Pourquoi Sissi doit partir
Le défunt président égyptien, Gamal Abdel Nasser, avait une confiance en lui dominatrice qui frisait l’arrogance. Nasser ne pensait pas seulement qu’il avait le droit de présider la République d’Égypte, mais qu’il était destiné à diriger le monde arabe tout entier. Son successeur, Anouar el-Sadate, n’était pas moins confiant.
Il était encore plus rusé et avait une meilleure compréhension des Égyptiens. Sadate fut contraint de rester dans l’ombre pendant la présidence charismatique de Nasser – ainsi, dès qu’il devint président et réussit à se débarrasser de ses rivaux, son instinct pharaonique, réprimé pendant si longtemps, a resurgi de la manière la plus excessive. Tous ses actes prouvent qu’il se prenait pour une divinité égyptienne.
Sentiment chronique d’infériorité
Hosni Moubarak était légèrement différent. Il s’est vite rendu compte que les mérites qui lui avaient valu la présidence n’étaient pas suffisants et qu’il devrait travailler dur et de manière équilibrée pour obtenir un soutien adéquat à son mandat. Mandat qu’il a d’ailleurs entamé en faisant des appels du pied aux opposants au régime, déployant des efforts considérables pour mettre fin à l’isolement régional du pays et le délivrer de ses crises économiques successives.
Ce n’est que des années plus tard, en devenant progressivement obnubilé par le pouvoir, qu’il devint encore plus corrompu et despotique.
Sissi, en revanche, n’a aucun des attributs qui ont valu la présidence à ses prédécesseurs. Son langage et son comportement attestent des capacités extrêmement réduites d’un officier de l’armée, qui émergea en un temps de déclin militaire de l’Égypte, sans pouvoir se targuer de la moindre compétence politique digne de ce nom.
Il ne fait aucun doute que si Sissi parvenait à garder la présidence, il n’hésiterait pas à modifier la Constitution pour lui permettre de gouverner à vie
Rien ne donne à croire que Sissi a beaucoup confiance en lui. Au contraire, la manière dont il traite ceux qui travaillent pour lui, ou ses collègues et rivaux potentiels, suggère un complexe chronique d’infériorité et la prise de conscience qu’il doit sa présidence à une usurpation, une tromperie et une intrigue plutôt qu’au droit ou à ses propres performances.
C’est ce qui rend extrêmement spéciales les prochaines élections présidentielles égyptiennes.
Crise de légitimité
Dès le début de son règne, Nasser affronta l’opposition populaire d'une manière non dépourvue d’intrigue et d’autoritarisme. Il ne répandit toutefois pas le sang outre mesure et trouva moyen de se justifier par un soupçon de légalité.
Lorsqu’un mouvement populaire éclata, au lendemain de la défaite de 1967, le légendaire président n’affronta pas le public en répandant le sang et la dévastation, mais en battant en retraite calculée qui aboutit à la déclaration de mars 1968, dans laquelle Nasser révisa sa propre vision des politiques de l’État.
L’attitude de Sadate envers ses adversaires ne fut guère différente. En fait, Sadate mit fin à l’usage de la torture, pratique courante dans les services de sécurité égyptiens depuis l’ère monarchique, et autorisa un certain degré de pluralisme politique ainsi qu’une certaine ouverture.
Lorsqu’il fut confronté aux émeutes du pain en 1977, Sadate hésita à envoyer l’armée dans la rue et révisa en hâte ses politiques économiques. Sissi, en revanche, a adopté une approche complètement différente dès les premiers jours de son coup d’État en juillet 2013.
Tous les dirigeants qui souffrent d’une crise de légitimité trouvent extrêmement difficile de coexister avec des adversaires et des rivaux. Cependant, chez Sissi, la peur de l’autre prend des proportions pathogènes, brutales, qui relèvent de la folie
Ce putschiste militaire n’a pas hésité à verser le sang de milliers d’Égyptiens dans les incidents au Republican Guards Club et lors du sit-in de Rabaa. Sous l’empire de son complexe d’infériorité et de la peur, Sissi a donné carte blanche à ses dispositifs sécuritaires pour poursuivre, détenir et torturer des dizaines de milliers d'opposants, et opté pour une politique d’assassinats extrajudiciaires.
Jamais, dans son histoire, l’Égypte ne connut une telle répression, et elle ne fut jamais témoin d’effusions de sang semblables à celles perpétrées par le régime de Sissi. Depuis que le pays a été accablé pour la première fois par l’odeur du sang, quelques jours seulement après son coup d'État, Sissi n’a manifesté aucune volonté, ni désir, d’y mettre fin.
Une scission significative
Tous les dirigeants qui souffrent d’une crise de légitimité trouvent extrêmement difficile de coexister avec des adversaires et des rivaux. Cependant, chez Sissi, la peur de l’autre prend des proportions pathogènes, brutales, qui relèvent de la folie.
Il y a peu de temps, après s’être débarrassé de tous ses acolytes putschistes au Conseil militaire, il a fait tomber son propre beau-frère de son poste de chef d’état-major interarmées – et d’une manière plutôt humiliante, d’ailleurs – sur le simple soupçon d’avoir montré une certaine indépendance lors d’une visite aux États-Unis.
Ahmed Chafik, l’ancien candidat aux élections présidentielles, ne représentait pas non plus une menace réelle pour Sissi. Après tout, au cours des quatre dernières années, Sissi a réussi à renforcer son emprise sur le pouvoir en prenant le contrôle total de toutes les institutions de l’État (parlement, armée et gouvernement).
Une seule de ces institutions suffira à garantir au président le résultat électoral qu’il souhaite. Au contraire, Chafik, ancien militaire vieillissant, ne bénéficie d’aucun appui partisan tangible ni d’une base populaire sérieuse. Ce que l’épisode de Chafik a révélé, c’est que Sissi, douloureusement conscient de sa faiblesse, ne souffre pas le moindre soupçon de concurrence électorale.
C’est ce qui l’a poussé à recourir à tous les moyens et méthodes, légaux et illégaux, pour exclure Chafik de la course.
Aujourd’hui, les partisans d’un contrôle militaire rationnel estiment que l’ancien chef d’état-major, Sami Hafez Annan, serait un candidat approprié pour prendre part à la bataille électorale, dans l’espoir de débarrasser le pays du funeste régime dirigé par Sissi. Pourtant, personne ne devrait se bercer d’illusions : le passage d’Annan à l’élection présidentielle ne sera en rien plus facile que celle de Chafik.
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Ce qui est certain, c’est que Sissi, en dépit de la crédibilité du défi lancé par Annan, fera de son mieux pour le sortir de l’arène électorale. Pour cette raison, Annan aura besoin d’autre chose que son parcours professionnel pour empêcher Sissi de le pousser vers le même destin que Chafik.
Seule une scission significative au sein de l’État égyptien pourrait assurer la candidature d’Annan.
Cela ne signifie pas aucunement que l’on doive s’illusionner quant aux vertus démocratiques de Chafik ou d’Annan. Tout comme Sissi, ils se sont tous les deux faits dans l’armée. Tous deux estiment qu’incontestablement l’armée a le droit d’être aux manettes.
Pourtant, leurs tentatives de participer à la course électorale témoignent clairement des préoccupations croissantes que suscite Sissi dans certains cercles de l’élite au pouvoir, car pays et armée le traînent comme un lourd boulet.
Il ne fait aucun doute que si Sissi parvenait à garder la présidence, il n’hésiterait pas à modifier la Constitution pour lui permettre de gouverner à vie. Si d’aventure il est renversé, son retrait du pouvoir se paiera au prix fort.
Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi assiste à une cérémonie militaire à Paris (AFP)
Traduction de l’anglais (original) de Dominique Macabies.
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