Sissi, le mort-vivant
« Vous voulez être une nation de premier ordre ? Supporterez-vous que je vous fasse marcher sur vos pieds ? Que je vous réveille à cinq heures du matin tous les jours ? Supporterez-vous des coupes sur la nourriture, les climatiseurs ? [...] Les gens pensent que je suis un homme doux. Sissi, c’est torture et souffrance. »
Ainsi parlait le maréchal dans un enregistrement divulgué d’une conversation qu’il a eue avec un journaliste peu avant de devenir président. Il ne savait pas à l’époque à quel point ses propos allaient être prémonitoires. Le règne d’Abdel Fattah al-Sissi est en effet devenu torture et souffrance pour l’Égypte.
Il a vacillé d’une promesse à une autre, chacune étant une boule de Noël étincelante suspendue au-dessus d’une nation crédule et craintive. La première a été les innombrables milliards que l’Égypte continuerait d’obtenir des États du Golfe qui ont financé son coup d’État militaire. Il s’est vanté auprès de ses conseillers du fait que leur argent était aussi abondant que « du riz », un jugement qui semble aujourd’hui dépassé après l’effondrement du prix du pétrole et la guerre au Yémen. Il a dilapidé jusqu’à 50 milliards de dollars de leur argent, de leurs prêts et de leurs garanties de pétrole.
La deuxième a été la conférence internationale des donateurs de Charm el-Cheikh. Davantage de promesses, mais rien n’a changé.
La troisième a été les mégaprojets d’infrastructure, comme la construction d’une nouvelle capitale à 45 milliards de dollars ou l’ouverture du nouveau canal de Suez. Il y a un an, des responsables de l’État ont promis que le projet de 8 milliards de dollars d’élargissement du canal triplerait les recettes en seulement huit ans. En réalité, le nombre de navires a augmenté de 0,0033 %, selon un décompte.
La quatrième a été le projet de cession de deux îles à l’Arabie saoudite dans l’espoir de renouveler le soutien financier saoudien. Le projet, qui a suscité l’indignation, est bloqué au parlement et dans les tribunaux, ce qui a en retour irrité les Saoudiens.
Frissons au Caire
Aujourd’hui, le salut arrive, nous dit-on, sous la forme d’un prêt de 12 millions de dollars du FMI. Pour le marché des devises de l’Égypte, il s’agit plus d’une assistance respiratoire que d’un prêt. En juillet, les réserves de change sont tombées à leur plus bas niveau en seize mois, a rapporté Bloomberg, et celles-ci ne représentent que l’équivalent de trois mois d’importations. Un prêt gratuit du FMI n’existe pas. L’institution devrait exiger une dévaluation de la livre égyptienne, l’élimination progressive des subventions et l’application de la TVA, des réformes qui font l’objet de beaucoup de discussions mais qui n’ont jamais été mises en œuvre. Les seuls salaires que Sissi a augmentés sont ceux de l’armée, de la police et des juges.
Dans l’État actuel des choses, les dépenses sur les salaires publics, les subventions et le service des dettes représentent 80 % du budget. Cela laisse peu de place à des coupes. La seule option est d’en demander plus à ceux qui ne peuvent se permettre de payer.
La crise du dollar en Égypte – une pénurie de devises permettant de payer les importations – a des conséquences réelles, telles que la pénurie aiguë de lait pour les mères ou l’appel à l’arrêt brutal de l’importation de blé russe, sous le prétexte d’un changement de réglementation des importations interdisant l’ergot de seigle. Bloomberg et The Economist ont tous deux annoncé la fin prochaine de Sissi, plaçant directement sur ses épaules la responsabilité du déclin économique et social de l’Égypte.
« Pour le moment, les discussions sur un nouveau soulèvement ou même un nouveau coup d’État visant à se débarrasser de M. Sissi se sont calmées. Prise par surprise en 2011, la police secrète est encore plus assidue pour débusquer et étouffer la dissidence. Néanmoins, les pressions démographiques, économiques et sociales au cœur de l’Égypte augmentent sans relâche. M. Sissi ne peut assurer une stabilité durable. Le système politique de l’Égypte doit être rouvert. Un bon point de départ serait que M. Sissi annonce qu’il ne se représentera pas aux élections en 2018 », a ainsi développé The Economist.
Cette dernière phrase a suscité des frissons au Caire. Elle a résonné avec le déferlement de critiques à l’échelle nationale venant d’un groupe de rédacteurs en chef qui ont soutenu le coup d’État de 2013. Imad el-Din Hussein, rédacteur en chef du journal Al Shorouq, a contesté l’hypothèse selon laquelle l’économie traversait un « goulot d’étranglement » causé par l’effondrement des recettes issues du tourisme et des investissements étrangers. Il a affirmé que l’Égypte traversait un « long tunnel » et s’est demandé dans quelle mesure la lumière serait brillante au bout de celui-ci.
De tels jugements sont des signaux d’alarme pour Sissi. Et il y en a d’autres. À l’approche de l’Aïd al-Adha, il a été rapporté que le marché avait été inondé de viande d’âne présentée comme de la viande de bœuf ou d’agneau.
Quelles mains étrangères ?
Sissi a riposté contre les fidèles infidèles en accusant une influence étrangère. Une puissance étrangère conspirait contre l’Égypte dans l’intention de déstabiliser l’opinion publique et d’accroître la suspicion au sujet du gouvernement actuel, a rapporté le journal d’État Al-Ahram. Ils avaient parlé à des « sources informées », ce qui signifie généralement les services de renseignement militaires.
La question n’est pas de savoir si Sissi peut continuer de se battre à travers les miasmes du doute qui l’entourent. La vraie question est de savoir combien de temps il lui reste
En août, Al-Ahram a accusé la BBC et CNN de conspirer contre l’Égypte et son industrie du tourisme. Aujourd’hui, des mains étrangères auraient opéré au sein de Bloomberg et de The Economist. Mais lesquelles ? Quelle puissance étrangère pouvait semer la désinformation sur l’Égypte dans The Economist ?
Était-ce Recep Tayyip Erdoğan, que The Economist a accusé d’être un nouveau sultan ? Était-ce les États-Unis, qui ont fourni 6,5 milliards de dollars d’aide militaire au Caire entre 2011 et 2015 ? Était-ce la Grande-Bretagne, qui est le principal pays investisseur étranger en Égypte ? Était-ce la France, qui vient de livrer son second porte-hélicoptères de classe Mistral en Égypte ? Était-ce Vladimir Poutine, que Sissi tente assidûment de courtiser ?
La vérité est que Sissi faillit malgré le soutien financier et militaire écrasant du Golfe et de l’Occident. La confiance en sa qualité de dirigeant est en train d’imploser. Ses armes restantes sont la paranoïa et la peur nationaliste. La question n’est donc pas de savoir si Sissi peut continuer de se battre à travers les miasmes du doute qui l’entourent. La plupart des gens connaissent déjà la réponse à cette question. La vraie question est de savoir combien de temps il lui reste.
Les alternatives à Sissi
Il y a un an, la riposte du roi saoudien Salmane à cela dans ses conversations avec Erdoğan a été de répondre : « Trouvez-moi une alternative. » Aujourd’hui, les alternatives sont plus claires. Les candidats les plus susceptibles de remplacer Sissi ne sont pas des démocrates ou des leaders d’opposition. Ce sont des militaires, des initiés du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et des vieilles mains flétries rompues à l’exercice du jeu du pouvoir. Ce sont des gens qui pourraient mener une transition politique que Sissi est incapable de mener à bien.
Sans établir d’ordre particulier, parmi ces personnes figure Sami Annan, ancien chef d’état-major de l’armée égyptienne et adjoint de Tantawi, surnommé « le Renard ». Il entretient de bonnes relations tant avec les Saoudiens qu’avec les Américains. Annan n’est pas friand de présidents égyptiens librement élus. En réalité, il faisait partie des membres du CSFA qui voulaient lancer le coup d’État contre Mohamed Morsi avant les autres. Mais il pourrait diriger une période de transition.
Le candidat émirati est Ahmed Chafik, qui a concouru – et perdu – contre Morsi aux élections présidentielles, mais qui conserve un électorat large auprès des oligarques d’Égypte.
Plus près du Caire, le nom du silencieux mais inamovible ministre de la Défense, Sedki Sobhi, continue d’être évoqué, tout comme celui du lieutenant-général Mahmoud Hegazy, dont le fils est marié à la fille de Sissi. Hegazy, allié de Sissi qui bénéficiait de son soutien après la démission de l’armée de ce dernier pour briguer la présidence, a été nommé chef d’état-major des forces armées égyptiennes et vice-président du CSFA. Mais même les proches alliés d’aujourd’hui peuvent voir au-delà de leur maître actuel, comme Sissi l’a lui-même fait lorsqu’il était ministre de la Défense après avoir été sélectionné par Morsi. La trahison est une arme à double tranchant.
Les deux noms les plus souvent cités sont ceux de deux hommes en exil, à savoir Ayman Nour, membre éminent de l’opposition libérale et fondateur du parti el-Ghad, et Mohamed Mahsoub, membre du parti al-Wasat et professeur de droit vivant en France. Tous deux sont impliqués dans des initiatives visant à activer une opposition politique en Égypte.
Cette liste ne comprend personne qui est relié à ou représente les Frères musulmans. En effet, les Frères musulmans ont eux-mêmes été affaiblis. Ils sont interdits, emprisonnés chez eux et affaiblis à l’étranger par une scission au sein de leurs rangs portant sur ce qu’ils doivent faire. L’absence des Frères musulmans de la scène politique en Égypte ou à l’étranger donne aux membres de l’opposition libérale en Égypte l’opportunité de se rassembler, car ils ne seront pas considérés comme des éléments annonciateurs du retour des Frères musulmans.
Dans tous les cas, Sissi est ce que l’on pourrait appeler un mort vivant. Cette image renvoie à celle d’un homme marchant vers la potence. Mais le Coran en a une meilleure. D’après le texte sacré, quand le roi Salomon est mort, personne ne l’a remarqué au départ, parce qu’il est mort debout, soutenu par sa canne en bois. Les seuls êtres qui étaient au courant de la mort du roi étaient les termites qui dévoraient sa canne. Telle est aujourd’hui la position de Sissi, alors que les termites se réunissent.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Abdel Fattah al-Sissi s’apprêtant à s’exprimer devant l’Assemblée générale des Nations unies, le 20 septembre 2016 à New York (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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