Un général israélien critique la règle du « tue-le d’abord » prônée par des politiciens israéliens
S’il nous fallait une preuve du caractère sinistre voire macabre que le discours public israélien a fini par adopter, le dernier « scandale » portant sur les déclarations du chef d’état-major Gadi Eizenkot constitue un bon point de départ.
Dans un discours public devant des lycéens à Bat Yam, Eizenkot a osé déclarer qu’il ne souhaitait pas voir « un soldat vider tout son chargeur sur une jeune fille de 13 ans qui tient des ciseaux ». Il a ajouté que l’adage judaïque « Celui qui vient pour te tuer, tue-le d’abord » ne peut constituer le fondement éthique en fonction duquel l’armée israélienne doit établir ses règles d’engagement.
Ces propos ont été suffisants pour que Betzalel Smotritz, un député d’extrême droite issu du parti Foyer juif, exige qu’Eizenkot soit réprimandé pour avoir « méprisé » les enseignements judaïques sacrés et les « valeurs » de l’armée israélienne. Le ministre des Transports Yisrael Katz, l’un des leaders les plus influents du parti Likoud, a mis en garde contre le fait que les propos d’Eizenkot puissent pousser les soldats à hésiter. « Les terroristes ne doivent pas être épargnés » a-t-il affirmé.
Eizenkot faisait référence à un incident survenu en novembre 2015 lorsque deux cousines palestiniennes, Hadeel et Norhan Awwad, âgées de 16 et 14 ans, ont tenté de poignarder un passant dans une rue principale de Jérusalem. Toutes deux ont essuyé des tirs des policiers israéliens, d’abord lorsqu’elles brandissaient leurs ciseaux, puis lorsqu’elles gisaient au sol. L’extrait vidéo de ces tirs, suite auxquels Hadeel a perdu la vie et Norhan a été blessée, a été diffusé partout dans le monde et ces images sont devenues le symbole de l’intifada actuelle.
Comme les tireurs étaient des policiers et non des soldats, il était peut-être plus facile pour Eizenkot de les critiquer. Mais il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ses propos ont troublé les figures politiques israéliennes. Ceux-ci ont été vus comme une confirmation qu’au moins dans certains cas, les forces israéliennes procèdent en effet à des exécutions extrajudiciaires de suspects palestiniens, ce que soutiennent de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme. Une telle confirmation de la part de la plus haute autorité militaire pourrait bien entendu être préjudiciable.
En s’opposant à l’adoption des enseignements juifs dans les règlements de l’armée, Eizenkot faisait également allusion à l’influence exagérée que les rabbins et le secteur national-religieux dans son ensemble auraient sur l’armée.
Il s’agit d’une question épineuse en Israël. Yagil Levy, professeur à l’Université ouverte d’Israël, a récemment publié un livre consacré à la « théocratisation » de l’armée israélienne, c’est-à-dire l’immiscion des autorités rabbiniques dans les pratiques militaires quotidiennes.
L’une des premières décisions d’Eizenkot après sa prise de fonctions il y a un an a été de limiter l’influence des rabbins sur la formation des soldats israéliens. Cette manœuvre a été fortement critiquée dans les milieux national-religieux. Les propos d’Eizenkot contre l’adage « tuer ou être tué » ont été compris dans le cadre de cette lutte.
Pourtant, contrairement à ce que pensent certains chroniqueurs israéliens de gauche, Eizenkot n’est pas une nouvelle recrue de « Breaking the Silence », l’organisation d’anciens soldats israéliens qui témoignent des actes répréhensibles qu’ils ont commis au sein de l’armée. Comme le remarque le professeur Levy, il est l’un des rédacteurs de la tristement célèbre « doctrine Dahiya », selon laquelle Israël devrait employer « une force disproportionnée » s’il était attaqué depuis le Liban ou Gaza.
« Contre tous les villages à partir desquels ils [le Hezbollah] tireront sur Israël, nous emploierons une force disproportionnée et infligerons des dégâts et des destructions », a déclaré Eizenkot dans une interview pour un journal israélien il y a quelques années alors qu’il était encore le commandant du front nord. « Ce n’est pas une recommandation. C’est le plan et celui-ci a été approuvé. »
Le professeur Levy estime que la critique par Eizenkot des soldats qui vident tout un chargeur sur une jeune fille de 13 ans est également étrange. « S’il pense que des soldats ont dévié des ordres pour ouvrir le feu, alors Eizenkot aurait dû agir en conséquence, a affirmé Levy. Ce n’est pas ce qu’il semble faire. »
Les exemples ne sont pas difficiles à trouver. Le cas de Hadeel al-Hashlamoun, la Palestinienne de 18 ans qui a été abattue à un poste de contrôle israélien à Hébron en octobre 2015 sans même s’être rapprochée des soldats, n’est pas sans rappeler celui des cousins Awwad à Jérusalem, mais n’a jamais fait l’objet d’une enquête en bonne et due forme.
En juillet 2015, un commandant de brigade israélien a abattu un jeune Palestinien désarmé près du check-point de Qalandia alors que ce dernier s’enfuyait en courant après avoir jeté une pierre sur sa voiture. Lui non plus n’a jamais été inculpé. Les événements du « Vendredi noir » à Rafah, survenus lors de l’opération Bordure protectrice de 2014, journée au cours de laquelle plus de 130 civils palestiniens ont été tués dans ce qui a été décrit par Amnesty International comme un crime de guerre présumé, n’ont pourtant pas abouti à une seule mise en examen.
« Soit les règles d’engagement ne sont pas assez claires et sont sujettes à interprétation, soit les officiers de rang intermédiaire sont beaucoup plus agressifs et ne sont pas prêts à prendre des risques, même au prix de la vie des civils palestiniens », explique le professeur Levy. Le résultat est que l’image de l’armée d’Eizenkot est sensiblement éloignée de l’idéal décrit par son commandant lors de son discours à Bat Yam.
Pourtant, il semblerait qu’un autre motif sous-tende l’offensive politique contre Eizenkot. Depuis octobre 2015 et les débuts de la vague de violence actuelle, l’armée israélienne a manifesté une approche différente à l’égard du conflit avec les Palestiniens.
Alors que la ligne politique officielle dictée par le Premier ministre Benjamin Netanyahou est que la violence palestinienne est motivée par une haine pure des juifs en tant que tels, l’armée cherche des moyens d’atténuer le conflit.
Le chef des services de renseignement militaire, le général Hertzi Halevi, a même osé indiquer au gouvernement dès novembre 2015 que de nombreux assaillants palestiniens sont motivés par « le désespoir, la frustration et le sentiment qu’ils n’ont rien à perdre ».
Eizenkot, mais aussi le ministre de la Défense Moshe (Bogie) Ya’alon, insistent sur le fait que le président palestinien Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne en général jouent un rôle important dans la « lutte contre le terrorisme ». Ces affirmations sont contraires aux efforts de Netanyahou visant à dépeindre Abbas et l’Autorité palestinienne comme les principaux responsables de l’« incitation » à l’origine des attaques contre des Israéliens.
Ces divergences d’opinion ont des conséquences pratiques. Tandis que l’armée restitue les corps des Palestiniens de Cisjordanie tués lors d’attaques ou d’affrontements à leur famille pour qu’ils puissent être enterrés, la police israélienne, qui a juridiction sur Jérusalem et qui agit sous les ordres du ministre de la Sécurité intérieure Gilad Erdan, refuse de faire de même avec les corps des Palestiniens de Jérusalem, ce qui crée une atmosphère de tension dans la ville.
Alors que les ministres du gouvernement exigent une posture plus intransigeante contre la population palestinienne comme moyen de dissuasion, l’armée a proposé récemment d’autoriser 30 000 Palestiniens supplémentaires à travailler en Israël afin d’apaiser les tensions, ce qui augmenterait ainsi leur nombre de près de 50 %.
Le professeur Levy souligne que ce n’est pas la première fois que l’armée israélienne affiche des positions plus modérées que la classe politique. Cela est arrivé lors de la première Intifada, cela est arrivé au cours des différentes opérations militaires à Gaza, lors desquelles l’armée ne s’est pas montrée enthousiaste à l’idée d’occuper de nouveau la bande côtière.
Selon le professeur Levy, de telles situations se produisent lorsque l’armée estime qu’elle n’a pas de solution militaire efficace au problème auquel elle est confrontée. Il semblerait que dans la situation actuelle, l’armée d’Eizenkot ne soit pas friande d’opérations militaires à grande échelle en Cisjordanie, tout comme elle s’était montrée réticente au cours de la seconde Intifada, tout simplement parce qu’elle ne voulait pas échouer.
Pourtant, malgré le rôle central de l’armée dans la vie publique israélienne, la classe politique israélienne pourrait perdre patience face à la montée de la violence et exiger que l’armée se plie à ses ordres. « Tuer ou être tué » pourrait devenir la position officielle d’Israël.
- Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le chef d’état-major de l’armée israélienne, le lieutenant-général Gadi Eizenkot, effectue le salut militaire lors d’une cérémonie de prestation de serment au ministère de la Défense, le 16 février 2015 à Tel-Aviv (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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