Pourquoi l’ayatollah Ali Khamenei n’a-t-il pas soutenu l’accord-cadre de Lausanne
Dans la matinée du 2 avril, le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a été le premier à informer le monde entier qu’un accord-cadre sur le nucléaire iranien avait été adopté, en déclarant sur twitter : « Accord conclu. Avant-projet prêt à être rédigé immédiatement. »
Quelques minutes plus tard, lors d’une conférence de presse à Lausanne (Suisse), la haute représentante aux Affaires étrangères de l’Union européenne, Federica Mogherini, lisait une déclaration conjointe en anglais, pendant que Javad Zarif lisait la version en farsi. Ce texte présentait le contexte de l’accord nucléaire final signé entre l’Iran et le groupe des « 5+1 ».
D’après cette déclaration, « Natanz sera la seule installation d’enrichissement », le site d’enrichissement de Fordow sera converti en un centre de recherche nucléaire, physique et technologique » et « le réacteur de recherche à eau lourde d’Arak » sera redéfini et reconstruit afin qu’il ne « produise plus de plutonium à visée militaire ». De plus, les deux parties se sont mises d’accord pour « la mise en œuvre de la section 3.1, qui a fait l’objet de modifications, et l’application provisoire du protocole supplémentaire » du système de garanties de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Malgré une semaine teintée d’optimisme à la suite de cet accord historique, les divergences croissantes entre l’Iran et les Etats-Unis ont semé le doute sur la formulation de l’accord final. Deux rapports présentant les résultats de l’accord de Lausanne, l’un provenant de Téhéran et l’autre de Washington, ainsi qu’un discours prononcé par le Guide suprême iranien, viennent ternir le succès de l’accord.
Le document iranien, intitulé « Récapitulatif des solutions retenues en vue de l’établissement d’un plan d’action conjoint et global », a été rédigé en perse par le ministère iranien des Affaires étrangères et publié de façon informelle et dans les médias iraniens. Le document américain, « Paramètres pour un plan d’action conjoint et global concernant le programme nucléaire de la République islamique d’Iran » a été publié sur le site internet du département d’Etat américain.
S’il existe des divergences sur la plupart des questions clés, notamment la recherche et le développement, l’enrichissement de l’uranium et le réacteur d’Arak, c’est principalement la position américaine sur les paramètres liés à l’inspection et aux sanctions, préalablement établis d’un commun accord à Lausanne, qui a suscité une réaction négative de l’Iran.
Interdire l’accès de l’AIEA aux sites militaires
Concernant la question « des inspections et de la transparence », le rapport américain affirme que « l’Iran sera tenu d’autoriser l’AIEA à accéder aux sites suspects en vue de les contrôler […] sur tout le territoire ». Cette clause permettrait aux inspecteurs d’avoir accès aux bases et aux installations militaires de l’Iran, notamment aux usines de fabrication de missiles à travers le pays.
L’Iran considère l’ambiguïté relative à ses capacités militaires comme un moyen de dissuasion majeur et ne saurait accepter un compromis permettant de révéler ses programmes secrets.
Dans son discours du 9 avril, le Guide suprême de l’Iran exprimait son opposition farouche à cette disposition. « Ils n’ont absolument aucun droit de pénétrer dans les zones de sécurité et de défense du pays en faisant valoir leur droit de contrôle. Cela ne doit arriver en aucun cas. Les responsables militaires du pays ne sont en aucun cas autorisés à laisser des étrangers pénétrer dans les zones de sécurité et de défense du pays sous prétexte d’exercer un droit de contrôle, de mener des enquêtes, quelle que soit l’excuse avancée », a-t-il déclaré.
Quant aux sanctions, le rapport américain affirme que « les sanctions seront levées si l’Iran peut prouver qu’il respecte ses engagements » et que « les sanctions relatives au nucléaire qui ont été imposées par les Etats-Unis et l’Union européenne seront suspendues une fois que l’AIEA aura vérifié que l’Iran a franchi toutes les étapes clés en matière de nucléaire [mis en italique par l’auteur]. »
Lors de cette allocution, l’ayatollah Ali Khamenei a également souligné que : « Les sanctions doivent être totalement levées le jour où l’accord final est conclu. Il le faut absolument. Si la levée des sanctions devait encore dépendre de modalités supplémentaires » — notamment si l’AIEA devait approuver que l’Iran a pris les dispositions nécessaires — « quel était l’intérêt de négocier avec eux au départ ? […] L’objectif [des négociations] était d’obtenir la levée des sanctions [mis en italique par l’auteur]. »
Assouplissement des sanctions
Toutefois, cette position est contradictoire avec la déclaration conjointe, qui spécifie : « L’UE mettra un terme à la poursuite de toutes les sanctions économiques et financières en matière de nucléaire et les Etats-Unis cesseront l’application de toutes les sanctions économiques et financières secondaires liées au nucléaire, dès que les principaux engagements en matière de nucléaire seront mis en œuvre par l’Iran après vérification de l’IAEA [mis en italique par l’auteur]. »
Cependant, chacun sait que le Président des Etats-Unis a le pouvoir de « lever » les sanctions uniquement après approbation par le Congrès américain, et que ce dernier est en mesure de les abolir et de les supprimer de manière définitive. Etant donné que le Congrès à majorité républicaine conserve une position hostile envers l’Iran, exiger la levée des sanctions n’est pas réaliste.
Dans un long entretien publié en 2012 sous la forme d’un ouvrage de 360 pages rédigé en farsi et intitulé Mr. Ambassador (« Monsieur l’ambassadeur »), Javad Zarif rapporte que lors d’une rencontre en 2002, juste avant son départ pour New York dans le cadre de sa mission en qualité de nouvel ambassadeur d’Iran auprès des Nations unies, l’ayatollah Ali Khamenei lui confia : « S’il vous arrivait d’avoir la conviction que votre opinion est à l’opposé de la mienne, il est de votre devoir d’exprimer votre propre opinion. Ne vous autocensurez pas ». Et d’ajouter : « il a même souligné que cela était mon devoir religieux. Grace à Dieu, j’ai toujours agi ainsi. »
En toute logique, Javad Zarif — l’un des principaux experts des relations internationales iraniens qui a vécu aux Etats-Unis pendant presque trente ans où il a étudié la science politique et représenté son pays dans diverses fonctions — a certainement dû informer l’ayatollah Ali Khamenei que les négociateurs américains n’avaient pas la possibilité de lever les sanctions. Si l’hypothèse est fondée, on peut en conclure que la position adoptée par l’ayatollah Ali Khamenei serait une tactique pour se positionner par rapport au rapport américain. Cette stratégie rééquilibrerait la position de l’Iran dans les négociations à venir qui promettent d’être intenses et qui doivent se solder par l’adoption d’un accord complet avant l’échéance du 30 juin.
Ali Khamenei : « je ne suis ni pour ni contre »
Dans l’allocution d’Ali Khamenei, le passage sur l’issue des pourparlers de Lausanne a reçu un écho retentissant à l’échelle planétaire. Dans cet extrait, il constate que « certains se sont interrogés et s’interrogent encore : ‘’Pourquoi n’a-t-il pas pris position sur la question du nucléaire ?’’ […] Quelle position fallait-il que j’adopte ? S’ils me demandent si je suis pour ou contre l’accord initial, je réponds que je ne suis ni pour ni contre car rien de concret n’a encore vu le jour. Rien n’a été accompli jusqu’à présent. »
Cette position est en contradiction avec la déclaration commune du 2 avril, dont la version en farsi a été prononcée par Javad Zarif. On peut y lire : « Aujourd’hui, nous avons franchi une étape déterminante : nous avons mis en œuvre des solutions pour établir les paramètres clés d’un plan d’action conjoint et global [JCPOA]. […] C’est une décision essentielle qui jette les fondements d’un accord de départ en vue du texte final des JCPOA [mis en italique par l’auteur]. »
La question est donc de savoir pourquoi le dirigeant iranien a affiché cette position malgré la déclaration conjointe qui stipulait clairement que les deux parties étaient parvenues à un accord.
En réalité, si Ali Khamenei avait pris position contre l’issue des négociations de Lausanne, M. Zarif et les membres de la coalition iranienne auraient perdu toute crédibilité, ce qui aurait sérieusement ébranlé l’autorité des négociateurs iraniens lors du prochain cycle de négociations.
Si, au contraire, le Guide suprême de l’Iran avait formulé une réponse plus à propos, en félicitant l’équipe de négociateurs iraniens d’avoir conduit ces pourparlers avec succès, comme l’ont fait plusieurs représentants militaires et civils de haut rang en Iran, on aurait pu voir dans cette prise de position qu’Ali Khamenei approuvait les informations contenues dans le rapport américain, avec le risque de réduire le pouvoir de négociation de l’Iran.
Par conséquent, dans ces circonstances, alors que nous entrons dans la dernière ligne droite du marathon des négociations sur le nucléaire, la meilleure position à adopter, pour celui à qui il revient de prendre la décision finale dans le pays, était de n’être « ni pour, ni contre » les pourparlers de Lausanne.
- Shahir ShahidSaless est un analyste politique et journaliste indépendant. Il publie principalement des articles sur la politique intérieure et les affaires étrangères en Iran. Il est également le co-auteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace, publié en mai 2014.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : l’ayatollah Ali Khamenei en septembre 2014 (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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