Une détente entre la Turquie et l’Égypte pourrait amorcer un apaisement des tensions dans la région
Après avoir été à couteaux tirés pendant une grande partie de la dernière décennie, la Turquie et l’Égypte ont lentement et soigneusement développé une voie de coopération au cours des derniers mois, conscientes de l’environnement délicat d’une potentielle normalisation bilatérale.
Début mai, la première série de pourparlers diplomatiques sérieux organisée depuis 2013 a rassemblé au Caire les vice-ministres turc et égyptien des Affaires étrangères. Les deux pays ont publié des déclarations coordonnées empreintes d’humilité, soigneusement élaborées et qui laissaient entrevoir une lueur d’optimisme.
Les discussions ont été présentées comme des « pourparlers exploratoires », malgré la multitude de rencontres en coulisses entre les représentants des deux États au cours de l’année écoulée.
De nombreux enjeux importants sont dans la balance, en particulier le conflit libyen, les différends maritimes en Méditerranée orientale et la présence des Frères musulmans en Turquie.
Pour l’Égypte, la Libye est une question centrale depuis que la Turquie a changé la donne dans le pays en parvenant à renverser la vapeur en faveur du Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par l’ONU, qui avait été acculé en 2019 par la puissante milice du seigneur de guerre Khalifa Haftar. Ce dernier est soutenu par la Russie, l’Égypte et les Émirats arabes unis.
Ankara a investi considérablement en Libye pour éviter un effondrement économique au plus fort du conflit.
Depuis lors, le GNA s’est imposé comme une puissance fiable contrôlant totalement Tripoli, ce qui a entraîné la formation d’un gouvernement d’unité nationale dirigé par Abdel Hamid Dbeibah, un allié fidèle d’Ankara, pour mener le pays déchiré par la guerre vers des élections longtemps retardées qui devraient avoir lieu en décembre.
« Un théâtre géopolitique encombré »
L’appareil institutionnel du Caire partage déjà un certain terrain d’entente avec Ankara sur le dossier de la Méditerranée orientale, dans la mesure où un alignement avec la Turquie – et désormais la Libye – pourrait rapporter à l’Égypte une plus grande part des eaux que la Grèce.
Mais selon Imad Badi, chercheur principal au sein du think tank Atlantic Council, les complications sont nombreuses, notamment « la précarité de la transition en Libye et son théâtre géopolitique encombré, avec de nombreux autres acteurs, mais aussi l’interventionnisme continu d’autres États comme la Russie et les Émirats arabes unis, ainsi que les divergences sur l’islam politique qui risquent d’atteindre leur paroxysme » à l’approche des élections.
Depuis le début de la crise, tant la Turquie que l’Égypte ont pris soin d’éviter une confrontation directe en Libye.
Mais les négociations n’auraient pas pu avancer sans une compréhension claire du caractère central de la Libye pour l’Égypte.
Les responsables turcs ont indiqué qu’Ankara pouvait faire preuve de souplesse en restant en Libye tout en respectant les préoccupations de l’Égypte en matière de sécurité.
Une autre question clé pour Le Caire est la présence des Frères musulmans égyptiens à Istanbul, une destination privilégiée pour le groupe d’opposition après le coup d’État de 2013 contre le premier gouvernement démocratiquement élu du pays dirigé par le président Mohamed Morsi.
Le coup d’État et ses retombées ont coûté des centaines de vies et ont été suivis d’une purge sans précédent contre des dizaines de milliers de détracteurs.
Nombre de ceux qui ont fui se sont installés à Istanbul, qui est devenue un point de convergence pour les figures de l’opposition de toute la région dans le sillage du Printemps arabe. Les figures d’opposition et les intellectuels arabes bénéficient d’une liberté médiatique et d’expression relativement accrue à Istanbul, ce qui leur permet de devenir de plus en plus critiques à l’égard de leur propre gouvernement.
Les plateformes médiatiques d’opposition qui ont pu prospérer dans cet environnement sont devenues une cible clé pour le gouvernement égyptien. Des sources fiables m’ont confirmé que les autorités égyptiennes ont demandé la fermeture totale de ces médias, mais que les autorités turques n’ont pas donné suite à cette demande, préférant leur demander de « modérer » leurs critiques.
Les exigences égyptiennes ont finalement été divulguées aux médias, ce qui a provoqué une énorme frustration à Ankara. Depuis, les deux camps montrent de la prudence pour éviter l’effondrement des pourparlers, clairement vulnérables aux perturbations extérieures.
De graves menaces régionales
Les deux pays avaient des raisons impérieuses de ne pas quitter la table, dans la mesure où les graves menaces régionales imposent de nouvelles orientations de politique étrangère et des alliances renouvelées.
Ankara et Le Caire nourrissent tous deux des inquiétudes légitimes quant à la présidence de Joe Biden, étant donné que l’administration américaine s’est déjà montrée opposée, dans une certaine mesure, aux deux puissances.
Les tentatives de rapprochement opérées par la Turquie avec ses anciens alliés régionaux afin de réduire son propre isolement et la divergence croissante en Libye entre l’Égypte et les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Russie comptent parmi les principaux facteurs favorisant l’élan vers une réconciliation.
La prise de conscience par Le Caire des limites du fait de compter sur un seul groupe politique ou militaire en Libye pour apporter la stabilité dans le pays a également jeté les bases des négociations avec la Turquie et du réengagement avec le gouvernement établi à Tripoli.
Si les premiers pourparlers au Caire n’ont pas permis d’avancer, les discussions ont été « franches et approfondies », selon un communiqué commun, qui précisait que les deux parties évalueraient désormais les résultats et décideraient des prochaines étapes.
Une rencontre de plus haut niveau entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Mevlüt Çavuşoğlu et Sameh Choukri, devrait suivre.
Même s’il est peu probable qu’un accord global sur les relations bilatérales et les questions régionales sorte dans les jours ou les semaines à venir, un réchauffement des relations diplomatiques n’est pas à exclure.
Si les deux États finissent par conclure un accord, celui-ci aura des conséquences majeures, d’un apaisement des tensions en Méditerranée orientale à un renforcement des relations commerciales.
Il est tout aussi important pour les deux États de synchroniser leur coopération en Libye, alors que ce pays s’achemine vers la stabilité politique et sécuritaire.
Pour Ankara, une autre ambition se dessine également : lancer un processus de réconciliation similaire pour retisser les liens avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
- Resul Serdar Ataş est correspondant principal pour Al Jazeera English en Turquie, d’où il couvre aussi l’Europe et l’Asie. Auparavant, il a dirigé le bureau Moyen-Orient d’Al Jazeera Turk avant de rejoindre TRT World en tant que rédacteur en chef. Il a ensuite occupé le poste de rédacteur en chef et de directeur de l’actualité et des programmes de TRT World. Après avoir achevé la mise en place de TRT World, il a pris la direction de TRT Arabi dans le but de relancer la chaîne. Il est également doctorant en droit international à l’université Brunel de Londres.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation
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