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Pourquoi j’ai déserté l’armée syrienne

Ghayath Abd Alaziz a grandi en caressant le rêve de rejoindre l’armée syrienne, mais son expérience sur la ligne de front de la guerre civile l’a changé à jamais

Depuis les premiers mois de la révolution syrienne en 2011, les désertions des rangs de l’armée syrienne sont un phénomène quotidien. Des dizaines de milliers d’hommes ont déserté — et mon destin était de devenir l’un d’eux.

Durant mon enfance, mon jouet préféré était une sorte de soldat en plastique. L’armée a toujours été quelque part en moi et j’ai grandi en caressant le rêve d’être dans l’armée et de protéger mon pays des ennemis. Je n’ai jamais imaginé que le jour viendrait où je découvrirais que cette armée et toutes ses promesses n’étaient qu’un grand mensonge.

Des jeunes syriens s’entraînent pour rejoindre les combattants de Jaysh al-Islam dans la Ghouta orientale (AFP)

Au cours de l’hiver 2013, dans la Ghouta orientale, près de Damas, je faisais mon service militaire obligatoire qui, à l’époque, consistait à travailler sur un ordinateur dans un centre de messagerie.

J’avais commencé en 2010, plusieurs mois avant le début de la révolution. C’était censé durer un an et demi, mais cela s’est transformé en trois ans à cause de la guerre. Si j’étais encore en Syrie, je serais peut-être encore en service.

Un combat contre deux ennemis

Le 1er février 2013, le groupe rebelle Jaysh al-Islam  (« Armée de l’islam ») a assiégé mon régiment. Il est devenu clair que cela ne durerait pas un jour ou deux, mais que cela allait se poursuivre pendant très longtemps.

J’ai commencé à ressentir que nous combattions deux ennemis en même temps, un en dehors des murs et un autre à l’intérieur, parmi nous

Nous nous sommes bientôt rendus compte que les officiers de l’armée du régime transféraient la plupart de la nourriture disponible des entrepôts vers leurs chambres personnelles et nous laissaient les miettes pendant que les combattants de Jaysh empêchaient l’entrée de toute nourriture.

J’ai commencé à ressentir que nous combattions deux ennemis en même temps, un en dehors des murs et un autre à l’intérieur, parmi nous.

L’horreur de la faim n’était jamais moindre que l’horreur des batailles quotidiennes qui éclataient à la porte principale du régiment. Entre quatre soldats, nous nous partagions une boîte de thon chaque jour.

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Toute tentative de traversée des routes exposées à l’intérieur de la zone assiégée s’apparentait à une mission suicide, que vous soyez tué par les tirs des snipers déployés sur les toits des bâtiments et des laboratoires qui entouraient le régiment ou par un des tirs de mortier des combattants de Jaysh al-Islam. Les éviter est devenu une routine quotidienne.

Les appels quotidiens à la reddition crachés par les haut-parleurs sont devenus une forme de guerre psychologique qui nous a grandement affectés. Lors d’une de mes patrouilles, j’ai passé toute la nuit à écouter les mêmes phrases répétées par quelqu’un de Jaysh al-Islam qui se faisait appeler Abu Talib.

Forces de Jaysh al-Islam (« Armée de l’islam ») à Bashkoy, au nord d’Alep (AFP)

« Jetez vos armes et sortez », « Sunnites, nous vous aiderons à rejoindre votre famille », « Alaouites, la mort sera votre destin », répétait-il.

Et comme je fais partie d’une minorité qui n’appartient à aucun de ces groupes — et que je préfère ne pas mentionner ici car cela pourrait mettre ma famille en danger —, j’étais complètement perdu, apeuré et incapable de prendre une décision. Je voulais juste m’échapper dans l’inconnu à la première occasion.

Celle-ci s’est présentée de manière inattendue.

Un infirmier, trente soldats

Dans la nuit du 14 février, je dormais sur le sol avec mon groupe lorsque nous avons été réveillés par les bruits d’un affrontement et la voix de notre colonel sur notre radio portable, qui nous commandait d’aller directement au front principal, où les combats étaient les plus intenses.

Sept heures se sont écoulées avant que je me réveille au milieu d’une salle de soins, toujours à l’intérieur de la zone assiégée, tassé aux côtés d’une trentaine d’autres blessés

Au moment où nous sommes arrivés, deux roquettes ont explosé à droite et à gauche du char dans lequel nous nous trouvions. Nous étions désormais une cible exposée pour les assaillants. Alors que je donnais au chauffeur l’ordre d’avancer, la troisième roquette a heurté la tour du char et ma cabine a été remplie de fumée.

Je sentais que ma main était engloutie par les flammes et que du sang se répandait sur mon visage. Je me battais pour rester conscient. Le char a commencé à s’éloigner et le tireur dans la cabine voisine s’est mis à hurler à la radio : « Ghayath a été blessé ! » J’ai perdu connaissance. Quel cadeau pour la Saint-Valentin !

Sept heures se sont écoulées avant que je me réveille au milieu d’une salle de soins, toujours à l’intérieur de la zone assiégée, tassé aux côtés d’une trentaine d’autres blessés. Des bandages étaient enroulés autour de ma main brûlée et de ma tête, qui était pleine de blessures et d’éclats d’obus.

Un soldat pro-gouvernemental inspecte un char dans la Ghouta orientale (AFP)

Je n’oublierai jamais cette scène : des soldats auxquels il manquait des parties du corps, d’autres inconscients. Dans la salle, un infirmier essayait de soigner tout le monde en même temps, une tâche impossible.

Pendant un mois et demi, cette salle a été ma maison. J’entendais les nouvelles au sujet des troupes de soutien qui étaient proches de briser le siège, ainsi que le bruit des affrontements à l’extérieur. Il n’y avait plus de nourriture et les soldats commençaient à manger de l’herbe et des mauvaises herbes. Je me suis réjoui lorsqu’un de mes amis s’est souvenu de moi et m’a apporté un bouquet de mauvaises herbes.

Il n’y avait plus de nourriture et les soldats commençaient à manger de l’herbe et des mauvaises herbes. Je me suis réjoui lorsqu’un de mes amis s’est souvenu de moi et m’a apporté un bouquet de mauvaises herbes

Pour la première fois, j’ai ressenti la faim et la privation. Plus tard, nous avons découvert que les officiers chargés des approvisionnements et du soutien préféraient prolonger leur séjour dans la ville d’Adra, à l’extérieur de la zone assiégée, en volant dans des maisons abandonnées et en les vidant. Pendant ce temps, cinq ou six d’entre nous, bloqués à l’intérieur de la zone assiégée, mouraient chaque jour à cause de la faim ou des bombardements.

Tous les jours, le colonel disait : « Ne vous inquiétez pas, notre gouvernement ne nous oubliera pas. » Il attendait une promotion au plus haut grade. Des soldats qui étaient à son service m’ont expliqué qu’il envoyait chaque jour de faux rapports au centre de commandement dans lesquels il affirmait que la situation était sous contrôle malgré le siège.

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Le badge du grade qu’il cherchait à obtenir comportait deux épées et un aigle sur chaque épaule. J’imaginais que chacune de ces épées pouvait nous trancher la tête un millier de fois avant qu’il n’obtienne sa promotion, tandis que l’aigle, juché sur son épaule, contemplerait nos corps.

Un drapeau flotte à Adra, en septembre 2014 (document du gouvernement/AFP)

Finalement, les troupes de soutien ont brisé le siège et sont entrées dans la zone, après avoir ouvert un passage sûr pour l’approvisionnement en nourriture et en munitions et l’évacuation des blessés.

Nous avons entendu des dizaines de récits de soldats du gouvernement qui accompagnaient les troupes de soutien, au sujet de massacres, de batailles féroces ou encore de terres brûlées, parmi tant d’autres. Mais tout ce dont je me souciais, c’était du fait que ma désertion était proche.

« Les pires jours de ma vie »

Deux jours plus tard, les troupes de soutien nous ont emmenés à l’hôpital militaire d’Harasta surplombant la banlieue d’al-Assad, près de Damas. Les médecins ont retiré de ma tête onze éclats d’obus, chacun de la taille d’une fourmi. Six autres morceaux ont été laissés dans la mesure où les médecins ont affirmé que les enlever aurait mis ma vie en danger.

À ce jour, les éclats d’obus restants sont toujours dans ma tête et vivent avec moi, étreignent mon imagination et me rappellent les pires jours de ma vie

À ce jour, ils sont toujours dans ma tête et vivent avec moi, étreignent mon imagination et me rappellent les pires jours de ma vie.

Je n’oublierai jamais le visage de mes parents lorsque je les ai retrouvés chez moi après avoir quitté l’hôpital. Les pleurs ont continué pendant des heures. Près d’une année et demie s’était écoulée depuis la dernière fois que je les avais vus, mais je craignais que cette rencontre ne fût trop courte. Légalement, j’aurais été obligé de repartir et de servir dans l’armée.

Pendant mon rétablissement, lorsque j’étais allongé, je regardais les informations à la télévision et les chaînes non gouvernementales jour après jour. J’ai vu des massacres se succéder dans les villes de toute la Syrie, des scènes quotidiennes de mort dans les bulletins d’information qui m’étaient interdits en tant que soldat. Qui est-ce que je combattais et pourquoi ? Est-ce que j’allais moi-même être contraint de tuer des innocents ?

Ce n’était pas l’armée dont j’avais passé mon enfance à rêver. Le médecin m’a accordé trois mois de repos et de traitement, ce qui s’est avéré suffisant pour planifier mon départ du pays.

La fuite par la frontière

En juillet 2013, je me suis échappé et j’ai fui vers le Liban avec l’aide d’amis qui m’ont fait traverser la frontière. Un de mes amis m’a donné sa carte d’identité pour que je l’utilise au Liban, comme l’armée avait la mienne. C’était un jeune homme originaire de Qousseir, la ville frontalière avec le Liban qui était contrôlée par les militants du Hezbollah en juin 2013. Mais je ne m’attendais pas à ce que cette aide me nuise involontairement.

J’ai passé cinq jours à l’intérieur d’une cellule de quatre mètres sur quatre avec 14 autres Syriens avant d’être transféré vers le principal centre de sécurité publique de la capitale

Le 2 septembre 2013, j’ai été appréhendé à Beyrouth, à un poste de contrôle dans le quartier de Mar Mikhaël. Les soldats m’ont demandé mes papiers de résidence au Liban. Je n’en avais pas, donc ils m’ont arrêté et menotté.

L’un d’entre eux a saisi la carte que j’avais empruntée à mon ami et a dit aux autres : « Cette ordure est de Qousseir. » Ils ont commencé à me frapper, à m’adresser des insultes et des coups de poing pendant presque une demi-heure, tandis que l’officier responsable du poste de contrôle observait la scène le sourire aux lèvres.

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Je n’ai pas pu dire que la carte n’était pas la mienne ou que je n’étais pas de Qousseir, de peur d’être accusé d’usurpation d’identité. J’ai perdu une de mes dents suite au passage à tabac avant d’être transféré au commissariat de police chiite dans le sud de Beyrouth.

J’ai passé cinq jours à l’intérieur d’une cellule de quatre mètres sur quatre avec quatorze autres Syriens avant d’être transféré vers le principal centre de sécurité publique de la capitale. Après deux jours d’interrogatoires, ils m’ont relâché le troisième jour en me donnant une semaine pour régulariser ma situation ou quitter le pays. Les deux options étaient impossibles pour moi.

Fuir ou mourir

Pendant les trois années qui ont suivi, j’ai vécu en secret avec des amis et des proches à Beyrouth, pour l’essentiel prisonnier d’une maison, à travailler comme tuteur de langue et journaliste révolutionnaire, loin de l’agitation des rues de la ville, par crainte de l’apparition soudaine de postes de contrôle. Je ne partais que pour des réunions très importantes, par exemple dans une ambassade ou au HCR, ou pour des interviews portant sur mes récits.

Je n’avais ni identité, ni patrie, ni but dans ma vie, tout simplement parce que j’ai décidé de ne pas faire partie de cette guerre brutale

Je n’avais ni identité, ni patrie, ni but dans ma vie, tout simplement parce que j’ai décidé de ne pas faire partie de cette guerre brutale. J’ai passé trois années sans entrevoir la moindre chance jusqu’à ce que l’Italie m’accepte comme réfugié il y a deux mois.

Aujourd’hui, je suis en Italie, dans un pays qui respecte les êtres humains indépendamment de leur secte, de leur race ou de leurs origines. C’est exactement ce que les Syriens ont également essayé d’obtenir tout au long de notre révolution. Mais malheureusement, nous n’obtenons cela que lorsque nous fuyons notre pays. À l’intérieur de notre pays, nous ne trouvons que la mort.

Oui, je suis un déserteur. Cela a fait de moi un écrivain sous un pseudonyme pour raconter mon histoire aux gens et un journaliste pour rapporter ce qui est arrivé à bien d’autres personnes qui ont une histoire similaire à la mienne, voire pire.

Toutes les victimes ne sont pas des civils. Oui, je suis un déserteur et je le dirai toujours sans honte. J’ai perdu beaucoup de choses dans mon pays. J’ai perdu ma famille, mes amis, mon éducation et mes rêves. Une condamnation à mort a probablement été prononcée contre moi dans mon pays. Mais je ne perdrai pas ma conviction que ce que j’ai fait était juste, que j’ai déserté pour ne pas être la cause de la perte d’une famille, d’amis et de rêves.

- Ghayath Abd Alaziz est un écrivain indépendant avec un vif intérêt pour les affaires du Moyen-Orient, en particulier la crise qui touche actuellement la Syrie. Il a publié dans de nombreux sites libanais, syriens et occidentaux, notamment Al-Hayat, Syria Deeply, Syria Untold et SKeyes Media.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : forces pro-gouvernementales syriennes dans la vieille ville d’Alep (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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