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Sissi déclare la guerre aux ONG égyptiennes

Dans un contexte où les contre-pouvoirs face au gouvernement égyptien s’avèrent plus indispensables que jamais, l’État donne beaucoup de fil à retordre aux défenseurs des droits de l’homme

Quand Giulio Regeni – chercheur de Cambridge qui étudiait les syndicats ouvriers égyptiens – a été retrouvé sur le bas-côté d’une route déserte à la périphérie du Caire en février 2016, son corps portait toutes les marques des techniques de torture familières à l’appareil de sécurité.

Quant à Khaled Shalabycensé avoir été interrogé sur son rôle dans la torture et le décès de Regeni, et qui reste un personnage controversé pour des soupçons d’implication dans la mort du chercheur – il a, un an plus tard, été promu Directeur de la sécurité pour le Gouvernorat de Fayoum.

Il devient pratiquement impossible de s’opposer à un dictateur quand votre organisation en est réduite à lutter, littéralement, pour conserver son existence même

Bienvenue en Égypte, où la police d’État reçoit des récompenses à tour de bras pendant que sont pénalisées les organisations chargées de la surveillance des abus qu’elle commet systématiquement.

Nous en sommes à un point où les contre-pouvoirs n’ont jamais été aussi indispensables ; or, si une guerre a été déclarée, ce n’est pas contre les criminels, mais contre les ONG.

Manifestation devant le Parlement italien à Rome, le 25 janvier 2017, jour anniversaire de la disparition de Giulio Regeni (AFP)

Avec la même constance que le soleil torride du Sahara, les gouvernements égyptiens consécutifs ont cherché à saper les efforts des ONG égyptiennes en faveur de la démocratie et des droits de l’homme.

Pendant que l’un des camps recourt à des lois taillées sur mesure pour réduire l’autre à l’impuissance – sans se priver d’une bonne dose de malversations – l’autre rassemble des preuves sur ces agressions, en informe le public et porte secours aux victimes.

La société civile : une menace

Il y a pléthore de littérature académique pour expliquer comment la société civile pourrait devenir  une échelle sociopolitique pour atteindre un paradigme plus démocratique. Les travailleurs des ONG le savent mais, comme on peut s’y attendre, les souverains les plus draconiens aussi.

Avec Moubarak au pouvoir, un simulacre de démocratie a été entretenu à grand renfort de « puissance douce » et des lignes rouges non-écrites. C’est avec ce genre de ruses que Moubarak a régné pendant trois décennies.

Sous Moubarak, les ONG n’avaient pas la vie facile mais, au moins, le jeu de chat-et-la-souris entre gouvernant et organisations laissait aux ONG une certaine marge de manœuvre et permettait à Moubarak de faire mine de prendre des mesures démocratiques.

Les ONG sont actuellement mises à mal par un régime qui veut une populace non éduquée, une opposition derrière les barreaux et une société civile réduite au silence

Sissi, au contraire, démontre autant de subtilité qu’un invité venu en costume rouge à une réception « cravate noir exigée ». Ses bouffonneries s’inscrivent résolument dans une tradition antirévolutionnaire qui remonte à 2012, année où le gouvernement égyptien a fait monter la pression contre les ONG.

Il y a cinq ans ce mois-ci, un tribunal correctionnel du Caire a lancé des procédures contre 43 travailleurs d’ONG, dont 19 citoyens américains. « C’est une affaire énorme… qui implique des centaines de personnes », déclarait le juge à l’époque

Les charges étaient pénales plutôt que politiques. Les ONG, argumentait le juge, avaient négligé de régler leurs impôts et leurs employés étaient entrés en Égypte avec un visa touristique – suite au refus du gouvernement de les accréditer.

Cette enquête résonna comme un message politique retentissant, émis par Faysa Abou El Naga, un ancien de Moubarak, que les régimes successifs avaient fait intervenir chaque fois qu’ils voulaient signaler : « circulez, il n’y a rien à voir ». Que veut-il faire comprendre aux travailleurs des ONG – tant nationales qu’étrangères ? « On va s’occuper de vous ».

La plupart des prévenus, dont la majorité jugés par contumace, ont finalement été condamnés à des peines de cinq ans de prison et à la fermeture de leurs ONG en Égypte.

Cette affaire a marqué un tournant dans les relations entre Égypte, Amérique et Europe. Un an plus tard, un journaliste américain a décrit subtilement comment l’hégémonie américaine dans la région était tombée « en chute libre » et que la capacité américaine à façonner les événements avait entamé une « spirale mortelle ».

Une relation gagnant-gagnant qui ne donne que des perdants

Depuis la loi de 2012, Sissi menace toute personne ou organisation luttant en faveur des droits des citoyens. Ces attaques – allant de l’emprisonnement au gel d’actifs, en passant par la fermeture des locaux des ONG, sans oublier des lois de plus en plus défavorables à leur encontre – se comprennent de la part d’un autocrate ; mais elles exposent aussi l’immonde partie cachée de la machine répressive.

Prenons l’exemple d’Aya Hijazy. Après la révolution, cette égypto-américaine de 29 ans est rentrée avec son mari en Égypte ; elle était animée de l’espoir d’aider les enfants des rues de ce pays, souvent oubliés, et c’est pourquoi elle avait monté la fondation Belady.

Depuis la loi de 2012, Sissi menace toute personne ou organisation luttant en faveur des droits des citoyens

On aurait pu y voir une proposition mutuellement avantageuse pour ce gouvernement désargenté à qui manque la persistance politique nécessaire à faire aboutir un projet de la qualité de celui d’Aya Hijazy. Or, le régime égyptien préfère se tirer une balle dans le pied plutôt que perdre la face ; et il est dans un tel état d’esprit qu’il craint de voir la réussite d’Aya dévoiler surtout les défaillances du gouvernement.

« Rapido presto » : Aya et son mari ont été envoyés en prison au motif d’abus sur ces mêmes enfants qu’elle était venue secourir ; ce n’est là qu’un des innombrables cas qui prouvent que les sphères du pouvoir (pour reprendre un proverbe égyptien) refusent de « faire du bien au peuple et interdira à quiconque de le faire à sa place ».

Quand le nouvellement élu vice-président, Mike Pence, a rencontré en décembre le ministre des Affaires étrangères égyptien, Sameh Shoukri, le cas d’Aya et de son mari n’a pas été « particulièrement évoqué », selon Shoukri.

Ennemis de l’État

Pourtant, il arrive un moment où le gouvernement passe de la simple bêtise à un niveau d’incomparable imbécillité : quand il s’oppose systématiquement aux ONG en faveur des droits de l’homme.

Dans un pays où la torture est aussi courante en politique que les fèves de son alimentation, une ONG comme le Centre Nadeem pour la Réhabilitation de Victimes de Violence est d’une importance primordiale. Or, voilà qu’on traite Nadeem, entre autres, comme un ennemi à la solde de l’étranger.

Évidemment, comment s’en étonner dans un État policier comme l’Égypte, convaincu que la fin justifie les moyens ? Cependant, sous la férule de Sissi, cette tactique est passée de la limitation des dégâts à l’éviscération systématique.

Le 9 février, la police a bouclé le centre, en activité depuis 24 ans – après deux tentatives antérieures de fermeture – au motif que l’ONG violait les conditions de sa licence ; les fonctionnaires de Nadeem tiennent pourtant à le réaffirmer : aucun règlement n’a été violé.

Manifestations de février 2013 contre les violences sexuelles faites aux femmes en Égypte (AFP)

C’est ainsi qu’en dépit d’une augmentation systématique des cas de torture au cours des deux ans et demi passés, Nadeem est désormais privée des esprits brillants qui offraient leurs conseils aux victimes de torture et de viol et dressaient un contre-pouvoir face à une classe dirigeante autoritaire. Le gouvernement veut s’assurer qu’il devienne quasiment impossible de rassembler des preuves pour réprimer ces délits.

Quoi qu’il en soit – comme l’a posté sur Facebook, après la fermeture, l’une des co-fondatrices de Nadeem, Aida Seif el-Dawla, dont le nom de famille, paradoxalement, signifie « épée de l’État » –, « Nadeem est une idée et les idées ne meurent jamais ».

'Détourné'

Pour donner un cadre légal à sa guerre, le gouvernement compte sur le président du parlement égyptien, Ali Abdel Aal, célèbre pour ses amnésies du mot « non » chaque fois que Sissi claque des doigts.

D’après Aal, tous les parlementaires « sont résolument unis » en faveur de la nouvelle loi contre les ONG, votée en fin d’année dernière.

Les clauses juridiques de la loi sur les ONG ont été intentionnellement conçues pour faire planer le plus grand flou, afin de rendre potentiellement passibles de poursuites les activités les plus anodines au quotidien

Les clauses juridiques de la loi sur les ONG ont été intentionnellement conçues pour faire planer le plus grand flou, afin de rendre potentiellement passibles de poursuites les activités les plus anodines au quotidien, au motif de « déstabilisation de l’unité nationale et de la sécurité nationale ».

La nouvelle loi ne se contente pas de limiter la capacité des ONG à fonctionner correctement ; elle pointe aussi un doigt accusateur contre toute ONG commettant « l’infamie » d’accepter un financement étranger, suggérant en maintes occasions que ces organisations se sont rendues coupables de trahison.

Toutes les ONG, même celles qui soutiennent le régime, ont pâti de cette nouvelle loi. Peu de temps après le vote, le célèbre acteur égyptien, Mohamed Sobhy – fondateur d’une organisation d’aide au développement des zones du pays actuellement occupées par des bidonvilles –, a affirmé que le travail des ONG avait été « détourné ».

Fermeture des bibliothèques

Pour que puisse prospérer l’autoritarisme, l’ignorance est prioritaire. Il n’est donc pas surprenant de constater que les livres sont, eux aussi, dans le collimateur.

Gamal Eid, avocat de défense des droits de l’homme et fondateur du Réseau Arabe pour l’Information sur les Droits de l’Homme (ANHRI) a, en avril dernier, écrit pour le New York Times que, si le gouvernement s’acharnait contre lui c’était surtout pour son rôle dans la fondation d’ANHRI.

Il a indiqué qu’il était accusé d’avoir attenté à la réputation de l’État, fondé une organisation illégale et bénéficié de financements étrangers destinés à soutenir le terrorisme – accusations toutes niées par l’intéressé.

Pendant l’audience d’un tribunal du Caire le 17 septembre 2016, Aida Seif El-Dawla (la plus à gauche) regarde en direction de Gamal Eid et Hossam Bahgat (les plus à droite) (MEE/Mohamed ElRaai)

En dépit de ses dénégations, ses actifs et ceux d’ANHRI ont été gelés en septembre – ainsi que ceux de 40 autres personnalités et organisations, dont le célèbre activiste en faveur des droits de l’homme Hossam Baghat.

Pour alourdir la peine de Gamal Eid, le gouvernement s’est attaqué à un projet de bibliothèque locale dont il avait eu l’initiative et dont voici le concept : il serait fait appel aux dons de livres à destination des enfants défavorisés, particulièrement dans les gouvernorats autour du Caire, et les bibliothèques seraient gérées par des bénévoles.

Ces quelques personnes ne sont que la partie émergée d’un iceberg composé des nombreux défenseurs égyptiens des droits de l’homme les plus connus, frappés d’interdiction de voyager et de gel de leurs actifs

Devant l’ampleur que prenait le procès, le gouvernement a systématiquement fermé les bibliothèques, l’une après l’autre, sans la moindre justification officielle.

Voilà des procès qui ne tombent pas par hasard sur n’importe qui. Des personnalités aussi connues que Bahaa El Din Hassan de l’Institut pour l’Étude des Droits Humains (CIHRS) ; Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les Droits et les Libertés (ECRF) ; Azza Soleiman, présidente du comité directeur de la Fondation Égyptienne sur les Questions Féministes (EWF) et Monz Hassan, fondateur et directeur exécutif de Nazra pour les Études Féministes, ne sont que la partie émergée d’un iceberg composé des nombreux défenseurs les plus connus des droits de l’homme en Égypte, frappés d’interdiction de voyager et de gel de leurs actifs.

Qu’elles défendent les droits des femmes – comme celles soutenues par Soleiman et Mozn – ou les droits humains – comme celle d’Hassan et Lotfy –, les ONG sont mises à mal par un régime qui souhaite une populace sans éducation, une opposition derrière les barreaux et une société civile bâillonnée.

Après tout, il devient pratiquement impossible de s’opposer à un dictateur quand on en est réduit à lutter pour l’existence même de l’organisation.

L’activité à plus haut risque en Égypte

Ce bras de fer avec les ONG cristallise, mieux que tout autre terrain politique, la lutte entre l’éthique révolutionnaire du 25 janvier et la contre-révolution qu’elle a suscitée.

Alors que Moubarak, en fin stratège, avait presque exclusivement recours à une seule loi – le décret 84 de 2002 conférant au gouvernement « tout pouvoir sur toutes les ONG officiellement répertoriées en Égypte » – Sissi préfère une approche qu’on peut définir ainsi : celle du « coup de poing en pleine figure ».

« Quand on part au travail et qu’on a reçu une convocation de la Sécurité de l’État, on n’est jamais sûr de rentrer un jour chez soi », m’a dit une source membre d’une ONG

L’État dispose d’un chèque en blanc signé par son dirigeant, et il n’a de cesse de « réduire au silence ou soumettre la société civile toute entière ». Qu’on soit activiste ou qu’on prenne une quelconque initiative, artistique ou politique, personne n’y échappe. Même les cafés sont dans le collimateur.

Ceux qui s’activent au sein des ONG – champ miné dans un pays comme l’Égypte – ont pleine conscience des enjeux ; et qu’on ne compte pas sur eux pour se défiler.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : les ONG n’ont jamais été soumises à des attaques aussi persistantes ; l’objectif consiste, par le biais de la démoralisation, l’affaiblissement et la paralysie de ces organisations, à modifier radicalement le cadre des interactions entre régime, ONG et citoyens.

Le jour anniversaire des soulèvements populaires de janvier 2016 en Égypte, les forces spéciales de la police patrouillent le Caire, afin de couper court à tout mouvement éventuel de contestation contre le gouvernement de Sissi (AFP)

Si la campagne délétère de Sissi a effectivement causé un grave préjudice aux efforts des ONG, le dévouement de leurs militants et des acteurs de base en faveur des droits de l’homme reste intact, renforcé, même, par l’expérience et ils sont animés d’un enthousiasme à toute épreuve : le gouvernement n’est pas près de l’emporter.

De larges pans de l’opinion publique égyptienne soutiennent leur combat, sans lesquels l’opposition serait contrainte de reculer.

Néanmoins, travailler pour une ONG défendant les droits humains fait partie des activités les plus risquées d’Égypte. « Quand on part au travail et qu’on a reçu une convocation de la Sécurité de l’État, on n’est jamais sûr de rentrer un jour chez soi », m’a dit une source au sein des ONG.

« Je n’ai reçu que des menaces de mort : j’ai eu beaucoup de chance… », confiait Bahaa el Din Hasan, devant la Commission de Droits de l’homme de l’ONU réunie à Genève l’an dernier.

Dans cette guerre entre régime et travailleurs des ONG, c’est l’existence même de l’un comme des autres qui est en jeu.

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : malgré les chaînes qui lui lient les mains, un activiste des droits de l’homme égyptien parvient à former de ses doigts le V de la victoire lors d’une manifestation contre la torture dans les stations de police au Caire en 2007 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par [email protected].

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