Palestine : la terre la plus contestée au monde bradée par l’Église grecque orthodoxe
L’été a été chaud pour l’Église grecque orthodoxe de Jérusalem, alors que les appels à l’éviction du patriarche Théophile III et d’autres chefs de l’Église accusés de vendre des propriétés aux colons israéliens se sont intensifiés.
Ces demandes émanant de la communauté palestinienne sont apparues vers la fin du mois de juin, lorsque le site d’actualités financières israélien Calcalist a révélé que l’Église grecque orthodoxe avait vendu secrètement plus de 40 hectares de terres de premier choix à Jérusalem-Ouest à des institutions et entreprises israéliennes pour seulement 10 millions de dollars.
« Toutes les Églises orthodoxes dans le monde sont nationales [...] sauf chez nous, où notre Église est sous autorité grecque »
– Alif Sabbagh, membre du Conseil central orthodoxe en Israël
Un mois plus tard, un tribunal israélien a confirmé une transaction immobilière de 2004 portant sur trois propriétés de la vieille ville de Jérusalem entre l’Église et un groupe de colons qui vise à y créer une majorité juive. La décision de justice a été suivie par la révélation de la vente par l’Église de ses terres à Césarée, une ville côtière palestinienne dont les habitants ont été expulsés.
L’affaire va au-delà d’un simple conflit immobilier : l’Église serait le deuxième propriétaire foncier de certaines des terres les plus contestées au monde, notamment le terrain qui se trouve sous la Knesset et près de 20 % de Jérusalem.
Au fil des ans, les crises impliquant son patrimoine auraient impliqué des enregistrements audio secrets, des comptes bancaires offshore, des soupçons de corruption et le confinement d’un ancien patriarche, Irénée Ier, dans le complexe de l’Église grecque orthodoxe à Jérusalem depuis 2005.
Ce qui est différent aujourd’hui, c’est la force des appels lancés par la communauté orthodoxe palestinienne, otage d’un conflit remontant à plus de 500 ans, à l’époque où les Grecs ont pris le contrôle de l’Église grecque orthodoxe palestinienne – et ne l’ont jamais rendu.
Choqués par les révélations de cet été, les manifestants orthodoxes palestiniens ont exigé non seulement de gérer eux-mêmes les propriétés de l’Église et d’annuler toutes les transactions suspectes, mais aussi la nomination d’un patriarche et représentant de l’Église de nationalité palestinienne. Cela signifierait la fin de ce que beaucoup décrivent comme la colonisation grecque de l’Église grecque orthodoxe palestinienne.
« Toutes les Églises orthodoxes dans le monde sont nationales », a indiqué à MEE Alif Sabbagh, membre du Conseil central orthodoxe en Israël, en août dernier.
« L’église bulgare, par exemple, est sous autorité bulgare, l’Église grecque en Grèce est sous autorité grecque. C’est la même chose en Russie, en Roumanie... sauf chez nous, où notre Église est sous autorité grecque. »
Comment l’Église grecque en est-elle arrivée à cette position de domination ?
L’influence grecque sur l’Église orthodoxe palestinienne s’est renforcée au cours des siècles.
1. Les origines : Les chrétiens orthodoxes palestiniens sont considérés comme les habitants indigènes qui vivent sur cette terre depuis plus de deux millénaires. Ils constituent 99 % de la communauté orthodoxe actuelle et leurs origines remontent aux tribus arabes des Ghassanides, des Taghlibis et des Manadhira.
D’après les historiens, les débuts de l’Église grecque orthodoxe à Jérusalem datent du prophète Jacob, le fils du charpentier Joseph, mort en 62 après J.-C. En 637, selon les récits historiques, Sophrone, le patriarche arabe de Damas, a remis les clés de Jérusalem au calife islamique Omar ibn al-Khattab.
2. L’invasion : Les croisés ont occupé la région en 1099 ; sous leur règne, les chrétiens orthodoxes ont souffert de l’injustice et de la tyrannie tout comme les musulmans.
Les croisés ont pris le contrôle de l’église du Saint-Sépulcre – qui sert aujourd’hui de siège à l’Église grecque orthodoxe de Jérusalem – et des autres églises orthodoxes, expulsant le patriarche et son clergé vers Constantinople. Des ecclésiastiques latins (catholiques) ont ensuite été nommés pour les remplacer.
3. La libération : Près d’un siècle plus tard, les chrétiens orthodoxes se sont joints à l’armée de Salah ad-Din al-Ayyubi lorsque ce dernier a libéré Jérusalem. Les Palestiniens se souviennent encore de l’héroïsme du chef de la communauté orthodoxe arabe, Issa al-Awwam, qui a joué un rôle majeur dans les victoires de Salah ad-Din à Acre. Après avoir vaincu les croisés, le clergé arabe a regagné le contrôle de l’Église orthodoxe.
4. L’arrivée des Grecs : Toutefois, en 1534, le patriarche grec Germain a pris la tête du patriarcat. Jusqu’alors, le patriarcat – le patriarche, l’archevêque, les évêques et les moines – était composé d’Arabes. L’arabe était la langue officielle de l’Église.
Lorsque Germain a pris les rênes de l’Église de Jérusalem, il l’a intégralement hellénisée. En l’espace de 45 ans, il a réussi à démettre le clergé arabe des positions influentes, remplaçant les Arabes par des ecclésiastiques grecs.
Surtout, la fraternité du Saint-Sépulcre, le corps de direction de l’Église et la seule entité en mesure de nommer le patriarche suivant, a été remplie de Grecs. Cela signifiait que Germain était assuré avant sa mort d’être remplacé par un autre Grec de manière à conserver le contrôle de l’Église.
Par conséquent, le patriarche grec Sophrone a été choisi en 1579 malgré l’opposition du clergé arabe qui souhaitait qu’un patriarche arabe soit intronisé à la place. Certains historiens notent que le choix du Grec Sophrone relevait d’une combinaison de ruses et de tromperies et que le nouveau patriarche a adopté la même stratégie que son prédécesseur en vue d’imposer l’emprise grecque sur l’Église de Jérusalem.
5. Les fondations : Le patriarche grec Dosithée, élu en 1669, a introduit une loi permettant uniquement au clergé grec d’intégrer la confrérie du Saint-Sépulcre, le corps de direction de l’Église. La confrérie s’est complètement distanciée de la communauté orthodoxe arabe, une tendance qui s’est poursuivie lorsque les Ottomans, les Britanniques puis les autorités israéliennes ont adopté la loi, qui est encore en vigueur aujourd’hui.
De nombreux chrétiens palestiniens pensent que l’Église de Jérusalem se considère depuis 500 ans comme la protectrice des intérêts grecs uniquement. Elle a accordé peu d’attention aux citoyens et aux membres de leur communauté, dont les affaires sont gérées par des étrangers qui ne parlent pas arabe et qui ne connaissent rien à la nature du pays ou à son peuple, affirment-ils.
6. La riposte palestinienne : Il y a plus de cent ans, les Palestiniens orthodoxes ont essayé de changer le statu quo et de gérer leurs propriétés, leurs dotations religieuses et leurs affaires. Ils ont organisé des conférences et des protestations, dont une manifestation à grande échelle en 1909 au cours de laquelle quatre manifestants ont été tués par les forces de sécurité ottomanes.
Ces tentatives n’ont pas abouti en raison des intérêts internationaux du mandat britannique, de l’Église grecque, des pays impliqués après la chute de l’Empire ottoman – malgré la promesse des Ottomans de replacer l’Église sous contrôle arabe – et, finalement, d’Israël. La situation demeure inchangée.
Les transactions que nous connaissons
L’Église grecque orthodoxe de Jérusalem a longtemps refusé de divulguer les détails de ses transactions. Elle prétend que ses dotations foncières sont des propriétés grecques privées et que les membres palestiniens de l’Église, qui représentent 99 % de la communauté orthodoxe locale, n’ont aucun droit vis-à-vis des propriétés, bien que ce soient eux qui aient octroyé le plus de terres à l’Église afin de servir leur communauté et leur peuple.
En août dernier, à travers une décision sans précédent, la Cour suprême israélienne a convenu avec l’Église que les affaires de son conseil suprême pouvaient être gardées secrètes. Le jugement montre à quel point les tribunaux israéliens tiennent à ce que l’Église et ses secrets ne soient pas exposés.
« Pour le bien des habitants de Jérusalem et de l’État d’Israël, il est urgent de préserver la confidentialité de la transaction et de ses détails »
– Le patriarche grec orthodoxe Théophile III dans une lettre divulguée en juin
Les Palestiniens apprennent généralement les détails des transactions de l’Église grecque orthodoxe grâce à des fuites relayées dans les médias israéliens, qui les couvrent dans la mesure où toute vente provenant du vaste portefeuille de l’Église pourrait avoir un impact significatif sur l’économie israélienne.
Mais ces informations apparaissent généralement après la signature et l’enregistrement des transactions, ce qui les rend très difficiles à arrêter. C’est précisément pour cette raison que les parties concernées souhaitent les mener avec autant de discrétion.
Dans une lettre publiée fin juin par Calcalist, Théophile III, demandant l’accélération des ventes foncières dans un quartier de Jérusalem-Ouest, affirme aux autorités israéliennes que la confidentialité est nécessaire car « certains camps à l’intérieur du pays et à l’étranger sont hostiles, ayant essayé à maintes reprises d’empêcher ce type de transactions ».
« Pour le bien des habitants de Jérusalem et de l’État d’Israël, il est urgent de préserver la confidentialité de la transaction et de ses détails », a-t-il écrit, d’après Calcalist.
Middle East Eye a demandé à l’Église grecque orthodoxe de Jérusalem de confirmer que Théophile III avait envoyé cette lettre mais n’a pas reçu de réponse.
Alors que l’Église refuse de divulguer l’étendue de son portefeuille immobilier, des sources et des rapports fiables laissent entendre que celui-ci comprend plus de 8 000 hectares, dont des bâtiments, des églises, des sanctuaires, des monastères, des cimetières et des terres agricoles.
Bon nombre de ces propriétés se concentreraient dans des centres urbains tels que Jérusalem, Jaffa, Bethléem, Haïfa, Beit Sahour, Nazareth, Acre, Jéricho, Safed, Tibériade, Lod, Ramla, Beersheba et dans d’autres lieux ayant une valeur économique et stratégique importante. D’autres revêtent une grande valeur religieuse et historique. MEE a demandé à l’Église de confirmer qu’elle détenait des propriétés dans ces villes mais, encore une fois, n’a pas reçu de réponse.
Voici un aperçu des accords qui ont été divulgués récemment :
1. L’affaire al-Shamaa
En 1927, selon un rapport publié par Al-Akhbar al-Balad, l’Église grecque orthodoxe a vendu en secret 3,8 hectares de terres à Jérusalem, à l’extérieur de la Porte de Jaffa. Ces terres ont été vendues à un investisseur juif égyptien, Eli Shamaa, au prix de 38 000 livres égyptiennes. Le bien devait être payé par tranches et hypothéqué à l’Église jusqu’au paiement intégral.
En 1970, l’investisseur ayant enfreint l’accord, l’Église a intenté un procès devant un tribunal israélien. L’Église a exigé que la terre soit réappropriée ou que Shamaa lui verse plus de 14 millions de dollars d’indemnités. Israël soutenait cependant que les terres étaient des « propriétés d’absents ».
Bien que le tribunal ait finalement statué en faveur de l’Église, cette dernière, étonnamment et sans donner de raisons, s’est rétractée et a renoncé au terrain.
2. La transaction de Réhavia
En 1936, l’Église a accordé un bail de 99 ans au Fonds national juif pour de vastes étendues de terre à Réhavia, un quartier de Jérusalem-Ouest. Les gangs sionistes ont considéré cette transaction comme une victoire majeure dans leurs efforts pour contrôler Jérusalem.
Entre 1950 et 1952, l’Église a signé trois accords supplémentaires en vertu desquels plusieurs hectares de terres à Réhavia, Talbiya et d’autres quartiers de Jérusalem-Ouest ont été transférés au Fonds national juif.
Plus de 1 500 logements ont été construits sur ces terres. Ces constructions comprennent également la Knesset, le bureau du Premier ministre, le musée d’Israël et des hôtels de luxe tels que les hôtels Dan Panorama et Inbal. Le prix de l’immobilier dans ces quartiers est le plus élevé d'Israël, la valeur moyenne d’une maison dépassant les 2 millions de dollars.
Selon la loi israélienne, alors que la fin du bail approche, ces terres ainsi que les bâtiments et les maisons qui y ont été construits doivent être restitués à l’Église grecque orthodoxe. Cette perspective a causé de vives inquiétudes en Israël. Des analystes israéliens ont mis en garde contre une crise économique majeure si l’Église insistait pour récupérer ses propriétés, qui valent au moins 2 milliards de dollars.
Le site israélien Calcalist a publié un article indiquant qu’en août 2016, le patriarcat grec avait cédé la propriété de ses terres dans ces quartiers à une entreprise étrangère au lieu de les récupérer au bout des 99 ans, et ce pour un montant d’un peu plus de 10 millions de dollars. Cette information, qui a été divulguée après l’envoi par le patriarche grec d’une lettre à la municipalité de Jérusalem lui demandant d’accélérer l’achèvement de la transaction secrète, a généré des ondes de choc dans les milieux économiques et médiatiques.
3. La vente de la vieille ville
En 2004, l’Église, dirigée par le patriarche Irénée Ier, a vendu trois propriétés situées à des endroits stratégiques de la vieille ville de Jérusalem à Ateret Cohanim, un groupe de colons qui vise à y créer une majorité juive.
Irénée Ier vit confiné dans le complexe de l’Église, situé dans la vieille ville, depuis 2005. Un musulman palestinien lui apporte de la nourriture tous les jours en la hissant jusqu’à sa fenêtre dans un sac en plastique
Ces propriétés comprennent l’hôtel Petra, sur la place Omar ibn al-Khattab, entre la Porte de Jaffa et le quartier d’al-Arabi, vendu pour un demi-million de dollars, l’hôtel Imperial ainsi que les boutiques et les bazars qu’il comprend, tous situés à la Porte de Jaffa et vendus pour 1,2 million de dollars, mais aussi un terrain qui comprend un bâtiment connu sous le nom de Bait al-Muadamiya, situé près de Bab al-Huta, dans la vieille ville de Jérusalem, cédé pour un montant de 55 000 dollars.
La révélation de ces transactions dans la presse israélienne en 2005 a donné lieu à des campagnes véhémentes contre Irénée Ier, qui a été démis de ses fonctions et remplacé par Théophile III après la promesse de ce dernier aux autorités jordaniennes et palestiniennes d’annuler les transactions. L’Église affirme que c’est le représentant d’Irénée Ier qui a signé les accords, d’une valeur beaucoup plus faible que celle à laquelle les propriétés ont réellement été évaluées, en échange d’un pot-de-vin d’un million de dollars et de l’organisation de sa fuite du pays.
Depuis plusieurs années, Irénée Ier vit confiné dans le complexe de l’Église, situé dans la vieille ville. Il reçoit une livraison quotidienne de nourriture apportée par un musulman palestinien et hissée jusqu’à sa fenêtre dans un sac en plastique.
En juillet, la cour centrale d’Israël a rejeté les revendications de l’Église, se rangeant du côté d’Ateret Cohanim et reconnaissant les trois transactions. Dans une annonce publiée dans le journal palestinien Al-Quds, Théophile III s’est engagé à faire appel de la décision, tandis que les chrétiens palestiniens affirment qu’ils combattront la vente et occuperont les sites si nécessaire.
4. L’accord de Césarée
En juillet également, la chaîne israélienne Channel 2 a révélé que l’Église grecque orthodoxe avait signé un accord pour la vente de ses terres dans la ville de Césarée en août 2015. Césarée est une ville palestinienne dont les habitants ont été expulsés et sur les ruines de laquelle Israël a construit une ville qui porte le même nom.
Selon le reportage de Channel 2, une entreprise étrangère a acheté environ 70 hectares à Césarée pour un montant d’un million de dollars. Mais selon des habitants qui connaissent la région, les terres côtières, qui abritent des monuments historiques dont un amphithéâtre romain, une église byzantine et des ruines romaines, valent plusieurs centaines de millions de dollars.
MEE a demandé à l’Église de confirmer les informations relayées au sujet de ces différentes propriétés mais, encore une fois, n’a pas reçu de réponse.
Ce que nous pouvons faire
Selon la communauté orthodoxe palestinienne, les propriétés gérées par le patriarcat grec appartiennent à l’Église grecque orthodoxe et sont destinées à servir la communauté orthodoxe. Celles-ci ne devraient pas être vendues, surtout pas à des colons tels que ceux d’Ateret Cohanim, ce que les chrétiens palestiniens considèrent comme un acte de trahison. Elles devraient plutôt être considérées comme des éléments du patrimoine national.
L’Église estime cependant que ces propriétés appartiennent aux Grecs. Elle ne voit aucun problème à les vendre ou à les louer, même à des organisations de colons, même dans des zones que les Palestiniens chérissent, comme la vieille ville de Jérusalem.
C’est pourquoi la première étape pour résoudre les conflits portant sur ces ventes doit être de préciser quels sont les objectifs des dotations et quel camp elles sont censées servir. Avec les revenus générés par ces ventes, des écoles, des universités, des hôpitaux et d’autres établissements utiles à tous les Palestiniens pourraient être construits.
De plus, empêcher la « judaïsation » de ces dotations relève d’un devoir national. Tous les citoyens palestiniens, quelle que soit leur religion, doivent assumer leur responsabilité et faire ce qu’ils peuvent pour riposter face aux transactions entre l’Église et des institutions sionistes.
Ils doivent également soutenir les initiatives visant à ramener les Arabes à la tête de l’Église, afin que les dirigeants orthodoxes palestiniens puissent assumer la responsabilité de leurs affaires religieuses et administratives, cinq siècles plus tard.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le patriarche grec orthodoxe de Jérusalem Théophile III dirige la cérémonie de lavement des pieds devant l’église du Saint-Sépulcre, dans la vieille ville de Jérusalem, le 28 avril 2016, dans le cadre des célébrations orthodoxes de Pâques (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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