Erdoğan avait-il raison de transformer Sainte-Sophie en mosquée ?
Lorsque Mehmet II, septième sultan de l’empire ottoman, a prié à Sainte-Sophie après la conquête de Constantinople le 29 mai 1453, cela a marqué un tournant dans les rapports de force en Anatolie en faveur d’une nouvelle force, les Turcs musulmans, qui avait émergé en Asie centrale.
Cinq siècles plus tard, le 1er février 1935, lorsque Kemal Atatürk a fait de Sainte-Sophie un musée, ce fut un autre tournant, annonçant l’ère du kémalisme – d’une occidentalisation et une laïcisation forcées, imposées par le sommet.
L’énorme et précieux tapis de prière de Sainte-Sophie a été réduit en pièces. L’école qui se trouvait en annexe, la première université ottomane, a été démolie. Les gigantesques cierges qui éclairaient les salles de prière ont été découpés et fondus. Son petit minaret Bayézid II a été détruit et le reste de ses minarets devaient suivre, s’il ne s’était pas trouvé qu’ils soutenaient les dômes, qui se seraient alors effondrés, détruisant l’ensemble de l’édifice.
Cette conversion fut une déclaration retentissante du projet du kémalisme, qui mettait l’élimination du patrimoine religieux de la Turquie au premier plan.
Le remplacement des caractères arabes ottomans par l’alphabet latin, l’interdiction de l’appel à la prière originellement en arabe, l’interdiction des tenues traditionnelles islamiques, et la fermeture de centaines de mosquées, d’écoles, de sanctuaires et de fondations religieuses étaient autant de manifestations de ce projet radical.
Les Turcs considéraient Atatürk comme un grand libérateur, un héros national qui s’était opposé aux forces britanniques et françaises qui occupaient l’Anatolie – à tel point qu’il était connu sous le nom de « Gazi Kemal », le conquérant, un nouveau Mehmet II, rien de moins.
Le message était clair et sans équivoque : il n’y aura aucune tolérance de l’expression religieuse quelle que soit sa forme – même pas pour de simples rituels et pratiques sans intérêts
Atatürk s’est servi de la légitimité qu’il avait acquise de par son rôle dans la lutte pour la libération nationale pour lancer une campagne virulente contre le patrimoine ottoman du pays, en faveur d’une modernisation imposée par l’État et d’une laïcisation de l’armée, lesquelles tournaient autour du culte de la personnalité.
Lorsque trente ans plus tard, le Premier ministre élu Adnan Menderes – pourtant ni religieux ni islamiste – a cherché à limiter cette offensive féroce sur la culture et l’identité de la société, par exemple, en rétablissant l’appel à la prière (adhan) en arabe, qui avait été exclusivement en turc pendant dix-huit ans, il a été renversé par un violent putsch militaire, emprisonné et envoyé à la potence le 17 septembre 1961.
Le message était clair et sans équivoque : il n’y aura aucune tolérance de l’expression religieuse quelle que soit sa forme – même pas pour de simples rituels et pratiques sans intérêts.
Suivre un chemin différent
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts d’Istanbul depuis lors. Gardiens sacrés de la laïcité, les militaires se sont retrouvés face à un mouvement d’islamisation, issu des profondeurs de la société turque, depuis les mosquées et les sanctuaires, les écoles et les universités.
Dans les années 1970 et 1980, ce grand mouvement issu de la base, à la croissance rapide, en est venu à assurer un caractère politique qui s’est fait de plus en plus prononcé.
Le jeune Recep Tayyip Erdoğan a lui-même fait partie de ce mouvement en plein essor avant d’être élu maire de la ville d’Istanbul sur le déclin et de s’engager sur un chemin différent de celui de son professeur, Necmettin Erbakan.
La récente décision de Erdoğan de rendre à Sainte-Sophie son ancien statut de lieu de culte a en réalité bien peu à voir avec un conflit entre l’islam et la chrétienté, ou entre église et mosquée. Cela fait partie du chemin que suit la Turquie depuis quarante ans : un rejet de la laïcité de l’armée et de l’occidentalisation forcée, imposée par le sommet.
Erdoğan cherche à renouveler les liens de son pays avec son histoire islamique ottomane passée et à revendiquer ses symboles et sa légitimité, au cœur de laquelle se trouve Sainte-Sophie.
En passant au crible les déclarations publiques et les discours d’Erdoğan avant même son élection à la mairie d’Istanbul, on ne peut pas passer à côté des fréquentes références à Sainte-Sophie. Bien qu’il ait souvent exprimé sa réticence à modifier le statut de ce monument iconique, craignant que ce ne soit pas le bon moment, on trouve des références à Sainte-Sophie dans son discours avant même qu’il ne devienne maire d’Istanbul.
Son emprisonnement en 1999 faisait suite à un discours public dans lequel il avait passionnément cité les célèbres versets du poète nationaliste turc Ziya Gökalp : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées sont nos casernes, les croyants nos soldats. »
Revendiquer le passé ottoman
Tout comme le fait de faire de Sainte-Sophie un musée symbolisait une rupture avec le passé ottoman de la Turquie et était une affirmation de l’essor de la laïcisation occidentale, sa reconversion en mosquée signifie la revendication du passé du pays.
Erdoğan le décrit comme un retour à nos ancêtres, un retour au passé comme tremplin vers l’avenir, vers une nouvelle Turquie réconciliée avec son passé ottoman.
Cela intervient alors qu’une querelle de légitimité fait rage à travers la région entre les différents poids lourds.
En Arabie saoudite, le dirigeant de facto, le prince héritier Mohammed ben Salmane, est passé d’un wahhabisme imposé par l’État à un modèle agressif d’occidentalisation imposé par l’État, fort contraste avec le statut du pays en tant que gardien de la Mecque et Médine.
En Égypte, al-Azhar, autrefois puissant centre de l’islam sunnite, a perdu toute influence et crédibilité. Ses cheikhs sont désormais considérés comme de simples fonctionnaires nommés par les services de renseignement pour légitimer les politiques du président Abdel Fattah al-Sissi.
La virulente hostilité à l’encontre de l’islam politique partagée par les deux pays (ainsi que par les Émirats arabes unis) les a conduits à un antagonisme envers l’islam lui-même.
La Turquie, quant à elle, s’est engagée dans la direction opposée : affirmant ses qualifications en tant que leader de l’islam sunnite et investissant dans sa capitale symbolique comme l’héritière de l’empire ottoman.
Un modèle inspirant
Même si la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée est une affaire nationale turque, elle a eu des échos à travers le monde musulman. Erdoğan a été acclamé par ses partisans comme un puissant dirigeant musulman – l’antidote aux rois et présidents arabes faibles considérés comme complices d’une grande partie de la souffrance des musulmans, tournant le dos à la Palestine, à l’islam et à tout ce qui est sacré pour leurs peuples, afin de préserver leurs régimes corrompus et despotiques.
À leurs yeux, ce n’est qu’une nouvelle incarnation de l’hypocrisie occidentale et des doubles standards
Après la décision concernant Sainte-Sophie, de nombreux musulmans ont fait remarquer que ceux qui étaient outragés par cette décision n’avaient pas été dérangés par l’annexion des mosquées, qu’elles soient petites ou grandes, par la conversion des mosquées en cathédrales ou par la destruction et la prise de centaines d’autres monuments islamiques en Espagne, dans les Balkans, en Palestine, en Italie, en Inde, en Russie et dans d’autres régions du monde.
À leurs yeux, ce n’est qu’une nouvelle incarnation de l’hypocrisie occidentale et des doubles standards.
Face à toutes les attaques contre lui dans les médias occidentaux et arabes, Erdoğan semble avoir remporté le concours de légitimité.
- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter: @SMGhannoushi
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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