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S’éloigner de l’apartheid pourrait guérir Israël, et non le détruire 

Les Israéliens sont conditionnés à concevoir le peuple palestinien dans des termes inhumains. Mais le changement est possible, sous l’impulsion de la pression internationale
Un drapeau israélien flotte devant la vieille ville de Jérusalem en 2017 (AFP)

Les gens ont tendance à percevoir la domination d’Israël sur les Palestiniens principalement du point de vue gouvernemental et militaire. Les images de soldats, de législateurs xénophobes à la Knesset et de politiciens de droite dictent cette perception. 

Mais en réalité, l’oppression systématique des Palestiniens de la mer Méditerranée au Jourdain est un projet de colonisation basé sur la mobilisation quotidienne des citoyens juifs. De la vie de famille au système éducatif, en passant par la conscription, les médias et la culture populaire, les Israéliens s’engagent par défaut à l’assujettissement des Palestiniens. 

Non seulement idéologiquement, mais aussi émotionnellement, les Israéliens sont conditionnés à concevoir le peuple palestinien de manière inhumaine. C’est là l’arme secrète d’Israël – pas l’arme nucléaire.

Objectifs sionistes

D’aucuns peuvent se demander si cette culture politique a tout simplement été déviée de sa moralité à un moment donné, ou si – fait plus inquiétant – elle est le résultat d’un projet national mal conçu dès le début. Bien que je me rallie à cette dernière interprétation, l’objet est ailleurs. 

L’incarnation massive des objectifs pratiques sionistes par l’immense majorité des Israéliens dans leurs activités quotidiennes ne laisse aucune place à la spéculation ; l’action importante, bien que marginale, des Israéliens progressistes ne peut véritablement amener de changement.

On s’engage dans l’action progressiste car il peut encore y avoir de petites victoires qui pourraient profiter aux opprimés, et peut-être à cause du sens de la dignité qui l’accompagne. Les Israéliens progressistes manifestent de telles valeurs, mais dans l’ensemble, ils ne disposent ni du nombre ni de l’élan nécessaires pour changer réellement leur société.

De la vie de famille au système éducatif, en passant par la conscription, les médias et la culture populaire, les Israéliens s’engagent par défaut à l’assujettissement des Palestiniens

La prise de conscience que le changement depuis l’intérieur n’est qu’un vœu pieux devrait pousser l’esprit rationnel à soutenir l’alternative : le changement initié de l’extérieur.

Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas soutenir les activités des Israéliens progressistes, mais plutôt qu’il est nécessaire de contextualiser leur action, de manière à en comprendre la valeur et l’impact limité. 

Une pression extérieure, par le biais d’une action non violente, voilà tout l’objet du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Ce type de pression internationale a fonctionné pour l’apartheid en Afrique du Sud et fonctionne en Israël. Sinon, pourquoi le gouvernement israélien investirait-il tant de temps et d’argent pour le combattre ? 

Israël affirme que le véritable objectif du mouvement BDS est de détruire Israël – une revendication qui a fait écho chez de nombreuses personnes bien intentionnées à travers le monde. C’est une image puissante, et Israël l’exploite. Mais cette idée repose sur l’hypothèse que la société israélienne est fragile, en crise constante et au bord du gouffre de l’éradication. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. 

Relations commerciales

En 2019, Israël figurait au 17erang du Global Firepower index, qui classe les pays en fonction de leurs capacités militaires, un exploit extraordinaire pour un pays aussi petit.

Cependant, la force d’Israël ne repose pas seulement sur sa puissance militaire, mais aussi sur son économie stable et en croissance. Selon Trading Economics, la croissance moyenne du PIB israélien a été supérieure à 4 % ces deux dernières décennies, avec des taux d’inflation bas et un taux de chômage inférieur à 4 % actuellement. 

Le pays entretient un vaste réseau de relations commerciales et industrielles à travers le monde, principalement basé sur les communications, les technologies de l’information et le secteur de la sécurité. Une grande partie de ces points forts provient des ressources volées aux Palestiniens – principalement, mais pas seulement, des terres – sur lesquelles Israël s’est reposé au cours de ses années de formation, à partir de 1948. 

Salman Abu-Sitta, intellectuel palestinien de renom, a révélé dans ses recherches : « Les champs, vergers, vignobles, maisons, magasins, usines et entreprises palestiniens abandonnés ont abrité nombre des 684 000 immigrants juifs qui se sont installés dans le pays, de […] 1948 à […] 1951 et leur a fourni un emploi et une subsistance économique. »

Des shekels israéliens marqués avec des autocollants « Free Palestine » en 2011 (AFP)
Des shekels israéliens marqués avec des autocollants « Free Palestine » en 2011 (AFP)

En 1958, l’intellectuel juif américain Don Peretz écrivait que « les propriétés [palestiniennes] abandonnées étaient l’une des plus grandes contributions pour faire d’Israël un État viable ». À l’évidence, le pouvoir économique d’Israël découle également de l’extraction continue des ressources de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem-Est colonisées en 1967.

Sur la scène internationale, Israël est inconditionnellement soutenu par les États-Unis, alors que l’Europe rejette les appels publics à interdire les biens israéliens produits en Cisjordanie. Israël bénéficie également du financement et du soutien politique de puissantes communautés juives à l’étranger, notamment des dirigeants juifs américains, qui ont une influence considérable sur la politique américaine. 

Si l’espace culturel d’Israël est asphyxié par un récit de haine et de fausse peur, il est néanmoins bien armé pour faire face à un processus de transformation structurelle

Sur le plan social, les Israéliens ne sont pas facilement effrayés par les défis. En outre, Israël n’a pas de Constitution formelle susceptible de faire obstacle aux changements politiques et, sans exagérer sa contribution à un programme de défense des droits civils, la Cour suprême israélienne a montré qu’elle pouvait encore s’adapter et contribuer à des changements structurels.

En d’autres termes, bien que la Cour suprême n’ait encore jamais statué pour les Palestiniens, elle a déjà pris des décisions en faveur des droits de l’homme et des droits civils des Israéliens. Cela pourrait signifier que la cour ne constituerait pas nécessairement une barrière dans un processus de changement interne de la société juive.

Transformation structurelle

Si l’espace culturel d’Israël est asphyxié par un récit de haine et de fausse peur, il est néanmoins bien armé pour faire face à un processus de transformation structurelle. Ses institutions politiques ne sont pas inflexibles et le changement en leur sein dépend principalement d’une volonté politique. 

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Économiquement, un changement impliquerait une redistribution entre Israéliens et Palestiniens, mais certainement pas le chaos. Je n’ai aucune illusion sur le fait qu’un processus de décolonisation entraînant la renonciation à des privilèges ne serait pas facile, mais l’infrastructure sociale et économique d’Israël ne s’effondrerait pas dans ce processus, sous l’impulsion de la pression internationale. 

Quel que soit le modèle politique retenu (et je pense personnellement que l’objectif ultime serait un État démocratique pour tous), et quel que soit le nom de la nouvelle entité, il bénéficierait d’un large soutien international si ce changement était fondé sur la justice et sur le principe simple d’« une personne, une voix ». 

Dans le processus de guérison, les Israéliens pourraient laisser derrière eux la formation sociale qui les transforme en oppresseurs quotidiens.

L’identité juive peut également être sauvée des ténèbres dans lesquelles le sionisme l’a plongée – comme le montre l’image d’un Premier ministre israélien approuvant des partis politiques européens néo-nazis. En effet, le changement pourrait guérir, au lieu de détruire, Israël.        

- Marcelo Svirsky est maître de conférences à la School for Humanities and Social Inquiry de l’Université de Wollongong en Australie. Il étudie les sociétés colons-colonisés, en particulier Israël et la Palestine, et se concentre sur les questions de transformation sociale et de décolonisation. Il a publié plusieurs articles dans les revues Cultural Politics, Subjectivity, Intercultural Education, Deleuze Studies et Settler Colonial Studies entre autres, ainsi que divers livres et ouvrages collectifs : Deleuze and Political Activism (Edinburgh University Press, 2010) ; Arab-Jewish Activism in Israel-Palestine (Ashgate, 2012) ; Agamben and Colonialism avec Simone Bignall (Edinburgh University Press, 2012) ; Collaborative Struggles in Australia and Israel-Palestine (2014) ; After Israel: Towards Cultural Transformation (Zed Books, 2014), et il a récemment co-écrit avec Ronnen Ben-Arie From Shared Life to Co-Resistance in Historic Palestine (Rowman and Littlefield International, 2017).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Marcelo Svirsky is a Senior Lecturer at the School for Humanities and Social Inquiry, University of Wollongong, Australia. He researches settler-colonial societies particularly Israel-Palestine, and focuses on questions of social transformation and decolonisation. He has published various books, and has recently co-authored with Ronnen Ben-Arie "From Shared Life to Co-Resistance in Historic Palestine" (Rowman and Littlefield International, 2017)
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