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Une intervention militaire au Niger risque de rééditer le chaos libyen

Au Sahel et en Afrique de l’Ouest, régions les plus pauvres du monde, les armées mènent la fronde. Elles tentent de sortir de la Françafrique pour imposer un ordre nouveau, aux contours encore mal définis
Des partisans du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie, présidé par le meneur du coup d’État au Niger, le général Abdourahmane Tchiani, manifestent dans la capitale Niamey le 6 août 2023, alors qu’un délai fixé par la CEDEAO pour ramener au pouvoir le président déchu Mohamed Bazoum est sur le point d’expirer (AFP)

La crise au Niger a accéléré les mutations au Sahel et, par ricochet, dans toute l’Afrique de l’Ouest. La destitution du président Mohamed Bazoum par un « Conseil national pour la sauvegarde de la patrie », présidé par l’ancien chef de la garde présidentielle, le général Abdourahmane Tchiani, a en effet confirmé que l’ordre ancien, dominé par la France, est agonisant, même si l’ordre nouveau peine encore à se dessiner.

Et c’est dans la course pour imposer l’ordre nouveau, ou tenter d’influer sur le cours des événements, que les choses s’accélèrent.

Le premier perdant est, à l’évidence, la France. Le sujet a été suffisamment disséqué pour qu’il soit superflu d’y revenir dans le détail. Il suffit de rappeler qu’après avoir été boutée hors de Centrafrique, l’armée française a été déclarée indésirable au Burkina-Faso et au Mali, et qu’elle a choisi de se redéployer précisément au Niger il y a à peine un an, avant ce nouveau revers.

Or malgré ces échecs à répétition, et le discours supposé novateur du président Emmanuel Macron sur l’Afrique, la réaction française a été des plus classiques : menace contre le nouveau pouvoir, promesse de préserver les intérêts français et d’agir pour le rétablissement d’un président « ami » déchu, proposition de soutien logistique aux pays africains qui menacent de mener une action militaire contre le nouveau pouvoir à Niamey.

La France n’est toutefois pas allée jusqu’à évoquer une intervention directe, comme il était de tradition. Elle a préféré pousser ses alliés de la CEDEAO à s’engager dans une sorte de guerre par procuration. Annoncée dans la précipitation, assortie d’un ultimatum de dix jours, l’intervention militaire de la CEDEAO risque toutefois d’être rapidement dépassée, car elle est aussi dangereuse que risquée.

L’initiative de la CEDEAO vouée à l’échec

Sans mandat de l’ONU ni de l’Union africaine, portée par des dirigeants réputés proches de la Françafrique, comme l’Ivoirien Alassane Ouattara, une intervention militaire de la CEDEAO est politiquement difficile à défendre.

En plus du Niger, trois pays membres de la CEDEAO, actuellement suspendus (Burkina-Faso, Mali et Guinée), sur les quinze que compte l’organisation, sont hostiles à une intervention militaire contre le pouvoir à Niamey. Avec un quart des pays membres qui s’y opposent, il devient difficile, dans ces conditions, de légitimer une initiative contre le nouveau pouvoir, d’autant plus que le principal voisin du Niger au nord, l’Algérie, y est, lui aussi, résolument hostile.

[Les sociétés et les armées africaines] sont agitées par les mêmes questionnements, les mêmes doutes, et les mêmes certitudes aussi. Parmi lesquelles celle-ci : l’ordre ancien, dominé par la Françafrique, est injuste et inefficace, car il n’a pas permis de sortir de la pauvreté. Il faut donc le changer

Du reste, l’initiative de la CEDEAO commence à apparaître pour ce qu’elle est : une fausse bonne idée, aussi difficile à appliquer qu’à gérer. En réalité, elle était condamnée dès le premier jour. Pour trois raisons.

D’abord, un pouvoir militaire, comme celui du Niger, soumis à un ultimatum, a tendance à se cabrer, à se radicaliser, plutôt que de se soumettre à une injonction étrangère. Il préfère aller à l’affrontement, au risque d’être écrasé, plutôt que de perdre la face.

Ensuite, fixer un ultimatum impose de mobiliser les troupes avant la fin de cet ultimatum, et d’attaquer dès son expiration. Or, la CEDEAO a tergiversé, avant d’affirmer qu’elle maintenait sa menace d’intervention, tout en préférant une solution négociée. Ses menaces ne sont, dès lors, plus prises au sérieux.

Enfin, la CEDEAO a négligé une lame de fond qui traverse aussi bien les sociétés que les armées africaines. Celles-ci sont agitées par les mêmes questionnements, les mêmes doutes, et les mêmes certitudes aussi. Parmi lesquelles celle-ci : l’ordre ancien, dominé par la Françafrique, est injuste et inefficace, car il n’a pas permis de sortir de la pauvreté. Il faut donc le changer.

C’est ce qui explique le soutien populaire, fondé ou non, aux nouveaux pouvoirs au Burkina-Faso, au Mali, en Guinée et au Niger. Il n’y a aucune garantie que ces nouveaux pouvoirs apportent les bonnes solutions aux problèmes de leurs pays respectifs, mais face à la certitude que les anciens pouvoirs maintenaient le statu quo et l’échec, l’aventure semblait préférable à l’immobilisme.

Un tableau apocalyptique vu d’Alger

Dans ces conditions, l’agitation autour d’une intervention militaire, avec une CEDEAO qui mobilise sa « force en attente », et une France qui continue, avec ses alliés, de proférer des menaces ne semblent plus impressionner personne.

L’enthousiasme des premiers jours a cédé le pas à une réflexion plus sereine, qui a ramené les uns et les autres à la pondération. Le doute s’est imposé, avec cette question : et si une intervention étrangère se révélait plus dangereuse pour la stabilité de la région qu’un simple coup d’État ?

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En fait, le danger est là : rien ne prouve qu’une intervention étrangère au Niger ne va pas déboucher sur un nouveau « failed state », un État défaillant, incapable de maintenir l’ordre et la sécurité face aux menaces de toutes sortes, groupes djihadistes, réseaux criminels ou puissances étrangères. Avec tout ce que cela peut avoir pour conséquences sur la stabilité de la région, comme l’a montré le précédent libyen.

En outre, si le Niger bascule dans l’instabilité, c’est tout un immense territoire, de la mer Rouge à l’Atlantique, du Soudan à la Mauritanie, qui se trouve offert comme terrain de jeu aux djihadistes.

La menace est directe. Elle est encore plus évidente pour un pays comme l’Algérie. Car pousser à une solution qui risque de provoquer une déstabilisation durable du Niger, c’est virtuellement achever l’encerclement de l’Algérie par une ligne de feu à ses frontières : guerre au Niger, au Mali, en Libye, au Sahara-Occidental.

Si on ajoute un Maroc étroitement lié à Israël et une Tunisie fragile, cela donne, vu d’Alger, un tableau apocalyptique.

Quelle méthode pour les États-Unis ?

C’était probablement l’un des sujets évoqués par le ministre algérien des Affaires étrangères Ahmed Attaf lors de sa rencontre avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken, le 9 août à Washington.

[Une hypothèse nouvelle] consisterait à accepter les pouvoirs de fait qui se sont installés dans la région, à accompagner l’émergence d’un ordre nouveau qui s’appuierait sur les armées de ces pays, plutôt que de s’accrocher à un formalisme démocratique désuet qui a, jusque-là, servi essentiellement à préserver les intérêts étrangers

L’entretien a permis de cerner une situation qu’on peut, de manière simplifiée, présenter ainsi : la France perd irrémédiablement du terrain en Afrique de l’Ouest et au Sahel ; elle laisse derrière elle des pays en ruines, avec des institutions faibles, des économies défaillantes et des sociétés en lambeaux.

Ce vide fait de la région un terrain favorable au chaos islamiste, ou à de nouveaux acteurs, Russie et Chine notamment, ce qui constituerait, pour les Américains, le scénario du pire.

Prise dans l’engrenage de la crise ukrainienne dans l’immédiat, confrontée au défi chinois sur le long terme, l’administration Biden ne semble pas disposée à s’engager dans un nouveau front, au Niger, à un an de la présidentielle de novembre 2024.

Mais face à ce tableau délicat, les solutions envisagées ne sont pas très nombreuses. Certes, les Américains semblent avoir tourné la page de l’hégémonie française en Afrique, mais ils n’ont pas encore défini une démarche claire pour éviter les deux autres alternatives qui leur semblent imminentes, le chaos islamiste ou la Russie.

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Dès lors, une hypothèse nouvelle est suggérée. Elle consisterait à accepter les pouvoirs de fait qui se sont installés dans la région, à accompagner l’émergence d’un ordre nouveau qui s’appuierait sur les armées de ces pays, plutôt que de s’accrocher à un formalisme démocratique désuet qui a, jusque-là, servi essentiellement à préserver les intérêts étrangers.

Cela suppose que les États-Unis vont faire pression pour calmer les ardeurs guerrières au Sahel, et accompagner discrètement les nouveaux pouvoirs, pour éviter qu’ils ne basculent côté russe.

Hypothèse séduisante, mais elle bute sur une autre réalité : la méthode américaine a jusque-là consisté à produire le chaos, avant de tenter de bâtir un ordre nouveau. Irak, Libye, Afghanistan, Syrie sont là pour en témoigner.

Les échecs sur tous ces terrains vont-ils amener les États-Unis à privilégier une autre méthode ?

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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