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Trump et le monde qui vient

Le désarroi face à une mondialisation de plus en plus accélérée, qui effraie les populations les plus fragiles notamment en Occident, a nettement participé à la victoire de Trump, au Brexit et à la montée des populismes

« Ce qui s’est passé cette nuit aux États-Unis n’est pas la fin du monde mais la fin d’un monde ». La déclaration, mercredi 9 novembre, de la présidente du Front national, parti d’extrême droite en France, Marine Le Pen, sonne comme une funeste prophétie.

Une sentence qui fait écho aux mots d’Antonio Gramsci avec une acuité glaçante : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Il ne s’agit pas de diaboliser à outrance le 45e président des États-Unis, mais de s’attarder sur les bouleversements qui marquent ce début de siècle et dont une des plus frappantes conséquences est ce regain massif des atavismes d’un bout à l’autre de la planète.

Atavismes prenant des formes aussi diverses que le populisme ou le protectionnisme, le racisme ou l’intégrisme religieux : ces monstres jaillissant du tréfonds des peurs et des angoisses des sociétés face à une mondialisation qui les dépasse et qui reprogramme le logiciel de nations entières.

Des alertes ont été lancées un peu partout, notamment en Europe, avec l’avancée d’une extrême droite décomplexée, surfant sur la peur populaire face à la disparition des frontières et au « diktat des méchants bureaucrates de Bruxelles ».

Du fin fond des campagnes françaises, économiquement dévastées, haranguant dans leur désespoir les lois du marché mondialisé, aux banlieues grises scandinaves où on rêve de milice pour casser du basané à coup de batte de baseball, le ras-le-bol est le même.

Malentendu sur un monde inaltérable et figé

Mais un ras-le-bol qui n’est autre qu’un des plus dramatiques malentendus contemporains.

Le malentendu est là : une espérance, imposée par la force, de la religieuse « pensée d’État » en un monde inaltérable et figé

Durant près de cinq décennies après les massacres de la Seconde Guerre mondiale, politiques et élites culturelles ont vendu l’idée du monde définitif, fonctionnant sur la base de la consommation massive et des frontières imaginaires, mais tout aussi inexpugnables pour les « Autres » : un monde où les États-papa, surtout en Occident, assuraient, avec le haussement d’épaule du « good guy » au sourcil levé, la sécurité et l’opulence, les étals des supermarchés surchargés et des plans de retraites sur la Lune s’il le faut. La « fin de l’Histoire » !

Le malentendu est là : une espérance, imposée par la force, de la religieuse « pensée d’État » en un monde inaltérable et figé. Mais ni les républiques, ni les royaumes, ni les réseaux économiques classiques ou même les mafias et les nébuleuses terroristes n’ont résisté au monde qui vient dans le vacarme de l’accélération imposée par les boursiers qui veulent gagner vite, des militaires qui veulent triompher vite (sans trop perdre de soldats), des politiques qui veulent convaincre vite (sans trop se faire rappeler leurs casseroles).

Un monde qui va plus vite, trop vite, selon les opinions qui votent Trump et bientôt Marine Le Pen, ou même celles qui militent pour un monde meilleur. Un monde qui va plus vite que l’homme, que son propre rythme de vie, de travail et … de pensée, bousculé qu’il est par l’immédiateté esclavagiste des réseaux sociaux où il faut vite réagir et si peu réfléchir.  

Des États-nations dépassés par l’accélération du développement

Un monde qui va plus vite que la douce musique de l’humanité laquelle, désormais, pollue et extermine les espèces animales plus massivement que durant toute son existence depuis cet audacieux Homo sapiens. Et, par effet d’entraînement, mais aussi sous l’effet du matraquage marketing pour aller toujours plus vite, la masse des populations occidentales, suivies ces dernières décennies par les populations « émergentes » qui réclament leur part de confort et de « vitesse », a succombé aux charmes de la mondialisation et de son arme : la technologie de communication.

Le malentendu cité plus haut se résume au fait que le centre (décideurs économiques et politiques) a vendu à la périphérie (le reste majoritaire de l’humanité, en somme) l’idée que le monde « sécurisé » de l’après 39-45 sera encore plus « sécurisé » grâce à la mondialisation et à une accélération généralisée.

Mais le fait est que les États-nations westphaliens, surtout occidentaux, et leurs « suivants » nés des décolonisations, ont tout simplement été débordés par ces accélérations

Ce qui est délicat est que, quelque part, cette approche est réelle : aussi bien le risque de conflits mondiaux que les décès des jeunes enfants ont nettement reculé ; les nouvelles technologies permettent d’élaborer aussi bien de nouveaux modèles économiques, notamment collaboratifs et écologiques, que des connexions interculturelles plus ardues jusque-là.  

La science, la médecine, l’empathie organisée ou spontanée, d’un bout à l’autre du globe, ne cessent de se développer grâce à ces moyens de communication globalisés et « subjectivisés », au point que, souvent, on déborde les optimismes d’un Alvin Toffler (écrivain et futurologue américain qui a développé la théorie des « vagues de développement ») en se perdant dans le décompte des vagues.

Mais le fait est que les États-nations westphaliens, surtout occidentaux, et leurs « suivants » nés des décolonisations, ont tout simplement été débordés par ces accélérations, négatives ou positives, réagissant souvent par à-coups (en France, on veut tout autant taxer la ‘’méchante’’ finance mondiale que les locations Airbnb), mais jamais en développant une « pensée d’État » qui assume pleinement le bon et le mauvais côté de cette mondialisation trop diabolisée ou trop célébrée.

C’est cet abandon d’un effort quasiment pédagogique qui contribue, au sein des masses « populaires », à attiser ce ressenti, cette frustration, ce rejet de l’establishment, de « l’élite » (hollywoodienne ou parisienne, berlinoise bobo ou perchée sur les tours de Pékin).

La pyramide des pouvoirs s’est inversée

Un ressenti si bien nourri par la rhétorique du « tous pourris » chère aux extrêmes, gauche ou droite, en Europe, à M. Donald Trump aux États-Unis, mais aussi , pour rappel, à un certain Mouammar Kadhafi. Et c’est exactement à ce moment climax que sont les élections que le malentendu s’exprime le mieux, violemment et sans complexe.

Or, aujourd’hui, la pyramide des pouvoirs est inversée, ou plutôt mise à terre : le centre est bousculé par les flux et reflux d’une périphérie qui n’a plus besoin des canaux officiels pour s’exprimer

Le suffrage, direct ou non, a été souvent une concession du centre (le pouvoir dans le sens le plus large) envers la périphérie (le corps électoral, le fameux « peuple ») afin de canaliser la masse d’opinion, afin d’éviter les débordements d’ordre sécuritaire ou marginal, une manière de donner, très temporairement, le pouvoir (ou la sensation d’en avoir) à la « masse ».

Or, aujourd’hui, la pyramide des pouvoirs est inversée, ou plutôt mise à terre : le centre est bousculé par les flux et reflux d’une périphérie qui n’a plus besoin des canaux officiels pour s’exprimer. Le vote devient un vote sanction, un vote revanche contre ces décideurs qui se croyaient encore siégeant autour d’une table de noyer du Moyen-Âge signant la paix de Westphalie en 1648 !

Sissi, Trump, Erdoğan, Poutine, Le Pen bientôt en France, etc., les records des partis fascistes un peu partout sont autant de manifestations d’un désarroi qu’on ne peut condamner sans y réfléchir profondément. Un désarroi qui pousse les plus extrêmes et les moins empathiques, racistes, populistes, extrémistes religieux, à préférer la politique du pire à la politique en elle-même, car cette dernière a été décrédibilisée par les « élites » durant plus de soixante ans de paix (relative) mondiale.    

La mort des utopies et des idéologies, proclamée au lendemain de la chute du mur de Berlin, n’a pas été aussi rapide qu’une exécution sommaire : c’est une lente agonie qui risque d’emporter dans son éternel râle nos visions d’un monde possible sans ces monstres qui tentent de nous assiéger de partout.

Citoyens de ce monde, nous tous, devrions briser les chaînes de la peur et faire que ce XXIe siècle soit celui de l’humanité et non de ses peurs ataviques.  

- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé deux thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : illustration utilisée par David Duke, fondateur des Chevaliers du Ku Klux Klan, dans un récent tweet faisant l’éloge du futur président des États-Unis Donald Trump (@DrDavidDuke).

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