutrika : entre l’amour du peuple et la main de fer du régime
Deux légendes du football égyptien connaissent actuellement des fortunes diverses. Avec le Liverpool FC, Mohamed Salah s’apprête à disputer la finale de l’UEFA Champions League, la compétition regroupant les meilleurs clubs européens, le 26 mai contre le Real Madrid.
Alors que la saison touche à sa fin, le nouveau détenteur du record de buts sur une saison de Premier League anglaise chasse les statistiques et affole les compteurs, tandis que de plus en plus de voix se font entendre chaque jour pour qu’il soit inclus dans la liste des candidats au Ballon d’Or (une récompense annuelle décernée au footballeur le plus performant).
Du « mauvais » côté du régime
Le 1er mai, à la veille de la qualification de Salah pour la finale de la prestigieuse compétition européenne, il a été annoncé qu’un ancien coéquipier de Salah, Mohamed Aboutrika, avait été inscrit sur une liste tout à fait différente et bien plus sérieuse par la cour pénale du Caire – celle des terroristes présumés.
Le footballeur à la retraite de 39 ans est accusé d’avoir financé les Frères musulmans, officiellement désignés comme une organisation terroriste en Égypte depuis 2013.
S’il figure sur la liste de terroristes depuis janvier 2017, cette récente décision prolonge de cinq années supplémentaires sa présence sur la liste. En plus de s’être vu geler ses avoirs, il peut être arrêté s’il tente de retourner en Égypte (il vit au Qatar depuis plus de trois ans).
Dans ses années fastes, Aboutrika était, selon le journaliste sportif italien réputé Gabriele Marcotti, « potentiellement le plus grand footballeur n’ayant jamais joué en Europe ou en Amérique du Sud ».
Tandis que Salah est encensé dans le monde entier – à juste titre – pour ses capacités footballistiques, ses exploits récents et ses actes de charité, Aboutrika ne peut retourner dans son pays par crainte d’être persécuté.
Tous les exploits de la carrière d’Aboutrika semblent ainsi avoir été effacés de la conscience nationale par un appareil étatique égyptien qui voulait en faire un exemple de ce qu’il advient de ceux qui se trouvent du « mauvais » côté du régime.
Le message semble suffisamment clair pour toutes les personnalités publiques égyptiennes : quelle que soit leur réputation, toute affiliation aux Frères musulmans ou tout refus de s’allier publiquement avec le régime entraînera leur disgrâce et leur chute, aussi fragile soit ce lien.
Mais le gouvernement égyptien cherche peut-être à transmettre aux jeunes du pays (40 % de la population est âgée de 10 à 20 ans, selon le PNUD) un autre message inquiétant et plus implicite, à savoir que pour concrétiser leurs ambitions, exploiter leur potentiel et connaître par la suite une existence stable, ils doivent quitter le pays.
L’amour du peuple
Hormis une participation à une Coupe du monde de la FIFA avec l’équipe nationale, Aboutrika a connu tout ce qu’un footballeur jouant en Afrique peut accomplir. Dans les rangs du club cairote d’Al-Ahly, il a été un rouage essentiel d’une équipe conquérante qui a remporté sept titres consécutifs en première division égyptienne, deux coupes nationales et trois éditions de la Ligue des champions de la CAF (Confédération africaine de football).
En sélection nationale, Aboutrika a également été un élément important de l’équipe d’Égypte – sacrée trois fois de suite en Coupe d’Afrique des Nations en 2006, 2008 et 2010 – marquant notamment des buts décisifs lors de deux des trois finales.
À titre individuel, il a reçu à quatre reprises le prix remis au meilleur joueur évoluant en Afrique. En 2008, il s’est vu remettre le prix du Footballeur africain de l’année décerné par la BBC.
Le gouvernement égyptien cherche peut-être à transmettre aux jeunes du pays un message inquiétant, à savoir que pour concrétiser leurs ambitions et connaître une existence stable, ils doivent quitter le pays
À l’époque, ses exploits étaient largement acclamés et reconnus en Égypte et à l’étranger. Cette admiration venait en grande partie du fait qu’il avait échappé aux sirènes de l’Europe, où une renommée et une fortune plus grandes l’auraient sans doute attendu, pour poursuivre et terminer sa carrière de joueur en Égypte.
Ses homologues ainsi que les spécialistes répétaient fréquemment que la popularité et la renommée intangibles qu’il avait gagnées en Égypte dépassaient de loin les avantages financiers qu’une carrière en Europe lui aurait offerts.
« Aboutrika a remporté la plus haute distinction qu’une personne puisse décrocher : l’amour du peuple », a écrit le chroniqueur sportif Hassan Mistikawi dans le quotidien d’État Al-Ahram.
Dans une interview accordée au site FIFA.com, Bob Bradley, l’ancien sélectionneur américain de l’équipe nationale d’Égypte, déclarait en mars 2013 : « Partout où nous allions […] les gens disaient : “Vous devez prendre Aboutrika.” Il est incroyablement populaire et les gens l’adorent. Il est respecté non seulement en tant que joueur, mais aussi en tant qu’homme. Il a fait tout ce qu’il fallait pour rester au haut niveau. Il est sans aucun doute un leader pour nous et il transmet son expérience et son intelligence d’une manière qui peut être très décisive dans le groupe ».
Pas d’immunité
Il est donc d’autant plus choquant qu’une personnalité sportive d’une telle envergure dans le monde arabe et dans le pays le plus peuplé qui le compose vive aujourd’hui en exil et figure depuis maintenant trois ans sur la liste de terroristes établie par l’Égypte. Les allégations le concernant, qui remontent à 2015, portent sur la société touristique Asshab Tours qu’Aboutrika a aidé à créer et dont il détenait des actions : celle-ci a été accusée de liens avec les Frères musulmans.
Le copropriétaire de la société, Anas Mohamed Omar el-Kady, a été accusé d’avoir commis des actes hostiles à l’encontre de l’État, tandis que les fonds de l’entreprise auraient servi à financer des attaques terroristes.
Aboutrika soutient néanmoins qu’el-Kady n’était plus impliqué dans la société, qui avait changé de nom en 2013. En tout état de cause, on peut soutenir que ces allégations ne sont qu’une couverture pour cibler Aboutrika en raison de ses déclarations publiques en faveur du candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi lors des élections présidentielles de 2012.
Il est d’autant plus choquant qu’Aboutrika, une personnalité sportive d’une telle envergure dans le monde arabe et dans le pays le plus peuplé qui le compose, vive aujourd’hui en exil et figure depuis maintenant trois ans sur la liste de terroristes établie par l’Égypte
Lorsque les allégations ont été rendues publiques, nombreux étaient ceux qui pensaient que sa popularité lui conférerait l’immunité. « Il est encore plus populaire que le président […] Ce n’est pas seulement la plus célèbre figure du sport – c’est le personnage le plus populaire ici », avait déclaré à l’époque Hatem Maher, rédacteur en chef d’Ahram Online, interrogé par MEE.
Malheureusement, l’« amour » et la popularité n’ont pas suffi à protéger Aboutrika sur le plan légal et matériel, puisque l’ancien footballeur a été ciblé par le régime et puni pour ses liens présumés avec les Frères musulmans à travers un gel de ses avoirs.
Mais la conséquence la plus tragique de ce calvaire est peut-être survenue l’an dernier, au moment de la mort du père d’Aboutrika ; par peur d’être arrêté, son fils n’a pas pu assister à ses funérailles en Égypte.
Libre à distance
Pendant ce temps, Salah continue de prospérer en Europe et jouit d’une liberté relative loin des pièges et des chaînes de la politique égyptienne. Bien qu’il soit encore très loin du nombre de distinctions et d’honneurs qui ornent le CV d’Aboutrika, il est aujourd’hui l’un des athlètes les plus reconnaissables au monde.
À cela s’ajoutent des contrats de sponsoring lucratifs conclus avec Pepsi, Uber et Vodafone, ainsi qu’un probable nouveau contrat avec son club avoisinant les 185 000 livres (environ 210 000 euros) par semaine. Tout cela est le fruit de ses efforts et de sa persévérance.
« Pour nous, le grand joueur, c’était Mohamed Aboutrika », a affirmé Bradley, qui a compté à la fois Salah et Aboutrika dans ses rangs lorsqu’il était sélectionneur de l’équipe nationale d’Égypte. « Salah l’admirait en tant que joueur et en tant qu’homme. On pouvait dire qu’il voulait apprendre de [lui] et faire les choses de la bonne manière. »
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Il est certain que la principale leçon que Salah aura tirée de l’avertissement que représente l’histoire d’Aboutrika est que pour survivre, il est essentiel de conserver une approche conciliante vis-à-vis du régime égyptien. D’où par exemple le don qu’il a adressé à Tahya Masr (« Longue vie à l’Égypte »), un fonds mis en place par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
Mais Salah et le reste de la jeunesse du pays ont peut-être un autre triste enseignement à en tirer : il vaut mieux pour eux de tirer profit de leur dur labeur et de leur talent hors d’Égypte tant que l’occasion se présente, car peu importe à quel point ils auront donné à leur pays et à quel point ils l’auront servi, leur existence sera toujours instable et leurs efforts seront rarement payants.
- Mostafa Mohamed est un journaliste égyptien indépendant qui a travaillé comme correspondant pour plusieurs revues et magazines arabes et internationaux. Il écrit sur des sujets liés à l’économie et au sport.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Mohamed Salah (à gauche) et Mohamed Aboutrika (à droite) se rencontrent souvent en Europe (Facebook).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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