Où est l’indignation d’Israël face au massacre épouvantable qui se déroule à Gaza ?
Depuis quelques semaines, à Gaza, des Palestiniens marchent tous les vendredis vers la barrière israélienne et sont confrontés, chaque fois, à des tirs à balles réelles de soldats israéliens. Plus de trente Palestiniens ont été tués et des centaines d’autres ont été blessés depuis que la « Grande marche du retour » a débuté le 30 mars.
Les manifestants n’étaient pas armés et ne menaçaient pas la vie des soldats qui se trouvaient au-delà de la barrière. Ce qui se déroule est un massacre ; il n’y a pas d’autre mot pour décrire cela.
Israël a réagi à ces événements avec le désintérêt qui lui est propre. Seule la fumée noire et épaisse s’échappant de pneus brûlés qui a pu dériver vers les communautés israéliennes résidant le long de la clôture a menacé la sérénité de leur Pâque.
L’absence de sentiment collectif d’horreur
L’étendue de la violence déployée contre des civils non armés, associée au fait qu’Israël dispose d’options non mortelles pour faire face aux manifestations, n’a pas permis de susciter un débat public significatif en Israël.
Même certaines des images les plus troublantes – comme la vidéo dans laquelle un manifestant qui vient de se relever après avoir prié est touché par une balle, ou encore celle où une femme se rapprochant de la barrière avec un drapeau tombe sous les tirs d’un sniper – n’ont pas su faire naître un sentiment collectif d’horreur.
Lorsqu’un journaliste palestinien a été abattu par un sniper alors même qu’il portait une veste où l’inscription « Presse » était clairement indiquée, les Israéliens se sont empressés de le qualifier de « militant du Hamas » ou de « terroriste avec un drone ».
Désormais, Israël ne peut poursuivre sa routine du déni et de la répression. Il est devenu impossible de continuer de défendre les soldats après les avoir entendus s’exprimer de la sorte
Israël n’est pas perturbé par une armée qui tire sur les manifestants et les journalistes et affiche même sa fierté en justifiant ces agissements par l’idée qu’il ne s’agit pas de manifestants innocents, mais plutôt de terroristes qui menacent sa souveraineté et sa sécurité. Les responsables politiques de l’ensemble du spectre politique israélien, à l’exception de la gauche radicale, se sont mis à rivaliser d’éloges envers l’armée.
Puis les médias se sont emparés d’une courte vidéo, longue de seulement une minute et 24 secondes. Une fois de plus, il s’agissait d’images floues d’un Palestinien désarmé se rapprochant de la clôture, qui finit par être victime du tir d’un soldat avant de tomber au sol. Nous avons déjà vu d’autres vidéos similaires qui n’ont pas contrarié Israël. Mais cette fois-ci, il y avait un fond sonore qui changeait tout : en bruit de fond, on entend des soldats adresser des jurons et exprimer un enthousiasme manifeste et vulgaire alors que la victime non armée tombe au sol.
Désormais, Israël ne peut poursuivre sa routine du déni et de la répression. Il est devenu impossible de continuer de défendre les soldats après les avoir entendus s’exprimer de la sorte. Le travail méprisable des snipers israéliens, qui visent les manifestants et leur tirent dessus, a soudainement été affublé d’un fond sonore repoussant. C’est soudain devenu un scandale.
La complicité des médias
Pourtant, même cette tempête mineure s’est rapidement calmée. L’armée a d’abord essayé d’ignorer toute responsabilité quant à cette vidéo, puis s’est empressée d’annoncer qu’elle datait en réalité de décembre dernier – comme si cela rendait l’horreur de cette vidéo obsolète.
Les médias, comme d’habitude, ont rapidement été complices de ce déni et de cette répression. En l’espace d’un jour, la vidéo a été oubliée. Le ministre de la Défense Avigdor Lieberman, qui fait partie des responsables politiques israéliens les plus extrémistes, les plus cyniques et les plus méprisables, a proclamé que le sniper devait obtenir une citation, mais que le soldat qui l’a filmé devait être rétrogradé. Le ministre de l’Éducation Naftali Bennett, chef du Foyer juif, s’est empressé de soutenir les soldats figurant dans la vidéo, comme d’autres responsables de tous les horizons politiques.
En vérité, Israël aurait dû être horrifié il y a bien longtemps – longtemps avant le début de la première « Marche du retour », lorsqu’il était déjà clair que les soldats étaient prêts à tirer à balles réelles sur les manifestants. L’armée israélienne s’est vantée du fait que « cent snipers » et des chars attendaient ceux qui allaient marcher. Une société saine aurait réagi dès le début pour les forcer à se retenir.
Les Israéliens auraient dû être horrifiés par le premier massacre de la Journée de la Terre, où plus d’une douzaine de Palestiniens ont été tués et des centaines d’autres ont été blessés, puis par les attaques massives de l’armée le vendredi suivant, puis par la vidéo des soldats en liesse. Mais la société israélienne a perdu son sens moral et est insensible à ces choses.
Le cas d’Ahed Tamimi
Rien ne pourra bouleverser une société qui ne s’indigne pas suite à l’arrestation d’Ahed Tamimi – une adolescente qui s’est tenue sans arme face à des soldats qui avaient envahi son arrière-cour et qui a tenté de les chasser comme ils le méritaient, après que d’autres soldats avaient tiré dans la tête de son cousin quelques instants plus tôt.
L’image d’Ahed est devenue une icône partout dans le monde et deux millions de personnes ont signé une pétition réclamant sa libération. Ce n’est qu’en Israël que son destin ne préoccupe personne. Ahed est toujours en prison et Israël a perdu tout intérêt. Il n’y a pas de solidarité de la part des parents israéliens qui ont des enfants de l’âge d’Ahed, tandis qu’aucun juriste ne s’est manifesté pour dénoncer la brutalité dont Israël fait montre dans ses arrestations de mineurs.
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Les organisations féminines ne sont pas intervenues pour s’opposer à l’arrestation embarrassante d’Ahed et de sa mère, qui a également été envoyée en prison pour avoir filmé sa fille en train de gifler un soldat. Il n’y a pas eu d’indignation de masse de la part des artistes, des intellectuels ou des citoyens ordinaires vivant sous un régime qui emprisonne des mineurs uniquement parce qu’ils sont des Palestiniens opposés à l’occupation. Rien de tout cela ne s’est passé lorsqu’Ahed a été arrêtée et cela ne s’est certainement pas produit après ces scènes survenues le long de la barrière de Gaza.
Deux millions de personnes vivent à Gaza, la plus grande prison à ciel ouvert au monde, où ils sont victimes d’une terrible expérimentation. L’ONU a déjà annoncé que d’ici 2020, cette cage serait impropre à l’habitation humaine. Nous sommes aujourd’hui en 2018, mais Israël détourne son regard de Gaza – Israël ne voit pas, ne veut pas voir et n’est pas intéressé.
La déshumanisation des Palestiniens de Gaza
Les Israéliens ont pris l’habitude de penser que Gaza est un nid de terroristes et que ses habitants n’ont aucun droit – qu’en réalité, les Gazaouis ne sont pas des êtres humains. Et si les Gazaouis ne sont pas des êtres humains, aucun crime de guerre, aucune catastrophe ni aucune victimisation ne suscitera la moindre goutte d’horreur, la moindre lueur d’incertitude morale ou le moindre gramme de solidarité humaine – et encore moins de protestation ou d’opposition.
Aucun reste de conscience collective ne subsiste en Israël en ce qui concerne les Palestiniens. Un processus long, continu et systématique, mené par des responsables politiques et des généraux avec la complicité des médias israéliens, atteint aujourd’hui son paroxysme. De mémoire d’homme, jamais cette froideur extrême n’a été aussi évidente en Israël, dont les précédents quant à l’expression de ce sentiment envers les Palestiniens s’avèrent pourtant impressionnants, de la Nakba de 1948 jusqu’à nos jours.
À Gaza, le sang des civils est déversé en vain, et Israël, dont les soldats déversent ce sang, se montre impassible
À Gaza, le sang des civils est déversé en vain, et Israël, dont les soldats déversent ce sang, se montre impassible. Certains segments de la société israélienne y trouvent même une source de bonheur, de fierté et de satisfaction.
Les voix des soldats dans cette vidéo répugnante sont celles d’une grande partie des Israéliens – mais pas de tous, bien entendu. Les soldats exprimaient des sentiments authentiques, bien que cachés, entretenus par un large segment du public israélien, beaucoup plus large qu’il n’y paraît. En regardant cette vidéo, vous voyez l’Israël de 2018, du moins une partie.
- Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Lauréat du prix Olof Palme pour les droits de l’homme en 2015, il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son nouveau livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Palestiniens se rassemblent pour protester près de la barrière frontalière israélienne, à l’est de la ville de Gaza, dans le centre de la bande de Gaza, le 13 avril 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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