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Mourir en mer ou dans la misère, le dilemme de millions d’Égyptiens

En plein contexte de crise économique et de répression, beaucoup d’Égyptiens se lancent dans la périlleuse traversée en Méditerranée au risque d’y périr

« Ce ne sont guère les heureux et les puissants qui s’exilent, et la pauvreté ainsi que le malheur sont les meilleurs garants d’égalité que l’on connaisse parmi les hommes », a écrit Alexis de Tocqueville dans son essai De la démocratie en Amérique en 1840.

Les paroles de Tocqueville illustrent parfaitement la dure réalité que connaît l’Égypte aujourd’hui. Cinq ans après une révolution au nom du « pain », de la « liberté », et de la « justice sociale », les politiques répressives et la mauvaise gestion du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi déclenchent une vague d’exils au sein de la population égyptienne, et ce sont principalement des enfants et des adolescents issus de régions rurales défavorisées qui fuient une économie qui s’effondre, des conditions de vies dégradées et un sentiment général d’impuissance.

Les politiques répressives et la mauvaise gestion du président al-Sissi déclenchent un exil massif parmi les Égyptiens, et principalement parmi les enfants et les adolescents issus de régions rurales défavorisées

Les forces contre-révolutionnaires, autrement dit « les heureux et les puissants » qui constituent l’État profond – et parmi eux l’armée et les forces de l’ordre, les sbires de l’ancien président Hosni Moubarak, les hommes d’affaires corrompus, les représentants politisés de la justice, et une grande partie de la population qui a subi le lavage de cerveau servi par les émissaires d’Abdel Fattah al-Sissi – posent les fondations de leur pouvoir sur les corps à l’agonie de plus de 25 millions d’Égyptiens.

Ces millions de personnes, qui représentent plus d’un quart de la population, vivent en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec un revenu inférieur à 54,28 dollars (50 euros) par mois, selon les statistiques officielles.

Pour ces Égyptiens, il n’y a que deux choix possibles : mourir dans la misère, ou bien trouver un moyen de fuir le pays, leur dernière chance de survie.

Pour les pauvres et les malchanceux, l’Égypte est donc devenue comme la bouche d’un requin, et un lieu qu’ils sont de plus en plus nombreux à vouloir quitter pour tenter la traversée risquée de la Méditerranée en direction de l’Europe.

« Je recommencerai »

Peu importe les dangers de ce voyage, de nombreux jeunes préfèrent ça plutôt que de rester en Égypte. Il est moins dur de vivre en exil de l’autre côté de la mer que de rester chez soi sans possibilité de s’extraire du cercle vicieux de l’incertitude.

« Je recommencerai. Ça ne sert à rien de rester là sans pouvoir survivre », a affirmé un adolescent de 15 ans qui a survécu à un naufrage en quittant l’Égypte par la Méditerranée

Les politiques répressives du gouvernement et le gaspillage des 23 milliards de dollars d’aides humanitaires versées par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït en 2014 ont provoqué un effet domino. Le taux d’inflation a bondi pour atteindre les 15,5 % en août dernier, et on s’attend à ce qu’il s’élève 20 % à la fin de l’année. La livre égyptienne est en chute libre face au dollar, les prix de l’électricité s’envolent et le taux de chômage des 15-29 ans a atteint 27,3 % ; tous ces facteurs ont creusé le déficit budgétaire après l’épuisement des réserves de change.

Au beau milieu de ce tumulte, un bateau a fait naufrage à 13 km des côtes égyptiennes le 21 septembre, provoquant la noyade de 204 personnes dont plusieurs enfants et adolescents. Depuis cet incident, le nombre de noyades enregistrées cette année a dépassé les 3 771 morts de l’an dernier : c’était alors le record en la matière.

Entre janvier et mai 2016, 1 815 migrants égyptiens au total ont posé le pied sur les côtes italiennes, et parmi eux se trouvaient 1 147 mineurs non accompagnés (soit 78 % des arrivants), ce qui classe l’Égypte en tête des pays d’origine d’où partent les mineurs non accompagnés, selon bureau égyptien de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

« Je veux vous dire que nos jeunes qui entreprennent ce voyage le font en échange d’une importante somme d’argent qu’ils peuvent se payer ou emprunter, a déclaré le président al-Sissi lors d’un discours prononcé cinq jours après la catastrophe. Voyons, les gars, notre pays mérite mieux. Franchement, on ne vous laisse pas tomber. »

Plus de 3 000 personnes se sont noyées en traversant la Méditerranée vers l’Europe depuis le début de l’année (AFP)

Au lieu d’assumer la responsabilité d’actions qui ont contraint les jeunes Égyptiens à s’exiler en masse, le gouvernement et ses porte-paroles n’ont surpris personne en affichant une position de déni et en accusant les victimes.

Cette tentative d’Abdel Fattah al-Sissi d’opérer une distinction entre l’émigration clandestine et sa mauvaise gouvernance montre qu’il ignore tout de la terrible pauvreté et des conditions de vie toujours plus mauvaises qui poussent des enfants voire des familles entières à entreprendre des périples si meurtriers.

Plusieurs survivants de cette catastrophe ont confirmé n’avoir payé qu’un faible acompte, quand ils n’ont pas signé un contrat les engageant à payer leur voyage après être arrivés en Italie et avoir gagné de l’argent sur place.

« Je recommencerai. Ça ne sert à rien de rester là sans aucun moyen de subsister », a affirmé un garçon de 15 ans à un journaliste de la télévision ; ce jeune survivant a confirmé avoir signé un contrat dans lequel il s’engageait à payer 1 800 dollars (1640 euros) au passeur après son arrivée.

Sans se laisser impressionner par les rapports de noyades en mer, plusieurs autres survivants ont également fait part de leur détermination à retenter le voyage sans relâche jusqu’à atteindre les côtes italiennes, et ce à cause de « conditions de vie intenables ».

À part la pauvreté, quelle autre raison de fuir ?

Même en supposant que les jeunes en question disposent « d’importantes sommes d’argent », pour reprendre les termes d’Abdel Fattah al-Sissi, le fait qu’ils s’entêtent à recommencer ce dangereux voyage vers l’Europe montre qu’ils sont convaincus qu’il ne sert à rien d’investir leur argent dans un quelconque avenir sur place.

Le climat d’investissement général, devenu stérile, n’est pas non plus attractif pour les investisseurs disposant de moyens plus importants. De plus, le fait que la plupart des migrants clandestins soient issus de zones rurales d’Égypte donne un indice sur l’ampleur de la détérioration des conditions de vie dans ces régions.

Après des décennies de politiques néolibérales sous Hosni Moubarak, l’agriculture égyptienne a fini par décliner, elle qui était autrefois l’une des principales sources de revenus pour le pays. Cependant, même l’exode rural des jeunes égyptiens tend à attirer moins de candidats suite à ce déclin, à mesure que le cauchemar économique répand sa malédiction dans tous les recoins du pays.

Un petit garçon porte un seau de concombres dans une ferme au nord du Caire (AFP)

Au beau milieu de la période la plus répressive de la vie politique égyptienne depuis le renversement du président Mohamed Morsi, lors du putsch de 2013, on constate une importante augmentation du nombre de dissidents Égyptiens qui s’exilent en Europe et aux États-Unis.

Pour se tenir éloignés des persécutions policières qui sévissent en Égypte et se traduisent notamment par des disparitions forcées, des exécutions, des incarcérations et de la torture, ils recherchent l’asile et la sécurité dans des pays d’accueil.

L’immigration au sein de l’État islamique en Syrie et en Irak est également une conséquence de la tolérance zéro de la part du président al-Sissi face au mouvement islamiste depuis 2013. Plusieurs islamistes victimes de répression, réduits au silence après leur brève participation politique suite au soulèvement de 2011, ont trouvé refuge auprès des partisans de Daech au Sinaï ou d’al-Qaïda, voire directement dans les rangs de l’État islamique (EI) en Syrie et en Irak.

Le responsable de l’ex-Front al-Nosra, en Syrie, a récemment affirmé que plus de 1 300 Égyptiens avaient rejoint son organisation depuis le coup d’État de 2013. Parmi ces combattants, a-t-il ajouté, se trouvent des adolescents, comme al-Baraa Mahmoud, un garçon de 14 ans qui a fui le pays voilà deux ans et qui, malgré son jeune âge, a pris part aux opérations du groupe avant d’être tué il y a peu.

L’abandon est totalement exclu

Aujourd’hui, en Égypte, le seul moyen de survivre est d’abandonner ses rêves d’un avenir meilleur et de ne jamais résister, quelle que soit la force de l’oppression. En fait, c’est cela que cherche Abdel Fattah al-Sissi.

Ici, un rêve vous coûtera la vie. En manifestant pour le changement, vous risquez d’être blessé ou même tué par les balles perdues des forces de l’ordre. Même si vous n’avez rien à voir avec la politique et que vous décidez de fuir ces conditions qui empirent, vous courez le risque de trouver la mort en vous noyant dans les violentes vagues de la Méditerranée, où personne ne pourra vous sauver.

Abandonner ne suffit plus – en ce moment, vous risquez l’arrestation pour de simples opinions pessimistes

Et abandonner ne suffit plus. En ce moment, vous risquez l’arrestation pour de simples opinions pessimistes. Quelques jours seulement après la tragédie maritime, les railleries étaient nombreuses sur les réseaux sociaux après l’annonce du ministère de l’Intérieur selon laquelle la police avait arrêté un groupe de personnes pour avoir « créé un climat pessimiste ». « Ils avaient provoqué et monté des crises de toutes pièces, a déclaré le ministère, pour affirmer que l’État avait échoué dans la mise en œuvre de plans de développement. »

À Mansourah, l’une des principales provinces d’origine des jeunes qui fuient la crise économique, un conducteur de touk-touk a déclenché une tempête médiatique cette semaine lorsque ses commentaires ont été diffusés à la télévision égyptienne.

« À la télévision, l’Égypte ressemble à Vienne, mais dans la rue, elle est la nièce de la Somalie et du Tchad », a-t-il déclaré.

« Quelle honte qu’on ait pu faire ça à l’Égypte ! Est-ce la même Égypte qui faisait un jour partie des créanciers de la Grande-Bretagne ? Est-ce qu’il existe quelqu’un qui aime l’Égypte et qui soit prêt à s’opposer à la poignée de charlatans qui se sont imposés à grands renforts de bannières prônant la démocratie, le nationalisme et la justice sociale ? Y a-t-il quelqu’un pour leur dire que ce sont des menteurs ? »

Zainab al-Mahdi a résumé la situation autrement : « Fatiguée, épuisée, ça ne sert plus à rien ». Voilà le contenu de sa dernière publication sur Facebook avant qu’elle se donne la mort en 2014 car la vie sous le régime militaire en Égypte lui était devenue insupportable.

Tout comme les Égyptiens qui s’échappent d’une situation de pauvreté et de malheur, sa mort fut une grande évasion en vue de retrouver ailleurs la liberté et la justice qu’on nous a volées.

- Muhammad Mansour est un journaliste originaire d’Égypte qui a couvert les soulèvements arabes. Ses articles portent sur les affaires égyptiennes, l’insurrection au Sinaï et les questions plus vastes du Moyen-Orient. Pour plus d’informations, vous pouvez visiter son site : www.muhammadmansour.com.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un marchand ambulant égyptien vend du pain et passe près d’une grenade lacrymogène tirée par la brigade anti-émeutes lors d’affrontements avec des manifestants près de la place Tahrir, au Caire, en janvier 2013 (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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