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Tunisie : Kais Saied lance une bombe raciale en plein contexte répressif

Le virage nationaliste opéré désormais à visage découvert par le pouvoir écrase les communautés subsahariennes et le fragile équilibre racial en Tunisie. Il dresse les gens les uns contre les autres dans un contexte politique, socioéconomique et migratoire fragile
Des migrants subsahariens campent devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis le 28 février 2023 après les troubles à leur encontre provoqués par un discours du président Kais Saied jugé raciste (AFP/Fethi Belaïd)

Le président tunisien Kais Saied inaugure le règne de la préférence nationale et de la sauvegarde de l’identité nationale dans le pays, signal d’un régime en recherche de légitimité dans un contexte d’amplification de la répression politique.

Dans ce pays à très faible présence migratoire, du jour au lendemain, les Subsahariens présents en Tunisie ont été désignés comme une population problématique, intrusive et menaçante pour l’identité nationale par le président de la République lui-même lors d’une allocution mardi 21 février.

Depuis, un véritable confinement racial frappe les Subsahariens, qu’ils soient étudiants, migrants de passage ou travailleurs : à l’appel de leurs ambassades et associations, ils se cloîtrent chez eux ou chez des amis pour éviter la violence qu’ont déchaînée les propos du président.

La communauté subsaharienne qui réside en Tunisie cherche globalement à se régulariser. Mais l’État ne le lui permet pas, il l’irrégularise

Au tour de vis sécuritaire représenté par les rafles de migrants « sans papiers » par la police, s’ajoute la peur de la sanction pour les Tunisiens propriétaires de logements loués aux Africains, qui les mettent désormais à la rue sans préavis. À cela vient se greffer la délinquance de jeunes Tunisiens de quartiers populaires qui pillent les logements et agressent les jeunes subsahariens et leurs familles.

Cette exclusion atteint les zones rurales, où des travailleurs africains vivaient paisiblement en mode « couchante », c’est-à-dire hébergés par leurs employeurs dans des usines ou exploitations agricoles. Ils tentent coûte que coûte de rejoindre la capitale et leur ambassade.

Le discours étatique qui amalgame le rappel à la loi (la lutte contre les migrants irréguliers) et l’identité nationale criminalise les interactions entre Tunisiens et Subsahariens, particulièrement dans les quartiers populaires où vivent les populations les plus précaires. Malgré des difficultés économiques communes, la solidarité entre ces deux groupes n’a pas résisté à la peur de la police et de la sanction à la suite du discours du 21 février.

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Les migrants sans papiers « en règle » (c’est-à-dire sans carte de séjour) sont les plus vulnérables et se retrouvent au cœur de la déflagration nationaliste de Saied.

Ils sont en Tunisie pour rejoindre l’Europe. Pour financer ce passage, ces migrants travaillent dans des missions particulièrement physiques et risquées (dans le bâtiment surtout) sans couverture sociale, où ils sont victimes de nombreux accidents du travail dramatiques. En Tunisie, le secteur informel représente 44,8 % des emplois.

La plupart de ces migrants a essuyé plusieurs échecs de passage en Europe, ils ont été attrapés en mer puis relâchés par la police tunisienne. Aujourd’hui, ces mêmes autorités les arrêtent et les pourchassent. 

Faire appliquer la loi ? Mais laquelle ?

Le débat public qui s’est instauré en Tunisie fait état d’une nécessaire application de la loi, laquelle dit clairement que sans papiers en règle, tout migrant doit partir. En réalité, le dispositif de régularisation des étrangers en Tunisie n’est pas opérationnel car les rouages administratifs et les procédures non informatisées et caduques rendent quasiment impossible l’obtention d’une carte de séjour.

La plupart des ressortissants des pays africains environnants entrent en Tunisie légalement avec une autorisation valable trois mois, puis entament des démarches ubuesques pour obtenir une carte de séjour.

Ce scénario historiquement inédit est moins symptomatique d’une haine ancienne et structurée envers les étrangers africains que d’une parole nationaliste et raciste à la tête de l’État, qui a criminalisé les Subsahariens et rompu toute possibilité d’intégration au sein de la société tunisienne

Ces démarches renvoient les Tunisiens eux-mêmes à leur propre irrégularité administrative. Par exemple, le contrat de bail de location demandé au migrant doit avoir été déclaré par le propriétaire, ce que rechignent à faire beaucoup d’entre eux afin d’éviter de payer des impôts, dans un pays en grave crise économique où le taux d’inflation a connu une hausse sans précédent.

Pris dans les méandres de l’administration, les étrangers en situation irrégulière écopent de pénalités (20 dinars, soit environ 6 euros, par semaine dépassée) et vivent la peur au ventre.

La communauté subsaharienne qui réside en Tunisie cherche globalement à se régulariser. Mais l’État ne le lui permet pas, il l’irrégularise.

Un coup de pied dans la fragile diversité culturelle

L’allocution présidentielle entre en rupture totale avec l’histoire de la migration africaine en Tunisie. La présence de résidents subsahariens dans le pays est diverse et entretenue par une histoire riche de coopération économique et culturelle avec l’Afrique, et ceci dans les deux sens.

Des entreprises tunisiennes s’épanouissent en Afrique tandis qu’une migration d’études et de travail afflue en Tunisie depuis au moins deux décennies. Les étudiants subsahariens des classes sociales moyenne et supérieure sont particulièrement convoités par les universités privées tunisiennes.

Récemment, en pleine crise du covid, la solidarité envers les Subsahariens s’était manifestée à travers des initiatives citoyennes. Des Tunisiens, individuellement ou à travers des associations, avaient lancé des campagnes de dons pour subvenir aux Subsahariens dans le besoin.

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​Aujourd’hui, par peur de la police qui rafle les Africains sans papiers, les propriétaires et employeurs tunisiens mettent à la rue leurs locataires et main d’œuvre subsaharienne.

Parallèlement, sur fond de crise économique, les gens se rassurent en validant un postulat nationaliste selon lequel l’étranger africain est la source des problèmes économiques et identitaires du pays. Enfin, la petite délinquance profite du trouble et de la stigmatisation des Subsahariens pour agresser et voler ces populations déjà précaires.

Ce scénario historiquement inédit est moins symptomatique d’une haine ancienne et structurée envers les étrangers africains que d’une parole nationaliste et raciste à la tête de l’État, qui a criminalisé les Subsahariens et rompu toute possibilité d’intégration au sein de la société tunisienne.

La violence du discours présidentiel a aussi balayé d’un revers de la main la loi anti-raciste votée en 2018 qui criminalise les propos racistes, l’incitation à la haine et les discriminations. Cette loi, ainsi que tout le processus de débat parlementaire, gouvernemental et sociétal qui a mené à son adoption, ont été jetés aux oubliettes par les propos d’un seul homme.

La déflagration du discours de haine a aussi perturbé l’équilibre complexe de la relation avec la communauté noire tunisienne. Des policiers ont en effet incarcéré des Tunisiens à peau noire, raflant les individus sans demander leurs papiers.

Pour répondre à cet amalgame autour de la couleur de peau et revendiquer leur appartenance à la communauté nationale, des militantes noires tunisiennes ont publié des photos d’elles-mêmes arborant leur passeport tunisien. À travers cette campagne, elles dénoncent l’absurdité des atteintes portées aux Subsahariens en Tunisie et la stigmatisation raciste dont ils sont victimes.

L’explosion nationaliste d’un régime autoritaire

Une colère sourde commence à émerger de la part des Subsahariens en Tunisie, un sentiment d’injustice face aux conditions de vie catastrophiques dans lesquelles ils ont été jetés et du racisme qu’ils subissent, lequel s’ajoute à la précarité d’une minorité déjà marginalisée.

La déflagration du discours de haine a aussi perturbé l’équilibre complexe de la relation avec la communauté noire tunisienne

Sous prétexte d’application de la loi (« avoir des papiers en règle »), le virage nationaliste opéré désormais à visage découvert par le pouvoir écrase ces communautés et le fragile équilibre racial en Tunisie. Il dresse les gens les uns contre les autres dans un contexte politique, socioéconomique et migratoire fragile.

Kais Saied répond par la carte du nationalisme à l’enchevêtrement de plusieurs crises : un racisme social latent, une relation Nord/Sud asymétrique et une crise socioéconomique grave. Il produit une bombe raciale en plein contexte répressif, qui a vu l’arrestation de nombreux opposants politiques. Il est impossible d’évaluer les répercussions qu’aura une telle bombe en Tunisie et bien au-delà, en Europe notamment, parmi les migrants irréguliers maghrébins et africains.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Stéphanie Pouessel est anthropologue et consultante en mobilité urbaine en Tunisie. Elle est spécialisée en migrations, développement des villes et société civile. À Tunis, elle a fondé le bureau d’études Mobility For A Better Future et cofondé l’ONG Vélorution Tunisie.
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